L’Afrique face aux rivalités de puissances en mer Rouge

Sonia Le Gouriellec est maîtresse de conférences en science politique à l’Université catholique de Lille (FD/C3RD)

La mer Rouge et le golfe d’Aden représentent le flanc ouest d’un nouveau théâtre de compétition entre puissances globales dans l’océan Indien. Les trafics divers sont une problématique historique dans le Golfe d’Aden, renforcés ces dernières années par les livraisons d’armes iraniennes aux Houthis. Ces défis interrogent la gouvernance transrégionale de cet espace stratégique. L’Union Africaine a reconnu la nécessité d’une stratégie pour cet espace, mais la coopération interrégionale est compromise par la méfiance et les relations asymétriques entre les acteurs des deux rives. La liberté de navigation est en jeu dans la mer Rouge, tout comme la protection du commerce maritime et le contrôle du détroit de Bab el-Mandeb. Les acteurs extra-régionaux, bien que souvent rivaux à l’échelle globale, se retrouvent dans leur volonté de maintenir ce passage vital ouvert au transport maritime. Par le passé, cela a abouti à des efforts conjoints pour mettre fin à la piraterie somalienne et lutter contre les menaces des groupes terroristes. Les coalitions mises en place pour lutter contre les menaces actuelles devraient parvenir au même résultat.

Aujourd’hui, la liberté de navigation est en jeu en mer Rouge, tout comme la protection du commerce maritime et le contrôle d’un point d’étranglement stratégique majeur, le Bab el-Mandeb, à son extrémité sud. La mer Rouge et le golfe d’Aden représentent le flanc ouest d’un nouveau théâtre de compétition entre puissances mondiales dans l’océan Indien.

Pour maîtriser la mer, contrôler les ports

La situation politique en mer Rouge démontre à quel point les détroits – et cette mer en particulier – constituent des « observatoires de la mondialisation »[1]. Du canal de Suez, qui la relie à la Méditerranée, au détroit de Bab el Mandeb, qui la relie à l’océan Indien, la mer Rouge est une artère pour l’économie mondiale. Le détroit voit transiter entre 16 000 et 18 000 navires chaque année[2]. Plus de 10 % du fret maritime transite par ses eaux soit la majorité des échanges commerciaux entre l’Asie et l’Europe. Cette mer est ainsi l’une des voies maritimes les plus stratégiques du monde avec Malacca et Panama. Les pays européens, l’Afrique du Nord et les principaux États commerçants asiatiques comme la Chine, le Japon, la Corée du Sud et l’Inde dépendent fortement des exportations et des importations qui transitent par le canal de Suez et la mer Rouge. Cela comprend les produits pétroliers destinés à l’Europe en provenance des États du Golfe et le brut d’Afrique du Nord, du Soudan/Soudan du Sud et d’Arabie Saoudite à destination de l’Asie. Le commerce extérieur des africains dépend fortement du canal de Suez : 31 % et 34 % du commerce extérieur en volume de Djibouti et du Soudan transitent par le canal. Le Sud-Soudan a attribué la crise économique du pays en partie aux combats au Soudan voisin et à l’instabilité de la mer Rouge. La plupart des fonctionnaires n’ont pas été payés depuis cinq mois et l’inflation est majeure. Or, les exportations de pétrole constituent la principale source de revenus du pays ; 150 000 barils de carburant par jour passent par les oléoducs soudanais qui touche 23 dollars par baril à titre de frais de transit pour les exportations de pétrole du Sud-Soudan.

