La Turquie et le retour de Trump

Par Jean Marcou, professeur émérite à Sciences Po Grenoble-UGA, chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul et chercheur associé à l’institut FMES.

Le retour aux affaires de Donald Trump n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le président turc R.T. Erdogan. D’un côté, il suscite un optimisme prudent compte tenu de la posture populiste d’un président américain qui ne lui fera pas de leçon de morale et qui aspire à mettre fin aux conflits en cours au Moyen-Orient. D’un autre, plusieurs positions de D. Trump sur le Moyen-Orient (en faveur d’Israël et de l’Arabie saoudite notamment) de même que certain signaux négatifs liés à la nomination dans l’entourage présidentiel de collaborateurs ayant eu de profonds désaccords avec la Turquie, suscitent la méfiance du pouvoir turc à l’égard de la nouvelle administration américaine.

Dès le 6 novembre 2024, Recep Tayyip Erdoğan a ostensiblement félicité sur X[1] « son ami Donald Trump » pour sa victoire, en évoquant le « combat » que ce dernier avait mené pour être « réélu ». Les termes et la teneur de cette réaction ont d’emblée fait écho à la proximité personnelle qu’avaient affichée les deux hommes pendant le premier mandat de Donald Trump, accréditant l’idée qu’une nouvelle ère s’ouvrait pour les relations turco-américaines, après la morosité ambiante qui les a marquées pendant la présidence de Joe Biden. Au cours des derniers mois, la Turquie s’est pourtant montrée prudente dans son approche des élections américaines[2], se disant prête à travailler avec celui ou celle qui sortirait des urnes. Certes, Erdoğan a été l’un des rares chef d’État à téléphoner au candidat républicain[3], après le premier attentat dont il a été victime pendant l’été, mais, comme lors de la précédente élection de Trump, un certain nombre d’indices indiquent que la satisfaction turque résulte surtout de l’espoir que la nouvelle présidence ne soit pas pire que la précédente, plutôt que de la conviction qu’elle sera sûrement meilleure. Et ce, d’autant plus que l’élection de Donald Trump survient au moment où la Turquie traverse une période d’incertitudes.

Sur le plan intérieur, malgré leur victoire aux élections générales de 2023[4], Erdoğan et l’AKP paraissent de plus en plus voués au déclin. Recadrée depuis un an et demi par les recettes classiques (notamment par un taux directeur de la banque centrale portée brutalement de 8 à 50% et encore récemment maintenu à ce niveau[5]) du ministre des Finances, Mehmet Şimşek, l’économie turque, malgré de légères et récentes améliorations (stabilisation de l’inflation et enrayement de la dépréciation de la devise nationale), n’a pas renoué avec les années fastes qui avaient durablement maintenu l’AKP au pouvoir, après ses premiers succès électoraux au tournant du millénaire.

En mars 2024, lors des élections locales, le parti présidentiel a ainsi enregistré sa première vraie défaite électorale[6], non seulement en échouant à reprendre les métropoles emblématiques d’Ankara et d’Istanbul qu’il avait perdues en 2019, mais aussi en étant nettement devancé au niveau national par le parti kémaliste CHP, fer de lance de l’opposition. Le défi qui en résulte n’est pas simple pour celui qui gouverne la Turquie depuis 22 ans, car il doit désormais enrayer l’inexorable ascension de l’opposition, tout en trouvant la formule pour réviser la Constitution afin de pouvoir se présenter une nouvelle fois à la présidence de la République en 2028. Eu égard au mécontentement croissant, beaucoup pensent que des élections anticipées pourraient en outre précipiter cette échéance périlleuse.

Sur le plan international, après ses succès dans la médiation du conflit russo-ukrainien et la démonstration de son aptitude à promouvoir un grand écart audacieux entre Kiev et Moscou, la Turquie ne parvient pas à trouver sa place dans un Moyen-Orient bouleversé par la réactivation du conflit israélo-palestinien depuis le 7 octobre 2023. Marginalisée dans les tentatives de résolution de cette crise, elle est en fin de compte prise entre deux foyers de tension qui, en mer Noire et en Méditerranée orientale, entretiennent une instabilité durable qui n’est guère favorable à la reprise de son économie.

