Lorsque le 24 février 2022 les premiers chars T-90 russes franchissent la frontière avec l’Ukraine dans le Donbass, nombre de chancelleries comprennent qu’elles assistent à un changement majeur dans l’ordre mondial et dans le mode de règlement des litiges entre pays. La guerre et la haute intensité ne sont plus de vagues hypothèses. Elles sont désormais une donnée d’entrée à laquelle il est indispensable de se préparer. Face à ce constat, dans plusieurs pays européens apparaît la nécessité de redonner du volume aux forces armées qui ont été en général lourdement impactées par les dividendes de la paix héritées de la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de l’URSS en 1991.
L’Allemagne partage cette compréhension et le chancelier Olaf Scholz alors parle d’un « Zeitenwende », un « changement d’époque ». Face à ces changements géopolitiques, la flotte allemande, qui devait déjà bénéficier d’un programme de renouvellement de ses bâtiments, devrait voir son format renforcé et ses capacités améliorées. Ces investissements devront cependant s’accompagner d’évolutions doctrinales et sociétales.
Quel contexte géostratégique
Dès 2014, après l’invasion de la Crimée par la Russie, une première prise de conscience à Berlin semble éclore ; l’ère de la résolution des conflits par le dialogue est en passe de se clore, un réinvestissement militaire est nécessaire. Lors de la conférence annuelle sur la sécurité, le gouvernement allemand indique sa volonté de se donner les moyens de (re)devenir une puissance diplomatique et de disposer d’un outil militaire en adéquation avec les nouvelles réalités[1]. Ce changement notable de positionnement – depuis 1945 – est connu sous le nom de « consensus de Munich[2] » et l’Allemagne se dote d’un livre blanc en 2016.
Pour autant, le sursaut annoncé n’a pas lieu et il faut attendre la guerre en Ukraine en février 2022 pour que la question de la défense redevienne centrale. 100 milliards d’euros d’investissements en fond spécial – « sondervermögen Bundeswehr » – sont alors annoncés par le Chancelier Scholz quelques jours seulement après l’invasion. Ce budget est très clairement destiné à un réarmement, qui plus est rapide : les fonds du budget militaire consacrés à la recherche et au développement baissent de plus de 35% entre 2022 et 2024. Au contraire, la part budgétaire dédiée à l’entretien et à l’acquisition de matériel est en hausse. 8.8 milliards d’euros sont dédiés à la Deutsche Marine contre 33 destinés à la Luftwaffe, contrainte, elle, d’investir dans le F35 américain afin de conserver la capacité d’opérer les bombes nucléaires américaines déployées sur son sol dans le cadre de l’OTAN. Lourd investissement qui demeure cohérent avec la place du parapluie nucléaire américain dans sa stratégie de défense nationale[3].
En juin 2023, la stratégie de sécurité nationale complète le livre blanc en précisant le rôle de l’Allemagne en Europe et dans le monde après le Zeitenwende ainsi que les piliers de la sécurité allemande. Cette stratégie rappelle le rôle central de l’OTAN pour la sécurité allemande et place Berlin en première ligne dans la défense du flanc Nord de l’organisation. Également, le document confirme l’objectif otanien d’atteindre les 2 % de Produit Intérieur Brut (PIB) pour le budget de la défense, budget qui n’est à cette date que de 1,4 %.
L’analyse et les efforts financiers arrivent alors que la Bundeswehr en général et la Deutsche Marine en particulier font face à différentes problématiques qui grèvent leurs capacités opérationnelles.
Etat des lieux de la Deutsche Marine en 2025
L’ossature de la Deutsche Marine repose actuellement sur 10 frégates, 5 corvettes, 6 sous-marins classiques et sur environ 16 000 personnels. Fonctionnellement, elle s’organise autour de trois entités opérationnelles :
- la Einsatzflottille 1, qui regroupe les corvettes, les forces sous-marines, les chasseurs de mines et les commandos-marine ;
- la Einsatzflottille 2, qui regroupe elle les frégates et la flotte auxiliaires des bâtiments ravitailleurs ;
- l’aéronavale où sont intégrés les appareils à voilure tournante (NH90, Sea Lynx…) et à voilure fixe, notamment les P3C Orion et bientôt les P8 Poséidon de patrouille maritime.