Carte 1 : Ports sur la mer Rouge

La mer Rouge est parsemée de dizaines de ports stratégiques et de bases militaires. Sur ses longues côtes se sont développés des ports permettant le transport du pétrole, du bétail, ou encore des biens de consommation. Les côtes de la mer Rouge comptent de nombreux ports qui constituent une source de revenus majeurs pour leur pays. Sans être exhaustif, il est possible de s’intéresser à un certain nombre d’entre eux, notamment sur la côte africaine. L’Égypte est le pays qui compte le plus grand nombre de ports civils et abrite près de 20 ports sur la côte (huit ports commerciaux – dont le port d’El Sokhna, exploité par la société multinationale de logistique basée aux Émirats arabes unis DP World, cinq ports pétroliers, miniers et touristiques, ainsi qu’au moins trois ports de pêche industrielle). L’Arabie saoudite possède six ports commerciaux sur la côte dont la moitié sont gérés par des sociétés émiraties. Ainsi, DP World exploite le terminal à conteneurs sud du port islamique de Jeddah, Red Sea Marine Services exploite deux terminaux dans le port industriel King Fahad de Yanbu, et Global Marine Services et Red Sea Marine Services en exploitent chacun un dans ce même le port de Yanbu. Le principal port du Soudan est Port Soudan, géré par la Sudanese Sea Ports Corporation qui exploite également le port maritime d’Oseif et celui de Prince Osman Digna sur l’île de Suakin, où la Turquie a signé un bail de 99 ans pour réaménager le site en pôle touristique. Bien que les médias aient affirmé que la Turquie prévoyait d’établir une base militaire sur l’île soudanaise de Suakin, les responsables turcs ont démenti cette information à plusieurs reprises. En Érythrée, le port de Massawa est le principal point d’arrivée des marchandises importées par ce pays totalitaire et le port d’Assab a été en partie réhabilité par les EAU dans le cadre de l’opération militaire menée avec l’Arabie Saoudite au Yémen à partir de 2014. La ville portuaire a signé un protocole d’accord avec la base navale russe de la mer Noire Sébastopol.

À Djibouti, l’entreprise publique China Merchants Port Holdings a acquis 23,5 % du Port de Djibouti qui comprend le terminal à conteneurs de Doraleh (accordé à DP World en 2006 dans le cadre d’un accord deconcession de 30 ans mais nationalisé en 2018), China Harbor Engineering Corporation a construit un terminal minéralier dans le port du Ghoubet, où la China Communication Construction Company détient les droits exclusifs d’exploitation des ressources locales en sel. Enfin, au Somaliland (autoproclamé indépendant), depuis 2016, DP World détient une concession de 30 ans pour la gestion du port de Berbera et l’Ethiopie devrait également faire son arrivée sur la côte, comme nous le verrons par la suite. En raison du conflit en cours, il est difficile de dresser un tableau précis des ports commerciaux du Yémen. La guerre a eu un impact considérable sur l’activité de ses ports.

Un constat s’impose, les Émirats arabes unis (EAU) ont manifesté leur intérêt pour le renforcement de leur présence sur la côte de la mer Rouge par l’intermédiaire de la gestion de ports et de bases militaires. Ces plaques tournantes commerciales sont accompagnées de bases militaires. Les ports consolident la position stratégique des pays et appuient leurs politiques extérieures. Ils abritent, soutiennent et accompagnent la projection des forces navales.

La militarisation est une autre tendance remarquable de la région. La base égyptienne de Berenice est la plus grande base militaire égyptienne de la mer Rouge ; Israël et la Jordanie disposent de bases navales à Eilat et Aqaba ; la base navale du roi Fayçal à Djeddah, en Arabie saoudite, accueille la « flotte occidentale » du pays ; la base navale émiratie d’Assab, en Érythrée, a joué un rôle central dans les opérations militaires saoudo-émiraties au Yémen, même si elle a depuis été évacuée ; début 2020, le projet des EAU de construire une base militaire à Berbera, au Somaliland, a été annulé ; la base navale de Port-Soudan accueille des navires de guerre russes dans le cadre d’un accord de coopération signé en 2017. Un accord est en cours pour établir une base logistique navale russe à Port Soudan ; Djibouti accueille des bases militaires de la France (depuis 1977), des États-Unis (2002), du Japon (2011), de l’Italie (2014), et de la Chine (2017). Le président Ismaël Omar Guelleh a également annoncé en 2023 vouloir construire une base de lancement spatial, en partenariat avec la société chinoise Hong Kong Aerospace Technology dans la région septentrionale d’Obock.

 
Carte 2 : Infrastructures et bases militaires étrangères à Djibouti ville[3].


La gestion de ces ports et bases est le reflet d’un ensemble de négociations, de coopérations, d’opportunismes politiques et d’accords financiers entre acteurs locaux et régionaux. Elle reflète la dynamique régionale complexe de la mer Rouge.