Dans ce marasme ambiant, l’optimisme de la première réaction d’Erdoğan après l’annonce du résultat de l’élection présidentielle américaine ne suffit pas à combler l’abîme de perplexité dans lequel la perspective du retour de Trump plonge non seulement les dirigeants, mais aussi la classe politique et la société turques en général. Partant d’une analyse des affinités diplomatiques et politiques existant entre les leaders turc et américain, cet article se concentrent sur les deux dossiers (conflit israélo-palestinien, crise syrienne et question kurde afférente) qui peuvent générer une conflictualité renouvelée entre les deux pays, avant de s’interroger sur le devenir des désaccords récurrents qu’ils entretiennent et d’évaluer ce qui pourrait rapprocher Ankara et Washington, si la recherche d’une solution à la guerre en Ukraine se concrétise.

Les affinités Trump-Erdoğan au secours d’une relation bilatérale inconstante ?

Le simple examen de la fréquence des rencontres présidentielles pendant les mandats de Donald Trump et de Joe Biden donne un bon aperçu de la nature de la relation que le chef d’État turc a pu établir successivement avec les 45e et 46e présidents américains. Erdoğan a vu Trump neuf fois en tête-à-tête entre 2017 et 2020, alors que depuis 2021, il n’a pu s’entretenir avec Biden que quatre fois, et encore en marge de sommets internationaux. En mai 2024, l’accueil du président turc par son homologue américain à la Maison-Blanche avait même été annulée[7], celui-ci ayant reçu à Istanbul, quinze jours auparavant, Ismail Haniyeh, l’un des dirigeants du Hamas. Il faut dire que l’arrivée de Joe Biden aux affaires ne pouvait que rappeler au leader de l’AKP le souvenir douloureux de la précédente présidence démocrate dont celui-ci avait été d’ailleurs le vice-président. Commencé sous les meilleurs hospices, le second mandat de Barack Obama avait en effet tourné au cauchemar pour la Turquie, en raison, tant de la crise syrienne et de ses implications kurdes, que du refus américain d’extrader Fethullah Gülen, considéré par Ankara comme l’instigateur de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Eu égard à cette situation, pour Recep Tayyip Erdoğan, le mandat de Donald Trump ne pouvait pas être pire que le précédent, mais d’autres éléments sont à prendre en compte pour comprendre les affinités qui existent entre les deux hommes.

Il s’agit tout d’abord bien sûr de la personnalité et du parcours politique de l’un et de l’autre[8]. La victoire inattendue de Donald Trump, son populisme, sa dénonciation des élites, sa prétention à incarner les oubliés des cercles dirigeants, son instrumentalisation du religieux, son chauvinisme outrancier, sa diabolisation de l’adversaire ne pouvaient que recueillir la sympathie de Recep Tayyip Erdoğan, tant elle lui rappelait son expérience personnelle et certaines de ses pratiques. Cette brutalité en politique peu soucieuse des formes et des apparences a tout de suite été comprise par Erdoğan, lui-même, moins à l’aise avec la posture des présidents démocrates s’employant à faire cohabiter, dans leurs choix stratégiques, l’éthique et la raison d’État.

Cette compréhension a d’ailleurs été d’emblée réciproque. Ainsi, au printemps 2017, le nouveau président américain fait partie des dirigeants les plus empressés à féliciter le leader de l’AKP[9] pour sa victoire au référendum constitutionnel transformant la Turquie en régime présidentiel autoritaire, alors que la plupart des dirigeants européens font part de leur inquiétude pour le devenir de la démocratie turque. Pourtant, on a pu constater par la suite que cette affinité politique n’empêche pas que des désaccords puissent survenir et dégénérer en une confrontation sans merci. Ainsi, un an plus tard, Donald Trump, qui souhaite alors capter le vote des évangéliques aux élections de mi-mandat[10], n’hésite pas à prendre des sanctions économiques sévères contre la Turquie[11] (gel des avoirs de deux ministres turcs, hausse des droits de douane sur les produits turcs) pour la forcer à libérer le pasteur américain Andrew Brunson, arrêté et condamné dans le cadre des purges ayant suivi la tentative de coup d’État de 2016, en raison de ses affinités avec le mouvement Gülen.