Pour les forces de surface, Berlin s’appuie sur les frégates F125 (4), F124 (3) et F123 (3) dont seules les F123 et F124 apparaissent suffisamment armées face à la conflictualité moderne. Ainsi, il avait été décidé en octobre 2024 que la Baden-Württemberg, la tête de série des F125 livrée en 2019, ne transiterait pas par la mer Rouge pour rentrer en Allemagne après un déploiement dans l’Indo-Pacifique en compagnie du ravitailleur Frankfurt Am Main. Ainsi que le déclarait le porte-parole du ministère des armées, les moyens de défense surface-air du bâtiment étaient trop limités face aux capacités des rebelles Houthis, « le navire n’étant pas en mesure de fournir un parapluie de défense aérienne pour une autodéfense étendue contre les menaces aériennes et de protéger efficacement le navire de ravitaillement qui l’accompagne[4] ».
Les forces sous-marines sont, elles, composées de 6 sous-marins classiques (SSK) de la classe U 212 A livrés entre 2005 (Batch 1) et 2015 (Batch 2). 6 autres SSK classe U 212 CD, construits en partenariat avec la Norvège, devraient les rejoindre à l’horizon 2030.
La mission principale de la marine allemande est confirmée dans une lettre du vice-amiral Kaack, le chef d’état-major de la marine, qu’il adresse à ses équipages en janvier 2025 : sécuriser le flanc Nord de l’OTAN[5].
Les navires allemands se déploient ainsi majoritairement en mer Baltique, en mer du Nord et dans l’Atlantique Nord. Cependant, Berlin déploie également de manière continue une unité au large du Liban, dans le cadre de la mission UNIFIL, et la Baden-Württemberg a réalisé l’année dernière une mission de 6 mois dans les océans Pacifique puis Indien. Comme précisé sur le site de la Bundeswehr, il ne s’agissait pas là d’une mission militaire, nécessitant la validation par le parlement, mais d’une croisière d’entraînement décidée par le gouvernement fédéral. Ce dernier déploiement coïncide d’ailleurs avec la diffusion d’une politique pour l’Indo-Pacifique[6].

100 milliards pour quoi?
Malgré l’annonce et un montant choc, c’est bien dans la durée que doivent s’inscrire les investissements. 10 milliards d’euros[7] doivent permettre un renouvellement de la flotte sans pour autant qu’elle gagne pour l’instant réellement en masse.
Sur le segment des bâtiments de surface, deux programmes doivent constituer l’épine dorsale de la Deutsch Marine. Tout d’abord, à courte échéance, les frégates F126, des bâtiments d’environ 165 mètres et de près de 10.000 tonnes pour un coût de 4,6 milliards d’euros. La tête de série, la Niedersachsen, a été mise sur cale en juin 2024 et devrait être livrée en juillet 2028.
À plus long terme, à l’horizon 2035, la Deutsche Marine aura renouvelé sa flotte avec le souhait de disposer de 15 frégates de premier rang : des F127 (6), F126 (3) et F125 (3). La F127 se classe davantage dans la catégorie des destroyers avec ses 12 000 tonnes de déplacement et serait un bâtiment plutôt dédié à la lutte anti-aérienne, équipé du système AEGIS qui équipe les destroyers américains de la classe Arleigh Burke. Basé sur le design des MEKO A-400 AMD du constructeur TKMS, le navire embarquera notamment 64 cellules de lancement verticales lui permettant des capacités de défense anti-balistique et de
frappes contre terre[8].

La république fédérale ambitionne aussi d’investir fortement dans le domaine des drones : 18 Future Combat Surface System, des systèmes autonomes de lutte contre les mines, 6 drones aériens en complément des avions de patrouille maritime ou encore 6 drones sous-marins.
In fine, si on note une augmentation qualitative de la flotte entre 2025 et 2035, principalement pour les bâtiments de premier rang qui passent de 10 à 15 unités, c’est surtout du point de vue capacitaire et des drones que l’effort est notable. L’investissement annoncé en février 2022 n’est évidemment qu’une première étape et devra être poursuivi.

Des limites pas si simples à dépasser
Plusieurs freins perdurent encore et limitent les capacités d’évolutions capacitaires et opérationnelles de la Deutsch Marine.