Cette présence militaire permet autant de sécuriser autant que de menacer les flux commerciaux, de lutter contre le terrorisme mais également les différents trafics (humains, de drogue ou d’armes). De nouveaux enjeux se sont greffés. Ainsi, selon les dernières données de TeleGeography, plus de la moitié de la bande passante de nombreux pays de la région transite vers l’Europe via les câbles de la mer Rouge. Plus largement, plus de 90 % de toute la capacité Europe-Asie est acheminée par des câbles en mer Rouge. Selon le Data Center Dynamics, environ 17 câbles sous-marins passent par la mer Rouge et relient l’Asie à l’Europe. La guerre au Yémen depuis 2014 puis les récentes attaques Houthis posent un problème de sécurité et d’accessibilité. Les navires câbliers ont besoin d’un permis pour entrer dans les eaux territoriales d’un pays. Le câble « 2Africa » est partiellement posé car une partie du câble passerait dans les eaux yéménites. Parmi les autres câbles prévus pour traverser la mer Rouge figurent IEX, Africa-1, Raman et SeaMeWe-6. Garantir que ces câbles restent opérationnels ou peuvent être déployés (pour les nouveaux) est essentiel pour répondre aux besoins futurs de la demande en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient et en Inde. Djibouti se transforme ainsi en un nouveau « hub numérique ». Le fait que la base navale chinoise de Doraleh soit située à proximité de l’embarcadère des câbles internet sous-marins reliant Djibouti à l’Europe et à l’Asie alimente ces inquiétudes. Fin février 2024, après plusieurs articles soulignant le risque d’attaques sur les câbles sous-marins, la presse israélienne affirme que AAE-1, Seacom/TGN et Europe India Gateway (EIG) ont été endommagés par les rebelles[4]. La mer Rouge et son environnement pourraient s’embraser si toutes ses étincelles s’allumaient en même temps.

Des guerres locales de haute intensité : l’exportation de la guerre d’Israël à Gaza et les ambitions navales de l’Éthiopie

La mer Rouge est stratégique pour Israël. Un quart du commerce maritime israélien est traité dans le port d’Eilat, situé dans le golfe d’Aqaba. Depuis 2020, les forces iraniennes se livrent à des actions régulières contre la navigation commerciale israélienne. Israël considère depuis longtemps les pays riverains de la mer Rouge comme essentiels à la sécurité de ses frontières. L’escalade la plus immédiate du conflit qui se déroule à Gaza a lieu pour l’instant dans le sud de la mer Rouge entre les États-Unis et la Grande-Bretagne d’un côté, et le mouvement chiite Ansar Allah du Yémen, connus sous le nom de Houthis;

En novembre 2023, une milice non-étatique soutenue par l’Iran – les Houthis – s’en prend à un navire commercial au nom de son soutien aux Palestiniens de Gaza. L’évènement, qui est le premier d’une longue liste, nous rappelle les attaques de pirates somaliens qui ont secoué le Golfe d’Aden quinze ans auparavant ou encore la guerre de courses menée par des corsaires en d’autres lieux et d’autres temps. Rapidement, les forces internationales se sont organisées pour protéger la liberté de circulation sur cette autoroute maritime : le 18 décembre, les États-Unis prennent la tête d’une coalition internationale nommée « Gardiens de la prospérité » pour protéger le trafic maritime et riposter aux attaques des Houthis ; l’Union européenne lance deux mois plus tard sa mission navale « Aspides », l’Inde envoie presque autant de navires que l’ensemble de la coalition américaine. Pour sa part, la Chine se montre hésitante dans son engagement tout en tentant de protéger ses navires.

Les attaques ont lieu sans véritable distinction. Les risques causés par cette menace ont contraint les grandes compagnies maritimes à dérouter temporairement leurs navires par le Cap de Bonne-Espérance, ajoutant deux semaines aux voyages entre l’Asie et l’Europe, et augmentant les coûts de transport.

Sur la côte africaine de la mer Rouge, la situation est particulièrement alarmante. L’année a commencé avec l’annonce de la conclusion d’un protocole d’accord entre l’Éthiopie et le Somaliland donnant à l’Éthiopie l’accès au port de Berbera et à une partie du littoral le long du golfe d’Aden. Le Premier ministre éthiopien avait fait part de ses velléités depuis plusieurs mois[5]. Selon les représentants du Somaliland, l’Éthiopie a accepté l’accord en échange de la reconnaissance du Somaliland comme un État souverain, indépendant du reste de la Somalie. Rappelons que le Somaliland a connu des conflits internes en 2023. Des élections devraient être organisées en novembre 2024, après un report de deux ans dû à des contraintes financières et logistiques. Le président Muse Bihi Abdi fait preuve de beaucoup d’audace en concluant un tel accord dans ce contexte.

