Retrouvez l’article Pierre-Louis Pagès paru dans Var Matin le mercredi 22 septembre 2021.
Sous-directeur Asie-Pacifique à la Direction Générale de l’Armement entre 2012 et 2014, en charge notamment des exportations, Pascal Ausseur, directeur de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques à Toulon, connaît bien cette zone géographique, où la Chine a des envies d’hégémonie. Il décrypte pour nous les conséquences de la crise des sous-marins australiens.
La volte-face des Australiens qui optent finalement pour des sous-marins nucléaires américains a-t-elle une justification objective ?
Objectivement, sur le plan stratégique et opérationnel c’est un choix de bon sens quand on observe la montée des tensions avec la Chine. La rupture par les Australiens du contrat avec Naval Group n’est en effet pas un sujet industriel, mais stratégique. les Australiens qui ont longtemps milité pour une dénucléarisation de la région on fait sauté le tabou du nucléaire et ce n’est pas anodin. C’est la démonstration que la menace que représente la Chine dans cette zone devient le facteur prioritaire. Et face à cette menace, les Australiens, en première ligne, font le choix d’un sous-marin nucléaire d’attaque plus performant que leur projet initial, probablement de la classe Virginia américaine. Un sous-marin qui existe déjà et pour lequel ils peuvent espérer raccourcir les délais de livraison.
Qu’est-ce que cette crise dit de nos relations avec les États-Unis ?
Ça fait des mois que les Américains et les Australiens négocient dans notre dos. Mercredi dernier, lorsque Joe Biden a annoncé l’alliance AUKUS incluant la fourniture de sous-marins nucléaires à l’Australie, il a placé la France devant le fait accompli. La méthode est brutale et peu élégante mais ce n’est pas une erreur d’analyse : Antony Blinken, le secrétaire d’État des États-Unis, connait notre pays et savait l’impact en France d’une telle décision sans concertation. Cela montre que, face à la menace chinoise, les États-Unis resserrent les rangs autour de leurs alliés du premier cercle, ceux qu’ils considèrent les plus fiables et qui appartiennent au groupe des « Five Eyes » : à savoir le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni, tous des pays anglo-saxons. Force est de constater que la France n’en fait pas partie. Par cette crise, la France prend conscience de sa solitude stratégique : différente des autres Européens et en dehors du club anglo-saxon. C’est une épreuve de lucidité.
La prise de conscience que vous évoquez peut-elle être une chance pour la France ?
Je le pense. La France est un acteur de l’indo-pacifique par ses territoires, sa population et ses espaces maritimes. Elle a des capacités militaires et industrielles dans le domaine de la défense sans équivalent en Europe. Il faut qu’elle construise sur ces atouts une stratégie adaptée à sa taille et à ses intérêts. Cela demandera bien sûr des efforts, notamment en augmentant son budget de la Défense, ce qui permettra de maintenir sa base industrielle et technologique de défense sans être aussi dépendant des exportations d’armement, et lui garantira une véritable autonomie stratégique. Elle doit également s’appuyer sur des partenaires dans la région qui partage sa vision de puissance d’équilibre. Je pense plus particulièrement à l’Inde, confrontée elle aussi à l’expansion de la Chine mais qui ne souhaite dépendre ni de la Russie, ni des États-Unis. L’Europe est malheureusement incapable d’agir aujourd’hui comme un acteur stratégique dans cette région pourtant clé. Mais si la France s’en donne les moyens, elle peut, à son échelle, continuer de peser dans le monde et être un facteur d’entraînement.
En 2019, Emmanuel Macron avait déclaré l’Alliance atlantique « en état de mort cérébrale ». Cette crise est-elle un coup fatal porté à l’Otan ?
Aucun allié ne souhaite la disparition de l’Otan. L’Alliance sécurise les Européens et permet aux Américains de fixer la Russie à moindre coût. En échange de quelques divisions, les Etats-Unis garantissent une assurance vie et peuvent s’occuper de leur dossier prioritaire : la Chine. À ce sujet, la fourniture de sous-marins nucléaires à l’Australie est un signal politique extrêmement fort envoyé par Washington à Pékin. Elle matérialise leur recentrage en Asie et leur détermination à ne pas lâcher l’Australie qui devient en quelque sorte un porte-avions américain. Les étapes d’après pourraient être le Japon, la Corée du Sud, voire Taïwan. C’est une mauvaise nouvelle pour les Chinois.