Le constat de la fragilité de cette relation personnelle entre les deux hommes amène à penser que l’adhésion du leader turc aux postures trumpistes est aussi tactique, voire opportuniste. Au pouvoir depuis 2002, Erdoğan et l’AKP ont une pratique éprouvée des rapports avec Washington, ayant successivement connu deux présidences républicaines et deux présidences démocrates et les aléas d’une diplomatie américaine extrêmement inconstante. En septembre 2024, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU à New-York, tandis qu’il négociait le remboursement de l’avance investie dans le programme de production de l’avion F-35 (dont la Turquie a été exclue pour avoir acquis des missiles russes S-400), Recep Tayyip Erdoğan disait sa désillusion à l’égard des Etats-Unis[12] : « Mon espoir est que la prochaine présidence ne soit pas pire que la précédente… Tant les républicains que les démocrates nous ont déçus. On verra si cela continue à l’avenir. » Ainsi, derrière la sympathie affichée à l’égard du milliardaire américain s’exprimerait également une résignation nourrie par l’expérience.

De surcroît, une sympathie trop marquée à l’égard de Trump est susceptible d’accroitre l’impopularité du gouvernement turc dans un pays qui, lassé par les dérives illibérales de ses dirigeants, aspire à un retour de l’État de droit. Les dernières enquêtes d’opinion indiquent en effet un épuisement des valeurs conservatrices (recul du port du voile chez les femmes[13], montée d’un sécularisme[14] urbain consumériste chez les jeunes les éloignant de la pratique, voire même des convictions religieuses, rejet d’une instrumentalisation politique de l’islam). La méfiance de l’opinion publique turque à l’égard de Donald Trump se greffe, en outre, sur un vieux fond d’antiaméricanisme et d’anti-impérialisme remontant à la guerre froide. Elle ne laisse pas place pour autant à une véritable sympathie pour la Russie, en dépit des relations établies par Recep Tayyip Erdoğan avec Vladimir Poutine. Dans cet océan de défiance à l’égard du monde extérieur, une enquête récente montre que ce sont encore les Européens qui sont les plus attirants[15] pour les personnes interrogées (particulièrement pour les jeunes), en dépit de leur rejet de la candidature d’Ankara à l’UE. Il est vrai que si Trump parvenait à faire la paix en Ukraine comme il l’a promis, il s’attirerait peut-être la sympathie d’une partie des Turcs, de tout temps inquiets des crises et des conflits qui s’éternisent à leurs frontières. Il reste que sur le fond, le retour de Trump au pouvoir pourrait s’avérer très problématique pour la Turquie, et que la relation de proximité qu’entretiennent Trump et Erdoğan ne suffira pas à leur permettre de surmonter les divergences qui sont les leurs dans leur approche de la géopolitique du Proche-Orient.

La Turquie d’Erdoğan et l’Amérique de Trump aux antipodes sur le conflit israélo-palestinien

Le premier dossier auquel on pense est bien sûr celui du conflit israélo-palestinien. La crise du 7 octobre 2023 a rapidement remis en cause un rapprochement turco-israélien qui était largement engagé. Depuis, sans être formellement rompues, les relations diplomatiques entre les deux pays sont inexistantes et les liens concrets de ces derniers se sont profondément dégradés. Accusés sur le plan intérieur par l’opposition de maintenir une relation ambiguë avec l’État hébreu[16], combinant une propension à des condamnations sévères avec la survie d’échanges commerciaux juteux, les dirigeants turcs se sont employés à remettre en cause des relations économiques qui constituaient depuis longtemps la béquille d’une diplomatie déficiente entre les deux pays. À cela s’est ajouté un fort activisme turc dans les instances et réseaux internationaux pour faire condamner la position israélienne. En outre, la Turquie a appelé la communauté internationale à reconnaitre l’État de Palestine et salué les États qui le faisaient (comme l’Espagne, l’Irlande ou la Norvège en mai 2024, voire même comme l’Arménie, en juin suivant, alors qu’elle n’a pas de relations diplomatiques officielles avec ce pays). Enfin, Ankara s’est associée à la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud contre Israël, devant la Cour internationale de justice.