La réaction à Mogadiscio a été immédiate. L’annonce a mis fin aux pourparlers entre le gouvernement somalien et les dirigeants somalilandais. Le président somalien a prévenu qu’il était prêt à utiliser « toutes les mesures nécessaires » pour mettre un terme à ce projet. L’enjeu est aussi interne à la Somalie, puisque le groupe Al-shabaab, contre lequel l’État somalien est en lutte depuis des années, a aussitôt dénoncé l’accord entre l’Ethiopie et le Somaliland. L’Égypte, principale rivale de l’Éthiopie dans la région, a manifesté son soutien à l’intégrité territoriale de la Somalie. L’Érythrée et Djibouti ont également exprimé la même position. La Somalie a annoncé en février 2024 un accord de défense avec la Turquie qui semble viser à décourager les efforts de l’Éthiopie pour s’assurer un accès à la mer par le Somaliland. Dans le cadre de l’accord, la Turquie fournira une formation et des équipements à la marine somalienne afin qu’elle puisse mieux protéger ses eaux territoriales contre des menaces telles que le terrorisme, la piraterie et les « ingérences étrangères ». L’accord, signé pour la première fois par les ministres de la défense des deux pays le 8 février 2024, sera en vigueur pendant une décennie. Les retombées de ce protocole d’accord vont encore bien au-delà.

Le contexte politique est tragique en Éthiopie : le conflit au Tigré aurait dû se terminer en novembre 2022 lorsque le gouvernement fédéral éthiopien et les autorités du Tigré ont signé l’accord de Pretoria mettant fin à une guerre de deux ans qui a coûté la vie à plusieurs centaines de milliers de personnes, mais la situation humanitaire dans la région reste dramatique et le conflit s’est étendu. Le gouvernement fédéral continue de s’opposer à une partie des Amharas qui ne souhaitent pas désarmer leurs milices régionales. Les conflits dans d’autres parties du pays, et notamment en région oromo, se poursuivent. Le cadre constitutionnel ethno-fédéraliste de l’Éthiopie ne cesse d’être contesté, la fragmentation régionale et les conflits armés entre le gouvernement central et les régions persistent. Enfin, la situation économique reste très mauvaise : quelques jours avant l’annonce de ce protocole d’accord avec le Somaliland, l’Éthiopie s’est trouvée en défaut de paiement. Cet accord est aussi, très certainement, une diversion faceaux difficultés économiques et politiques.

Des tensions régionales s’aggravent côté africain : l’Égypte est mécontente de la construction du Grand barrage de la Renaissance (Gerd) sur le Nil bleu et s’est retirée des négociations, tandis qu’Abiy Ahmed, le Premier ministre éthiopien, est mécontent de ne pas avoir été convié au Conseil de la mer Rouge créé en janvier 2020 à l’initiative de l’Arabie saoudite. L’Éthiopie veut porter la compétition dans le secteur maritime, et s’extraire de ce complexe obsidional à l’égard de l’Égypte. Les récents commentaires d’Abiy Ahmed s’inscrivent également dans un contexte où l’Éthiopie, pays enclavé, tente de reconstruire sa marine. En juin 2018, le Premier ministre éthiopien a annoncé son intention de restaurer la marine éthiopienne, qui était autrefois la plus importante de la Corne de l’Afrique, mais qui a été dissoute après l’indépendance de l’Érythrée en 1993. En 2019, la France a accepté de soutenir l’Éthiopie dans cette entreprise. Les détails de cet accord ne sont pas connus, mais l’Éthiopie aurait exprimé son intérêt pour l’achat de navires de guerre auprès de la France, ainsi que pour la formation du personnel. La guerre du Tigré a toutefois ralenti ses ambitions navales.

Cette crainte d’un encerclement organisé par l’Égypte pourrait être une prophétie auto-réalisatrice, puisque juste après la déclaration du protocole d’accord, l’Égypte et la Somalie ont fait part de leur rapprochement. Des visites officielles ont également eu lieu entre les dirigeants érythréens et égyptiens. La Somalie pourrait vouloir tirer profit des rivaux de l’Éthiopie, en particulier l’Égypte, la Turquie et l’Arabie saoudite.