D’une part, un obstacle réglementaire puisque la Bundeswehr est une « armée parlementaire ». Le chancelier ne peut en effet déployer les forces armées sans accord préalable du parlement allemand, le Bundestag (articles 45b et 87 de la Loi fondamentale allemande). Souvent, cette contrainte constitutionnelle empêche les forces armées allemandes de se déployer en dehors du cadre de l’OTAN ou de l’UE.
En outre, au-delà des contraintes extérieures, la culture stratégique des marins allemands, comme celle de tous les militaires de la Bundeswehr, reste très souvent limitée aux opérations dans un cadre strictement otanien, chaperonnées par les Etats-Unis. La Bundeswehr a en effet été créée en 1955 uniquement pour défendre l’OTAN à la frontière germano-allemande. Or, dans le contexte stratégique actuel, une telle rigidité peut nuire à l’emploi et la crédibilité de la Deutsche marine auprès de ses alliés.
Par ailleurs, le recrutement et les effectifs en berne dans l’armée allemande et donc dans sa marine, compromettent quelque peu les volontés politiques ; il ne suffit pas de débloquer des fonds pour le matériel, il faut aussi avoir le personnel nécessaire aux différents postes.
Fin 2022, l’armée allemande comptait 183 050 soldats, puis 181 500 fin 2023 et 179 694 en juin 2024. Le dernier état du 30 avril 2025 semble optimiste avec 182 496, soit une légère inversion de la tendance. Cependant, ce chiffre reste loin de l’objectif actuel d’une armée de 203 000 soldats, ce qui nécessiterait une augmentation de plus de 10 %. Malgré une récente « opération séduction » à l’aide de publicités et autres affiches attrayantes, l’armée allemande connait les mêmes difficultés que d’autres pays européens : une population vieillissante et une attractivité supérieure des emplois dans le civil. La marine allemande est ainsi passée d’environ 16 000 marins en 2017, à 15 000 en 2024.
Néanmoins, le gouvernement allemand peut désormais compter sur un allié plutôt inattendu : la société allemande. Si elle s’est longtemps désintéressée des questions de défense -notamment dans les années 2000 où le président fédéral Köhler évoquait en 2005 un « freundliches desinteresse », un « désintérêt amical » – les années 2020 montrent un virage impressionnant dans l’intérêt des Allemands pour le militaire. Ainsi, dans un récent sondage de mars 2025, 76 % des Allemands interrogés approuvent la hausse du budget défense et le déblocage du fonds exceptionnel de 100 milliards. 84 % approuveraient la mise en commun des forces militaires européennes si le conflit ukrainien venait à s’étendre à un pays européen.
Une priorité : la mer Baltique
La mer quasi-fermée que constitue la mer Baltique concentre différents enjeux économiques, stratégiques et énergétiques[9]. Depuis l’accession à l’Union Européenne de la Finlande et de la Suède en 1995 puis des pays Baltes en 2004, l’espace s’est transformé en lac européen voire otanien depuis l’intégration de la Finlande et de la Suède à l’OTAN en 2023 et 2024. Les faibles fonds d’environ 55 mètres en moyenne sont propices aux interventions sur les fonds-marins, qu’elles soient hybrides comme lors de l’explosion du gazoduc Nord Stream II ou plus classiques avec l’utilisation de mines.
Jusqu’en 2022, la mer Baltique a été une zone de moindre intérêt pour Berlin qui avait davantage concentré sa défense sur un axe Est-Ouest[10]. Pour Barbara Kunz, chercheuse à l’institut français de relations internationales d’avril 2015 à juillet 2019, « l’Allemagne ne se perçoit que très peu, voire pas du tout, comme un pays de la région de la mer Baltique. Les politiques de Berlin à l’égard de la région ont été fragmentées et souvent menées au niveau des Länder [11]». Aujourd’hui c’est à travers le prisme de l’OTAN et d’un potentiel affrontement face à Moscou qu’est vue la mer Baltique. Toutefois, au moins depuis l’invasion de la Crimée en 2014, les officiers de marine allemand consacrent une bonne partie de leur formation navale à la Führungsakademie à étudier les contraintes opérationnelles de la Baltique, notamment dans le cadre d’un scénario d’invasion des Etats baltes qui entraineraient le déclenchement de l’article 5 du Traité de Washington. En cela, la Deutsche Marine a pu apparaitre plus lucide que les think tanks ou les responsables politiques allemands de la période 2014-2022.