Une dégradation des relations turco-américaines n’est donc pas à exclure si de nouvelles initiatives spectaculaires étaient prises en faveur d’Israël par Donald Trump et sa garde rapprochée. À cet égard, la nomination de Mike Huckabee au poste d’ambassadeur des États-Unis en Israël a été remarquée en Turquie[17]. Il faut dire que c’est la première fois que ce poste n’est pas attribué à un Américain de confession juive, Mike Huckabee étant un chrétien évangélique, proche de milieux israéliens conservateurs farouchement opposés à la création d’un État palestinien. Certes, lors du premier mandat du milliardaire américain, Ankara n’avait pas manqué de déclarer « inacceptable » sa reconnaissance de Jérusalem comme capitale, mais le conflit du Proche-Orient était alors beaucoup moins sensible et central. Or, la Turquie se sent désormais directement concernée par les derniers développements de celui-ci. À l’automne 2024, lors de son discours d’ouverture de la session parlementaire, Erdoğan s’est même demandé si son pays n’allait pas être la prochaine cible d’Israël[18]. De façon plus réaliste, le gouvernement turc redoute que les frappes et les offensives israéliennes tous azimuts ne provoquent une déstabilisation de ses voisins (Syrie, Irak, Iran notamment) et ne déclenchent de nouveaux flux migratoires qui conforteraient un mécontentement persistant dans le pays à son égard.

La crise syrienne et la question kurde, sujet majeur d’inquiétude en Turquie depuis l’élection de Donald Trump

Toutefois, le dossier qui est de loin le plus angoissant et le plus incertain[19] pour la Turquie avant la prise de fonction de Donald Trump est celui de la crise syrienne et de la question kurde afférente. Certes, Recep Tayyip Erdoğan s’est dit optimiste quant à la possible normalisation de ses relations avec la Syrie et au rôle que pourrait jouer à cet égard le nouveau président américain. Il est probable qu’il garde en mémoire le retrait des forces spéciales américaines d’appui aux milices kurdes YPG que Donald Trump avait amorcé en 2019, et qu’il espère que ce processus reprendra en 2025. Mais on ne peut oublier que cette affaire avait débouché aussi sur un incident diplomatique grave entre Ankara et Washington. Alors qu’Erdoğan avait profité du désengagement américain pour lancer une offensive militaire contre ces mêmes milices en Syrie, Donald Trump, dans un courrier mémorable[20], l’avait incité à la retenue (textuellement « à ne pas jouer les durs et à ne pas faire l’idiot ») et, lui rappelant le précédent de l’affaire Brunson, il n’avait pas hésité à le menacer de « pulvériser l’économie turque ».

En l’occurrence, il faut voir en outre que du fait de la réactivation du conflit israélo-palestinien, la situation stratégique a évolué. Dans la nouvelle géopolitique du Proche-Orient, les Kurdes, et particulièrement les Kurdes syriens, apparaissent comme un point d’appui important, voire de véritables alliés pour les Américains. Et même si les Kurdes ne revendiquent pas de liens particuliers avec Israël, l’État hébreu les appelle désormais ouvertement[21] à en établir. À cela s’ajoutent les nominations[22] du sénateur de Floride, Marco Rubio, à la tête de la diplomatie américaine, et du vétéran de la garde nationale, Mike Waltz, au poste de conseiller à la sécurité nationale. Le premier s’était ému en 2019 de l’abandon des milices kurdes par Trump, et c’est lui qui l’avait probablement convaincu de dissuader Erdoğan d’essayer d’en tirer parti. Le second a plusieurs fois apporté ostensiblement son soutien aux milices kurdes en Syrie ; ce qui a amené le quotidien turc Hürriyet à s’émouvoir de sa nomination et à la décrire comme celle d’un « fan des PKK-YPG ». Ainsi tous ces éléments dessinent le scénario que redoutent, non seulement le gouvernement, mais aussi l’ensemble de la classe politique turque, depuis le début de la crise syrienne, à savoir l’apparition d’une frontière commune, des monts Qandil à l’enclave d’Idlib, avec un PKK consacré acteur régional et s’appuyant sur les bastions qu’il a établis (Qandil, Sinjar, Rojava) dans le territoire des États faillis irakien et syrien.

