La Méditerranée occidentale entre ruptures et continuités

La Méditerranée occidentale reste à la fois un espace de ruptures et de continuités, un espace en interdépendance qui n’est pas au mieux de sa condition, ni sur la meilleure des trajectoires possibles. On peut le regretter, mais on doit, en tout réalisme, le constater et l’analyser. La Méditerranée occidentale, en tout cas sa rive sud, est en train de s’enfoncer dans une crise longue et profonde. L’honnêteté intellectuelle et l’inquiétude que j’éprouve à l’endroit de cette zone et à l’endroit de mon pays m’amènent à ne pas sacrifier aux goûts du consensuel qui consisterait à tracer le cadre d’un avenir auquel on ne croit pas soi-même. Les circonstances actuelles nous incitent au contraire à aller vers l’utile et vers le sincère. Les ruptures, dans cet espace désormais marqué par la montée de nombreux périls et défis, l’emportent désormais sur les continuités et les dynamiques positives. Les incompréhensions et les insécurités entre les deux rives n’ont jamais été aussi grandes. Nous sommes dans une sorte de mini-glaciation des relations entre les deux rives, processus qui affecte également les relations bilatérales. 

La Méditerranée, dans son ensemble, fait face à des challenges cosmiques. Peu importe l’idéologie ou les régimes politiques, tous les pays doivent comprendre que les effets des enjeux présents et futurs transcenderont leurs frontières s’ils n’ont pas été bien compris, prévus et évités à temps. La situation générale est marquée par les guerres, les enjeux environnementaux, le changement climatique, les problèmes liés à la raréfaction de l’eau, à la sécurité alimentaire, aux mouvements migratoires et bien d’autres défis encore. C’est sur les raisons qui nous conduisent à cette situation dangereuse, inédite depuis la fin de la seconde guerre mondiale, que je vais axer mon analyse et que j’entrevoie des solutions durables possibles, pour mon pays, pour la Tunisie et son voisinage, cet espace pour lequel je voudrais poser les linéaments d’un cadre permettant de limiter les tensions ; cadre qui serait peut-être, on peut l’espérer, utile aussi pour le bassin oriental. 

Je ne vais pas faire ici l’offense du rappel du cadre géographique, ni des lignes, ni les distances, ni le rappel des différents sous-bassins de la Méditerranée. Je vais me contenter plutôt d’un rappel, la Méditerranée est une mer traversée de fractures multiples : lignes de fractures nord/sud, celle des religions et des cultures, celles des décalages de développement qui sont devenues un facteur stratégique de déstabilisation. Depuis 2011, ces lignes de fracture ont été́ utilisées dans le cadre d’une ingénierie transformationnelle, dont la malheureuse guerre en Libye est un des exemples les plus négatifs, et dont les ingérences en Tunisie entre 2011 et 2014 ont menacé sérieusement la stabilité de l’État tunisien et ont terni son image. 

1. Un premier bilan d’abord

Plusieurs ruptures ont détruit les équilibres en Méditerranée et dans son bassin occidental : sur le plan stratégique général, la région a été affectée par la guerre en Ukraine et dernièrement par la guerre à Gaza. Un écart de perception s’est installé entre les positions des sociétés de la rive sud et celles de l’occident. Je cite ici ce que l’ancien Premier ministre français Dominique de Villepin a dit dernièrement : « Nous avons la preuve par 9, à travers ce qui se passe en Ukraine et ce qui se passe au Proche Orient, de cette hypocrisie et de ce deux poids deux mesures qui sont dénoncés partout dans le monde ». 

Ce sentiment anti-occidental est devenu la tendance générale dans les pays du Sud, accentué par une rupture croissante avec les valeurs et les règles occidentales vues comme étant à géométrie variables, des règles et des valeurs que l’occident lui-même ne respecte plus. 

Le bassin méditerranéen occidental a été déstabilisé depuis 2011 par de multiples ingérences dans les affaires internes d’Etats riverains de la rive sud. Si l’on devait dresser un bilan géopolitique de la situation de la Méditerranée au cours des treize dernières années, l’on ne pourrait retenir qu’un seul processus : celui de la déstabilisation de la rive sud enclenchant une dynamique en chaine, tant au sud du Sahara que vers l’Afrique du Nord et par bien des aspects vers les côtes européennes. Certes, il y a d’abord eu des conditions politiques internes particulières qui ont entraîné des troubles sociaux dans les pays en question. Cependant, le jeu des ingérences, les méthodes d’action de certaines puissances, l’appui à certains groupes – dont celui de l’Islam politique – par des puissances occidentales et non des moindres, loin d’aider à réorganiser la situation politique dans ces pays et les orienter vers une démocratisation, les a au contraire enfoncé dans une suite de crises sociales, politiques et sécuritaires qui aboutit aujourd’hui non seulement à la faillite des Etats, mais aussi à une insécurité totale de la rive sud et à un transfert des menaces au cœur même de l’Europe. Cette ingénierie transformationnelle a détruit les Etats et également les économies, qui certes n’étaient pas florissantes, mais avaient de meilleures performances que celles qui lui ont succédé. Cette forme d’ingérence transformationnelle est inédite dans l’histoire de la zone et par bien des aspects, elle individualise ce qui a été tracé comme « processus » de démocratisation. 