Le rapprochement entre le Premier ministre éthiopien et le président érythréen est aujourd’hui un lointain souvenir[6]. L’Érythrée d’Issayas Aferworki a soutenu le conflit mené par Abiy Ahmed au Tigré mais refuse aujourd’hui de retirer ses troupes. La déstabilisation de l’Éthiopie et les nouvelles alliances régionales (Égypte/Érythrée/Somalie) réhabilitent le président érythréen Isaias Afewerki qui avait déjà bénéficié des largesses des pays du Golfe dans la guerre que ces derniers ont mené depuis l’Érythrée au Yémen. Le renforcement des contextes autoritaires dans la région et l’instabilité semblant lui donner un regain d’influence. Au cours des trente dernières années, Isaias Aferworki a fait de son pays un État totalitaire qu’une grande partie de sa jeunesse tente de fuir, un État sans constitution, sans élection, sans partis politiques et sans médias libres. Les reconfigurations régionales et internationales en cours et les priorités sécuritaires semblent reléguer au second plan les priorités libérales et démocratiques jusqu’ici mises en avant par les Occidentaux et les institutions internationales.

La stratégie éthiopienne du fait accompli avec le protocole d’accord signé avec le Somaliland – déjà utilisée pour le Grand barrage de la Renaissance (GERD) – envenime les relations avec ses voisins et ne permet ni la confiance, ni une coopération efficace entre les acteurs de la région.

Chacun de ces acteurs a le pouvoir de déclencher une crise sécuritaire dans la mer Rouge, qui pourrait impacter et aggraver les rivalités au Moyen-Orient.

La mer Rouge : un lac Arabe…

Les États arabes du Golfe et la Turquie s’affirment de plus en plus dans la Corne de l’Afrique[7]. Les pays arabes ont soutenu activement les fronts de libération érythréens dans les années 1970 et 1980. Et pendant la guerre actuelle au Yémen, les Émirats arabes unis ont utilisé ponctuellement le port d’Assab en Érythrée comme base militaire, tandis que des troupes soudanaises ont servi sur la ligne de front. L’Arabie saoudite considère depuis longtemps la rive africaine de la mer Rouge comme faisant partie de son périmètre de sécurité et a affichées ses ambitions plus globales pour le continent lors du premier sommet Arabie saoudite-Afrique qui s’est tenu en 2023[8]. Dans les années 1980, craignant que l’Iran ne bloque le trafic des pétroliers dans le golfe Persique, l’Arabie saoudite a construit un oléoduc est-ouest reliant les champs pétrolifères d’Aqaig au port de Yanbu al Bahr, sur la mer Rouge. L’importance stratégique de cet oléoduc est plus forte que jamais.

Le Qatar et la Turquie ont cherché à exercer une influence au Soudan et en Somalie, notamment auprès des mouvements islamistes. La Turquie, motivée par les rêves néo-ottomans du président Recep Tayyip Erdogan, est devenue militairement active dans la région. Elle dispose d’une base à Mogadiscio, en Somalie, pour former l’armée nationale somalienne et d’une autre au Qatar. Jusqu’au récent changement de gouvernement au Soudan, la Turquie réhabilitait le port de Suakin sur la mer Rouge, qui devait inclure un quai naval dans le cadre d’un projet de 4 milliards de dollars financé par le Qatar.

Mais l’acteur clé de la zone, ce sont les Émirats arabes unis. Abu Dhabi se positionne en faiseur de rois dans la Corne de l’Afrique. Les EAU sont en bonne voie pour s’assurer le monopole des ports du golfe d’Aden. Ils soutiennent au Yémen le Conseil de transition du Sud et contrôlent déjà de nombreux ports dans la région (cf. supra). Le port de Berbera (Somaliland) a été agrandi pour accueillir des conteneurs et dispose d’une route goudronnée reliant le Somaliland et l’Éthiopie. Les EAU sont également positionnés au centre du corridor Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC) parrainé par les États-Unis, dévoilé lors du sommet du G20 de septembre 2023 en Inde en réponse à l’initiative chinoise « Belt and Road ».