Le devenir des dossiers récurrents enlisés

Au-delà de cet épineux problème syrien, on peut se demander ce que deviendront plusieurs dossiers conflictuels enlisés. Le premier d’entre eux concerne le renouvellement par la Turquie de sa flotte aérienne de combat. On se souvient que pendant la précédente présidence Trump, pour avoir acquis des missiles russes de défense aérienne S-400, la Turquie avait été exclue du programme de production et d’acquisition du F-35. Cet avion de dernière génération, commandé à une centaine d’exemplaires, en grande partie payés, devait donner à la Turquie des forces aériennes conformes à ses ambitions. Pendant la présidence Biden, Ankara s’est résigné à renforcer sa flotte avec des F-16V, obtenant non sans mal et après avoir dû consentir aux adhésions finlandaise et suédoise à l’OTAN, la possibilité d’acquérir 40 avions de ce type et celle d’en moderniser 40 autres[23]. Le résultat de ce marchandage ne répond cependant que partiellement aux attentes de la Turquie, qui s’est dernièrement tournée vers l’Eurofighter[24], se proposant d’en acheter une quarantaine, en attendant de pouvoir produire son propre avion, le Kaan. Cette option n’est pas finalisée, car si l’Allemagne a récemment levé le veto qu’elle opposait à cette vente, les négociations en vue de celle-ci ne font que commencer. Alors que par ailleurs les fameux S-400 russes acquis par la Turquie n’ont jamais été activés, on peut se demander quelle sera sur ce dossier l’attitude de Trump, qui avait rendu son prédécesseur responsable du fiasco des F-35. En tout état de cause, l’affaire n’est pas terminée, les deux pays négociant actuellement le remboursement de l’avance faite par Ankara.

Le deuxième dossier concerne les relations gréco-turques. Certes, elles traversent actuellement une phase d’apaisement assez exceptionnelle. Pour autant, les problèmes de fond (application du droit de la mer en mer Égée, statut du Dodécanèse, question chypriote, partage du gaz et tracé des zones économiques exclusives en Méditerranée orientale) ne sont pas réglés. À cet égard, on se souvient qu’en 2020, les derniers mois de la présidence Trump avaient donné lieu à des échanges houleux entre Turcs et Américains[25], au point que le secrétaire d’État Mike Pompeo avait été accusé par Ankara d’avoir perdu sa vocation à arbitrer les différends de la zone, du fait de sa partialité. Or, c’est désormais le futur secrétaire d’État qui inquiète les Turcs[26]. Marco Rubio, en effet, s’est fait connaitre dans le passé par ses prises de position en faveur de la Grèce, ayant été notamment l’un des artisans de l’EastMed Act qui a permis en 2021 de lever l’embargo américain d’armes contre Chypre[27] décrété depuis plusieurs décennies. Sa nomination affole donc non seulement le gouvernement mais également la classe politique turque dans son ensemble, à l’heure où la Turquie et la République turque de Chypre du Nord ont durci le ton et n’envisagent plus la négociation de la question chypriote que sur la base de la reconnaissance de l’existence de deux États. Alarmé par la nomination de Marco Rubio, le leader du parti d’extrême droite MHP, membre de la coalition au pouvoir, Devlet Bahçeli[28], qui dit souvent tout haut ce qu’Erdoğan pense tout bas, s’est écrié, en novembre 2024, devant son groupe parlementaire, que Trump allait devoir décider « s’il respectait le droit international » ou s’il choisissait « d’ignorer les droits souverains de la Turquie ».