Si on compare ce processus à celui qui avait été « aménagé » pour les pays de l’Europe centrale et orientale après la fin de la guerre froide, on comprend alors aisément les raisons de l’échec de la variante nord-africaine et sahélienne. La variante est-européenne était en effet adossée à un espace démocratique (l’Union Européenne) et à une zone de grand dynamisme économique. Dans la variante nord-africaine, cela a été un adossement à des pays dont les standards démocratiques étaient faibles et sans intégration à une zone de dynamisme économique

2. l’effondrement des frontières terrestres et la montée vers les rives nord des troubles subsahariens

Ce facteur découle du précédent et l’accélère à travers une solidarité entre causes et conséquences, typique des risques géopolitiques. A cet égard, la guerre en Libye, outre le fait qu’elle a été une faute stratégique majeure, a été le pire accélérateur d’une déstabilisation qui a frappé l’ensemble de l’Afrique du Nord, la bande sahélo-saharienne et qui a atteint la péninsule italienne avec des retentissements négatifs partout en Europe. La déstabilisation de la Libye et l’affaiblissement de la Tunisie par des ingérences extérieures ont rompu une frontière politique, ethnique et sécuritaire entre le sud du désert et le sud de l’Europe. La faute stratégique fut de ne pas considérer ce risque pourtant documenté et analysé depuis les années 1990. La déstabilisation de la Libye a ouvert la porte à des déstabilisations en chaine des Etats du Sahel et à l’arrivée d’autres « entrepreneurs géopolitiques » ; là aussi, causes et conséquences se soutiennent et se potentialisent. L’Afrique du Nord, et surtout le Maghreb central sont désormais avalés dans les déstabilisations subsahariennes qui remontent vers les rives de la Méditerranée et vers le flanc sud de l’Europe. De cet affaiblissement des « Etats remparts » que sont les pays du Maghreb a résulté un effondrement des frontières terrestres et la montée en puissance de réseaux hybrides agissant dans le champ de l’émigration clandestine, du terrorisme et des trafics illicites.  

       

3. Les tentatives des Etats extérieurs au bassin méditerranéen de déstabilisation du flanc sud de l’Europe au détriment de la rive sud

Ce processus de déstabilisation s’est adossé à des recettes inopérantes construites autour d’un concept qui a été la cause de son échec : le recours à des puissances de second rang et à de petits Etats censés être les parrains d’une démocratisation. Ce fut une erreur tout autant en raison de la qualité des parrains qu’en raison de la qualité́ des équipes choisies appartenant à l’Islam politique sous influence étrangère utilisée pour régenter ces Etats. L’échec est patent aujourd’hui et cette première lame d’ingérence sera très rapidement suivie par une autre. En effet, le retrait progressif des puissances européennes, le délitement des relations diplomatiques, y compris avec les Etats-Unis, a eu pour conséquence d’inviter des acteurs plus lointains à se positionner à proximité du flanc sud de l’Europe et de l’OTAN. En déstabilisant les Etats remparts dans le cadre d’un projet transformationnel non maitrisé, les parrains occidentaux, notamment les Etats-Unis, mais aussi d’autres acteurs régionaux, ont accéléré la crise des Etats cibles et ont surtout préparé́ le terrain à l’arrivée d’autres acteurs : la Russie, la Chine, l’Iran et Israël. Dès lors, on peut craindre une jonction entre trois systèmes de conflits, entre l’espace sahélo- saharien, le Moyen-Orient et l’Ukraine, à un moment critique et à quelques encablures du flanc sud de l’OTAN. Constater ne suffit plus désormais, car à défaut d’extraire le bassin de Méditerranée occidentale de la triple attraction des troubles subsahariens d’une part, des guerres moyen-orientales ensuite et des incidences du conflit ukrainien enfin, nous irons vers une déflagration régionale. 

4. Comment stabiliser le bassin et éviter une conflagration dans le sillage de ce qui se prépare en Ukraine et à Gaza ?

Je ne vais pas évoquer ici le cadre dans lequel se déciderait un ordre régional. Ceci est secondaire par rapport à l’objectif à atteindre en priorité : déconnecter le bassin occidental des troubles du voisinage et rester à l’écart des nouvelles polarisations. Une nouvelle approche s’impose qui pourrait être fondée sur quatre principes : le premier serait qu’aucun pays de la région ne devienne la passerelle entre un conflit lointain (ou proche) et une stratégie de contre-endiguement de ses voisins immédiats ou de l’Europe du sud. Clairement, il faut éviter de devenir une zone grise de l’extension d’un conflit donné. Le second principe serait de lutter contre la montée vers le nord des troubles subsahariens en assurant une continuité stratégique terre-mer. Autrement dit, il convient que tout pays redevienne maître de sa propre frontière, pour lui d’abord mais aussi dans le cadre d’une sécurité régionale. 

Le troisième principe serait d’interdire toute ingérence transformationnelle et informationnelle fragilisant les Etats, mais aussi d’imposer aux Etats de la région, par tous les moyens, les résolutions de l’ONU en agissant en toute impartialité conformément aux principes fondamentaux du droit international et des droits de l’homme. L’exemple du Yémen et de Gaza devraient faire réfléchir à plus d’un titre à cet égard. Enfin, le dernier principe serait de reconstruire, sur la base d’une solidarité régionale, une coopération économique et un partenariat stratégique durable dans le cadre d’un nouveau paradigme tenant compte des périls sécuritaires, mais aussi ceux des transformations climatiques et sociales et des opportunités existantes de part et d’autre. 


[1] * Le contre-amiral (R) Kamel Akrout est président-fondateur du centre de réflexion IPASSS (Institut d’études prospectives et stratégiques avancées de sécurité) et ancien conseiller principal pour la sécurité nationale auprès du Président de la République tunisienne et secrétaire permanent du Conseil de Sécurité Nationale de la Tunisie de janvier 2015 à novembre 2019.

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