L’alliance entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte est soutenue par les États-Unis. Pourtant, le rôle parfois déstabilisateur des EAU dans les conflits de la région est de plus en plus critiqué notamment par Washington. Ainsi, ce n’est que récemment que les États-Unis ont critiqué l’aventurisme d’Abu Dhabi au Soudan, en dénonçant l’armement des Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdan Dagolo (dit Hemedti) dans ce pays. Le général soudanais Abdel Fattah al-Burhan, ancien partenaire politique de Benjamin Netanyahu et signataire de l’accord d’Abraham, a conclu un accord avec l’Iran le 9 octobre 2023. Les deux pays semblent vouloir rétablir leurs relations diplomatiques après sept ans de divorce et le rapprochement pourrait permettre au Soudan d’obtenir des armes. L’armée soudanaise aurait d’ailleurs reçu des drones d’attaque de l’Iran.

De même, en 2018, les gouvernements éthiopien et érythréen n’ont pas décidé seuls de la direction que devrait prendre leur relation. Chaque dirigeant a rencontré les responsables émiratis à plusieurs reprises avant, pendant et après le processus de réconciliation. Pour faire face à la crise économique et surmonter leurs dettes, les États de la région ont courtisé les pays du Golfe en leur offrant une loyauté politique et un accès aux ressources naturelles. En soutenant le processus de réconciliation, les pays de la péninsule arabe ont renforcé leur influence dans la région. La nature de ces tractations se reflète dans le fait que l’Érythrée n’a ni démocratisé, ni maintenu ses frontières ouvertes à la libre circulation des citoyens, puisqu’elle n’a fait l’objet d’aucune pression en provenance du Golfe.

…ou un lac dominé par les BRICS ?

L’Iran, l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’Éthiopie et les Émirats arabes unis ont rejoint les BRICS en janvier 2024. Une partie de ces États occupent une place cruciale sur le littoral de la mer Rouge, tandis que les autres en dépendent pour leurs échanges commerciaux. Les membres des BRICS, la Chine, l’Inde et, dans une moindre mesure, la Russie, dépendent également de cet espace pour le transport de leur commerce et de leurs approvisionnements énergétiques.

La mer Rouge est au cœur de l’initiative chinoise Belt and Road et Xi Jinping a ouvert en 2017 la première base militaire chinoise à l’étranger dans le port de Djibouti. Pékin a construit et possède de vastes infrastructures de transport maritime commercial dans la zone. En raison du volume important d’exportations et d’importations chinoises qui transitent par la mer Rouge et le canal de Suez, de l’implantation chinoise et des investissements du pays – ou de ses entreprises – dans la région, la Chine a probablement plus d’intérêt, d’un point de vue commercial, que tout autre pays à la sécurité et à la liberté de navigation dans ces eaux. De plus, la Chine est en mesure de contribuer à la protection de la navigation en mer Rouge. Elle maintient une task force navale de trois navires de l’APL – le destroyer Urumqi, la frégate Linyi et le navire de ravitaillement Dongpinghu – dans la région du golfe d’Aden et de la mer Rouge, héritage de la période de lutte contre la piraterie somalienne.

Pourtant, la Chine a mis de longues semaines à réagir aux attaques Houthis et est à ce stade restée en dehors du règlement du conflit dans le détroit de Bal el-Mandeb. Ainsi, le 20 décembre 2023, les trois navires de la Task force étaient amarrés à la base navale chinoise de Djibouti. D’autant que les Houthis ont attaqué des navires associés à de nombreux pays et battant des pavillons très divers. Les compagnies maritimes chinoises peuvent elles aussi craindre que leur important trafic par le canal de Suez et la mer Rouge soit menacé, malgré les bonnes relations de la Chine avec l’Iran et ses contacts avec les Houthis au Yémen. La Chine est aujourd’hui le premier acheteur de pétrole iranien et, en mars 2023, elle a négocié une réconciliation diplomatique entre l’Iran et l’Arabie saoudite. L’Arabie saoudite, qui était jusqu’à récemment en guerre contre les Houthis, est également un fournisseur majeur de pétrole pour la Chine. Les Émirats arabes unis (également en guerre contre les Houthis) sont devenus un important partenaire de Pékin. Le groupe chinois Anton Oilfield Services et le gouvernement chinois ont néanmoins signé un protocole d’accord en mai 2023 avec les Houthis pour investir dans l’exploration pétrolière dans le pays. Bien qu’Anton Oilfield Services Group ait par la suite annulé l’accord, certains analystes estiment qu’il démontre que Pékin reconnaît implicitement le régime des Houthis en tant qu’organe de gouvernement au Yémen, tout en continuant à affirmer publiquement que le gouvernement yéménite du sud est légitime.