Le dernier dossier est celui de l’avenir du mouvement Gülen aux États-Unis. Car la récente disparition (le 20 octobre 2024)[29] de Fethullah Gülen, cet imam immensément riche, tour à tour soutien, puis bête noire de Recep Tayyip Erdoğan, qui s’était volontairement exilé en Pennsylvanie en 1999, ne fait pas disparaître une cause potentielle de conflictualité entre les deux pays, et particulièrement entre Erdoğan et Trump. Après l’arrivée au pouvoir de l’AKP, outre l’infiltration de la haute administration turque hostile au nouveau gouvernement, le mouvement en question avait efficacement neutralisé les réseaux d’influence dont disposait l’establishment laïque politico-militaire aux États-Unis. Affaibli par la répression dont il est désormais l’objet en Turquie, mais aussi dans certains de ses espaces de prédilection (l’Afrique), le mouvement conserve des moyens et une capacité d’action quasiment intacts aux États-Unis. Il y a fort à parier qu’il saura et pourra s’en servir, à plus forte raison parce qu’au vu des prises de positions de ses figures de proue dans le pays, comme par exemple le basketteur de la NBA Enes Kanter Freedom, il semble bien que sa préférence, lors du dernier scrutin, soit allée à Donald Trump.

Les espoirs de stabilisation de la crise ukrainienne

Last but not the least, la guerre en Ukraine apparaît comme le dossier sur lequel Erdoğan et Trump pourraient converger le plus rapidement et le plus efficacement. Certes, les dirigeants turcs ont d’emblée condamné « l’opération spéciale » russe en Ukraine, en la qualifiant de violation de souveraineté et d’atteinte au droit international. Ils ont néanmoins rapidement annoncé qu’ils refusaient d’appliquer les sanctions décidées par les Occidentaux contre la Russie. La crise ukrainienne a permis à Ankara non seulement de démontrer sa capacité à tenir une position périlleuse de grand écart entre l’Est et l’Ouest, mais aussi de faire la preuve de talents certains dans la médiation[30].

La Turquie a ainsi réussi à faire accepter à la Russie une reprise, sous son égide et celle de l’ONU, des exportations ukrainiennes de céréales, à travers un couloir sécurisé en mer Noire. Il est vrai que, lancée en juillet 2022, cette « initiative céréalière » a été dénoncée par la Russie un an plus tard. Il reste qu’elle se poursuit dans les faits, Moscou ne disposant pas, dans cet espace maritime, de moyens opérationnels suffisants pour s’y opposer. Il faut rappeler également qu’à partir de septembre 2022, la Turquie a permis le succès de plusieurs échanges de prisonniers de guerre entre les deux belligérants, et qu’en août 2024, elle a joué un rôle important dans l’opération qualifiée de « plus grands échanges de prisonniers entre l’Occident et la Russie depuis la fin de la guerre froide »[31], les personnes libérées ayant transité à cette occasion par l’aéroport d’Ankara. Fort de ces résultats, Erdoğan, qui peut parler aux deux protagonistes, pense ainsi disposer d’atouts certains pour prendre sa part dans le processus de règlement du conflit ukrainien souvent évoqué par le futur président américain.

Dans cet ordre d’idée vraisemblablement, le 20 novembre 2024, il a regretté que le président Biden ait décidé d’autoriser les Ukrainiens à utiliser des missiles de longue portée contre la Russie[32]. La paix en Ukraine servirait sans doute les intérêts économiques de la Turquie, mais elle pourrait aussi lui imposer des contreparties moins réjouissantes : celle d’abord de se trouver à nouveau confrontée à une Russie surpuissante en mer Noire, alors même que le conflit qui perdure depuis 2022 a affaibli Moscou dans cet espace maritime, les Turcs ayant bloqué le passage de ses navires de guerre dans les détroits en application de la convention de Montreux de 1936 ; celle encore de devoir mettre en sourdine son soutien aux Tatars de Crimée, mais Recep Tayyip Erdoğan, en modérant son approche du problème ouïghour ces derniers années, pour s’attirer les bonnes grâces de la Chine, a montré qu’il était rompu à ce genre exercice.