Mais la Baltique est aussi une zone d’intérêt fondamentale pour la Russie qui, notamment grâce à l’enclave de Kaliningrad et à l’accès à cette mer via Saint-Petersbourg, pourrait développer des capacités de déni d’accès (A2AD)[12]. Moscou confirme l’intérêt porté à la zone en recréant le district militaire de Leningrad en 2024 et en annonçant le déploiement de missiles Iskander qui disposent d’une capacité d’emport de têtes nucléaires et d’une portée allant jusqu’à 500 kilomètres. Du point de vue économique, c’est aussi une zone par laquelle 80 % de ses exportations d’hydrocarbures transitent ainsi qu’environ 30 % de ses échanges commerciaux.

Sans attendre le 24 février 2022, l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 avait engendré la création par l’OTAN du Readiness Action Plan (RAP), une série de mesures de ré-assurance pour les pays membres en Europe centrale et orientale. Dans le cadre de ce RAP, l’OTAN a ainsi accru sa présence sur ce théâtre en déployant plus régulièrement des navires alliés. L’Allemagne s’est dotée en novembre 2024 d’un état-major opérationnel mis au service de l’OTAN, pour diriger la Combined Task Force Baltic sous les ordres d’un amiral allemand avec pour mission de coordonner les opérations maritimes en mer Baltique. Cet état-major est basé à Rostock, ville hanséatique historique d’ex-RDA qui abritait déjà l’état-major de la Marine. Cet état-major n’existe pas de façon permanente, étant activé en cas d’opérations. Plus récemment, en janvier 2025, le secrétaire général de l’organisation a annoncé la mise en place d’un dispositif allié, Baltic Sentry, qui vise à renforcer la protection des infrastructures critiques dans la zone.
À l’image des autres nations européennes, le changement d’ère lié à la prédation russe et à son activisme militaire protéiforme ont engendré à Berlin une prise de conscience. Cette prise de conscience se matérialise par un effort budgétaire au profit de la Bundeswehr et pour la Deutsche Marine en particulier par un réengagement sur le théâtre baltique. Reste à poursuivre les efforts sur le temps long tout en réinvestissant aussi le théâtre national afin que le désintérêt amical se transforme en réel intérêt, clé du succès dans le cas d’un conflit.
Cet article est issu d’une première collaboration au profit du Marin – Ouest France.
[1] L’Allemagne peut-elle (et veut-elle) redevenir une puissance militaire ?, Christophe Strassel, Hérodote, n° 175, La Découverte, 4ème trimestre 2019.
[2] Un contexte plus large : l’engagement Baltique de l’Allemagne, le « consensus de Munich » et l’avenir de la sécurité européenne, Barbara Kunz, Stratégique, février 2020.
[3] « As long as nuclear weapons exist, maintaining credible nuclear deterrence is essential for NATO and for European security. Germany will continue to do its part in nuclear sharing and will constantly provide the dual-capable aircraft this requires », Stratégie nationale de sécurité, juin 2023.
[4] La marine allemande évite la mer Rouge face à la « menace » houthiste, Le marin – Ouest France, 30 octobre 2024.
[5] Chief of the Navy, Commander’s intent 2025.
[6] Policy guidelines for the Indo-Pacific.
[7] Zeitenwende : La Bundeswehr face au changement d’ère, Élie Tenenbaum et Léo Péria-Peigné, Institut Français des relations Internationales, Septembre 2023.
[8] https://www.opex360.com/2025/05/16/la-marine-allemande-veut-une-capacite-de-frappe-dans-la-profondeur-basee-sur-le-missile-americain-tomahawk
[9] Mer baltique : un paysage stratégique qui se transforme, Brève Marine n°263, Centre d’Études Stratégiques de la Marine.
[10] Baltic Sea security: The view from Berlin, Claudia Major et Milena Kleine, Centre for military studies, Université de Copenhague, Janvier 2016.
[11] Un contexte plus large : l’engagement Baltique de l’Allemagne, le « consensus de Munich » et l’avenir de la sécurité européenne, Barbara Kunz, Institut Français des Relations Internationales, Octobre 2018.
[12] Russia’s Strategic Interests and Actions in the Baltic Region, Heinrich Brauss et Andras Racz, German Council on Foreign Relations, Janvier 2021.