Si l’Iran, l’Arabie saoudite et la Chine ont des objectifs de politique étrangère très différents, leur but commun reste de favoriser le déclin de l’influence des États-Unis dans la région en établissant un dialogue régional multipolaire dans lequel Pékin jouerait un rôle plus important. En mars 2023, Pékin a facilité un rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite, ce qui constitue une avancée majeure pour la diplomatie chinoise au Moyen-Orient. Ce rapprochement a permis de rétablir les relations diplomatiques entre les deux pays et de mettre fin au conflit entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, d’une part, et les Houthis, d’autre part, mais n’a pas assuré une paix durable au Yémen, un autre objectif de la diplomatie chinoise. La Chine a autrefois entretenu de solides relations commerciales et économiques avec le Yémen, qu’elle souhaite rétablir[9].

De son côté, la Russie est active au Soudan et en Libye, ses projets de base navale sur la mer Rouge au Soudan étant en pause mais prêts à être réactivés à tout moment. En effet, la Russie avait demandé l’autorisation d’établir une base à Djibouti mais n’avait pas obtenu d’accord. Elle a ensuite entamé des discussions avec l’Érythrée et le Soudan en vue d’une installation ou d’un arrangement militaire. Le Soudan a récemment autorisé la Russie à établir une « station de ravitaillement naval » pour les vingt-cinq prochaines années à Port-Soudan, où sont également situés plusieurs patrouilleurs de la marine soudanaise. Néanmoins, la politique russe en mer Rouge semble principalement opportuniste. Même si l’engagement de la Russie dans la région s’est accru depuis 2017, les fondements de son influence sont superficiels et restent vulnérables à la concurrence. À l’exception des ventes d’armes, la présence commerciale de la Russie dans la région de la mer Rouge reste réduite et sa coopération avec la Chine sur les questions de sécurité et de sûreté maritime est limitée.

Une compétition entre les autres acteurs globaux se joue en mer Rouge et révèle les profondes mutations en cours du système international. Sept pays, dont la France, les États-Unis, la Chine, la Turquie, le Japon et les Émirats arabes unis, y possèdent des bases navales. D’autres comme l’Iran et la Russie, ont des navires de guerre capables de s’y projeter et pourraient chercher à établir des bases. Les crises dans la Corne de l’Afrique ne sont pas en soi une priorité pour l’administration Biden, par rapport à la guerre Israël-Gaza et à l’endiguement de l’Iran. La défense de la liberté de circulation, la lutte contre le terrorisme et la lutte contre l’influence iranienne en mer Rouge sont en revanche des priorités liées à ces enjeux. C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis sont militairement présents dans le Sud de la mer Rouge. En effet, même s’ils ne représentent pas vraiment une menace pour le transport maritime, Al-Qaïda dans la péninsule arabique, qui opère principalement à partir du Yémen, et Al Shabaab en Somalie continuent d’attaquer les intérêts des Américains et de leurs alliés dans la région.

Pour la France, au-delà des déclarations d’intention et de la prise de conscience de l’importance de la côte Est africaine, les actions diplomatiques restent relativement réduites dans la région. Le Président Emmanuel Macron a effectué une visite officielle à Djibouti, en Éthiopie et au Kenya en mars 2019, afin de renforcer les coopérations avec ces États. Un prêt et une assistance technique ont été accordés, et un accord de coopération en matière de défense quant à la formation de la force navale éthiopienne a été signé. La France conserve également sa base militaire à Djibouti, bien que son influence y soit en déclin relatif[10] . L’océan Indien et le canal de Suez sont définis comme des espaces prioritaires pour la politique de défense et de sécurité de la France. Si la France ne peut pas être la puissance dominante, elle se doit d’être présente, de capitaliser à partir de ses avantages dont sa présence historique à Djibouti.

Conclusion : quelle gouvernance pour la mer Rouge ?

La mer Rouge est telle que l’historien William Facey la décrivait : “a sea on the way to somewhere else” ses côtes étant au mieux un inconvénient, au pire une menace pour sa sécurité.