En guise de conclusion…

Le 12 novembre 2024, dans l’avion qui le ramenait de Bakou où il venait de participer à la Cop29, Recep Tayyip Erdoğan a tempéré son optimisme initial quant au retour de Donald Trump au pouvoir, convenant que certains « messages » émanant du nouveau staff présidentiel étaient « préoccupants ». Mais il a dit aussi qu’il était trop tôt pour en tirer des conclusions définitives, continuant à croire que les changements qui se profilent dans les relations internationales pouvaient être bénéfiques pour Ankara.

À ce stade et dans la perspective du retour de Trump, on peut résumer le point de vue de la Turquie en disant qu’il est dominé par deux sentiments majeurs. Le premier est prudemment optimiste et part du constat que la situation régionale ne pouvant être pire, les velléités de ce président atypique de mettre fin aux conflits en cours (même si on ne sait pas comment il compte s’y prendre) méritent d’être prises en considération. Mais le second, qui semble gagner en importance depuis l’élection présidentielle, est dominé par une inquiétude générée, tant par les positions de Donald Trump sur le Moyen-Orient, connues de longue date, que par un certain nombre de signaux négatifs qui s’accumulent, en particulier la nomination dans l’entourage présidentiel américain de collaborateurs, qui par le passé ont eu de profonds désaccords avec la Turquie, quand ils ne lui ont pas témoigné carrément de l’hostilité.


[1] « Turkish president congratulates Trump on apparent presidential election victory », Anadolu Anjansi, disponible ici : Turkish president congratulates Trump on apparent presidential election victory

[2] « Trump or Harris ? Turkey’s government can’t decide which would be best », Middle East Eye, disponible ici : Trump or Harris? Turkey’s government can’t decide which would be best | Middle East Eye

[3] « Erdogan holds phone call with Trump », Daily News, disponible ici : Erdoğan holds phone call with Trump – Türkiye News

[4] « Après sa réélection, Recep Tayyip Erdogan commence un troisième mandat présidentiel », Sciences Po Grenoble, disponible ici : Après sa réélection, Recep Tayyip Erdoğan commence un troisième mandat présidentiel

[5] « Turkey’s Central Bank holds interest rate at 50% », Al-Monitor, disponible ici : Turkey’s Central Bank holds interest rate at 50% – Al-Monitor: The Middle Eastʼs leading independent news source since 2012

[6] « Défaite de Recep Tayyip Erdogan et de l’AKP aux élections locales en Turquie : le début d’une nouvelle ère », Sciences Po Grenoble, disponible ici : Défaite de Recep Tayyip Erdoğan et de l’AKP aux élections locales en Turquie : le début d’une nouvelle ère ?

[7] « Turkey postpones Erdogan’s White House visit », Al-Monitor, disponible ici : Turkey postpones Erdogan’s White House visit – Al-Monitor: The Middle Eastʼs leading independent news source since 2012

[8] « What’s so bad about Trump calling Erdogan ? », The Atlantic, disponible ici : What’s So Bad About Trump Calling Erdogan? – The Atlantic

[9] « Trump congratulates Erdogan for referendum win », CNN World, disponible ici : What’s So Bad About Trump Calling Erdogan? – The Atlantic

[10] « Trump using Brunson to rally evangelical votes : report », Anadolu Anjansi, disponible ici : Trump using Brunson to rally evangelical votes: report

[11] « Turkey vows response to US sanctions imposed over jailed pastor », The Guardian, disponible ici : Turkey vows response to US sanctions imposed over jailed pastor | US foreign policy | The Guardian

[12] « Turkish President Erdogan hopes for positive post-election relations with US, eyes F-35 reimbursement », Anadolu Anjansi, disponible ici : Turkish President Erdogan hopes for positive post-election relations with US, eyes F-35 reimbursement

[13] « La question du port du voile agite la classe politique », France Culture, disponible ici : La question du port du voile agite la classe politique turque | France Culture

[14] « La jeunesse turque de plus en plus laïque et moderne sous Erdogan », Middle East Eye, disponible ici : La jeunesse turque de plus en plus laïque et moderne sous Erdoğan, selon un sondage | Middle East Eye édition française

[15] « How people in Turkey view international affairs », Pew Research Center, disponible ici : 4. How people in Turkey view international affairs | Pew Research Center

[16] « Turquie-Israël, la persistance d’une relation ambiguë », Orient XXI, disponible ici : Turquie-Israël. La persistance d’une relation ambiguë – Jean Marcou

[17] « Trump picks pro-settlement Mike Huckabee as US ambassador to Israel », TRTWorld, disponible ici : Trump picks pro-settlement Mike Huckabee as US ambassador to Israel

[18] « Israel’s next target will be Turkiye, Erdogan says », Daily News, disponible ici : Israel’s next target will be Türkiye, Erdoğan says – Türkiye News

[19] «How Turkey is preparing for Trump 2.0 », The New Arab, disponible ici : How Turkey is preparing for Trump 2.0

[20] « Read Trump’s full letter to Turkey’s Erdogan », PBS, disponible ici : Read Trump’s full letter to Turkey’s Erdogan: ‘Don’t be a tough guy. Don’t be a fool!’ | PBS News

[21] « Israel’s foreign minister calls for ties with Kurds and other minorities in Middle East », Middle East Eye, disponible ici : Israel’s foreign minister calls for ties with Kurds and other minorities in Middle East | Middle East Eye

[22] « Ankara s’inquiète des prises de position passées de l’entourage de Donald Trump », Le Monde, disponible ici : Ankara s’inquiète des prises de position passées de l’entourage de Donald Trump

[23] « Les Etats-Unis acceptent la vente de nouveaux F-16 à la Turquie », Sciences Po Grenoble, disponible ici : Les États-Unis acceptent la vente de nouveaux F-16 à la Turquie

[24] « La Turquie voulait le F-35, elle va maintenant obtenir le chasseur Eurofighter Typhoon », Turquie News, disponible ici : La Turquie voulait le F-35, elle va maintenant obtenir le chasseur (…) – Turquie News

[25] « Mike Pompeo in Greece amid tensions with Turkey over gas reserves », The Guardian, disponible ici : Mike Pompeo in Greece amid tensions with Turkey over gas reserves | Greece | The Guardian

[26] « Turkey alarmed by Maroc Rubio’s Pro-Greece and Cyprus Stance », Greek Reporter, disponible ici : Turkey Alarmed by Marco Rubio’s Pro-Greece and Cyprus Stance – GreekReporter.com

[27] « US Congress ends decades-old arms embargo on Cyprus », Greek Reporter, disponible ici : US Congress Ends Decades-Old Arms Embargo on Cyprus – GreekReporter.com

[28] « Ankara s’inquiète des prises de position passées de l’entourage de Donald Trump », Le Monde, disponible ici : Ankara s’inquiète des prises de position passées de l’entourage de Donald Trump

[29] « Mort du prédicateur turc Fethullah Gülen, ancien allié du président Erdogan devenu son pire ennemi », Le Monde, disponible ici : Mort du prédicateur turc Fethullah Gülen, ancien allié du président Erdogan devenu son pire ennemi

[30] « L’été chaud de la diplomatie turque », Sciences Po Grenoble, disponible ici : L’été chaud de la diplomatie turque

[31] « L’échange de prisonniers entre l’Occident et la Russie, le plus important depuis la chute de l’empire soviétique », Le Monde, disponible ici : L’échange de prisonniers entre l’Occident et la Russie, le plus important depuis la chute de l’empire soviétique

[32] « Erdogan warns of new, bigger war after US missile decision », Daily news, disponible ici : Erdoğan warns of ‘new, bigger war’ after US missile decision – Türkiye News

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La Turquie et le retour de Trump

Par Jean Marcou, professeur émérite à Sciences Po Grenoble-UGA, chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) d’Istanbul et chercheur associé à l’institut FMES. Le retour aux affaires de Donald Trump n’est pas forcément une...

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