Pour répondre à ces défis, en 2020, le Conseil des États arabes et africains riverains de la mer Rouge et du Golfe d’Aden a été créé à Riyad. Dès 2017, plusieurs réunions convoquées par l’Égypte et l’Arabie saoudite ont préparé la création de ce conseil. Néanmoins, nous disposons de peu d’informations sur le mandat, la structure et les activités du groupe présidé par l’Arabie saoudite. Il réunit huit États dotés d’un littoral : Djibouti, l’Égypte, l’Érythrée, la Jordanie, la Somalie, le Soudan et le Yémen, ainsi que l’Arabie saoudite elle-même, mais pas Israël, qui possède un port maritime à Eilat, ni l’Ethiopie qui en faisait pourtant la demande. Cela soulève la question du rôle au sein de cette organisation des pays qui n’ont pas de littoral sur la mer Rouge mais qui ont des intérêts économiques, sécuritaires ou historiques majeurs dans cette mer.

Il semble difficile dans ce climat de compétition et de rivalités globale et régionale de mettre en œuvre un forum diplomatique qui promeuve la sécurité collective. Les puissances du Moyen-Orient ne proposent pas d’action collective et les États du Golfe sont divisés, les Européens peinent à prendre l’initiative, les États-Unis suscitent un regain de contestations et de suspicions depuis leur soutien à l’offensive israélienne à Gaza, les pays de la Corne sont en guerre. La responsabilité du leadership devrait sans doute incomber à l’Afrique et aux Nations unies afin de créer un consensus qui réunisse tous les acteurs impliqués en mer Rouge au sein d’un forum[11].



[1] Nora Mareï, Le détroit de Gibraltar, Porte du Monde, Frontière de l’Europe : Analyse et perspectives de territorialité d’un espace de transit, thèse de doctorat, Université de Nantes, cité par François H. Guiziou, « Le détroit de Bab el-Mandeb : frictions littorales et maritimes », Cybergeo: European Journal of Geography, Espace, Société, Territoire, document 1056, mis en ligne le 21 décembre 2023.

[2] François H. Guiziou, « Le détroit de Bab el-Mandeb : frictions littorales et maritimes », Op.Cit.

[3] Sonia Le Gouriellec, Djibouti : la diplomatie de géant d’un petit Etat, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2020, p. 127.

[4] « Houthis knock out underwater cables linking Europe to Asia – report”, Jerusalem Post, 26 février 2024. Seacom a déclaré avoir subi une panne au niveau du segment du câble qui va de Mombasa (Kenya) à Zafarana (Égypte). Seacom affirme ne pas pouvoir confirmer la cause de cette panne.

[5] “Securing Red Sea access vital for Ethiopia’s survival,” Abiy Ahmed”, Ethiopia Observer, 15 octobre 2023, (en ligne) consulté le 18 février 2024, https://www.ethiopiaobserver.com/2023/10/15/securing-red-sea-access-vital-for-ethiopias-survival-abiy-ahmed/

[6] Sonia Le Gouriellec, « Corne de l’Afrique : l’amour ne dure qu’un an ? », The Conversation, 15 juillet 2019.

[7] Fatiha Dazi-Héni et Sonia Le Gouriellec, « La mer Rouge : nouvel espace d’enjeux de sécurité interdépendants entre les Etats du Golfe et de la Corne de l’Afrique », note de recherche, IRSEM, n° 75 – 2019.

[8] Niagalé Bagayoko, « Présence et influence des puissances moyen-orientales en Afrique sub-saharienne », Institut FMES, 31 janvier 2024, (en ligne), consulté le 18 février 2024, https://fmes-france.org/presence-et-influence-des-puissances-moyen-orientales-en-afrique-sub-saharienne/

[9] Mahad Darar, “Can China broker peace in Yemen – and further Beijing’s Middle East strategy in the process?”, The Conversation, 5 mai 2023, (en ligne) consulté le 18 février 2024, https://theconversation.com/can-china-broker-peace-in-yemen-and-further-beijings-middle-east-strategy-in-the-process-204724

[10] Sonia Le Gouriellec, « Les forces françaises stationnées à Djibouti au cœur d’un environnement stratégique régional en mutation », Les Champs de Mars, vol. 30 + supplément, no. 1, 2018, pp. 231-239. De plus, la base de Djibouti n’entre pas dans le cadre de la réflexion confiée à Jean-Marie Bockel par le Président Macron en février 2024 sur le changement de statut, le format et la mission des bases françaises en Afrique’.

[11] Alex De Waal et Mulugeta Gebrehiwot, “Red Sea is today’s arena for clash of African-Arab power politics”, Responsible Statecraft, 9 janvier 2024.

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