Par Esteban Aguado, chercheur associé à l’Institut FMES
Le lundi 28 février 2022, quatre jours après que les premiers chars T–90 russes ont franchi la frontière avec l’Ukraine, marquant ainsi le début de l’invasion, la Turquie annonçait la fermeture des détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires militaires des pays non riverains, conformément à la convention de Montreux. C’était la première fois que l’article 19 de cette convention signée il y a près de 90 ans, le 20 juillet 1936, était invoqué par Ankara, rappelant la place centrale du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan dans la gestion de ce chokepoint stratégique[1].
De Lausanne à Montreux
La convention concernant le régime des Détroits – nom officiel du traité – est composée de 29 articles, quatre annexes et un protocole, ce qui semble peu pour un texte relativement contraignant, notamment pour les nations non riveraines de la mer Noire. Elle remplace la Convention de Lausanne de 1923 qui confirmait la libre circulation des navires dans le détroit du Bosphore, tout en précisant que la flotte militaire en mer Noire d’un État non riverain ne pourrait être supérieur à la flotte d’un des États riverains. Dans le même temps, le texte impose la démilitarisation de la côte, ce qui est remis en cause par Atatürk en 1935 et donne lieu à l’émergence d’une nouvelle convention.

Parmi les articles les plus célèbres, outre cet article 19, l’article 18 qui indique que « les bâtiments de guerre des puissances non riveraines ne pourront pas y rester plus de 21 jours » et limite à 30 000 tonnes le tonnage maximal de l’ensemble des navires de guerre d’un État non riverain[2]. En pratique, ce dernier point empêche toute présence de groupe aéronaval en mer Noire et à l’OTAN – par exemple – de déployer rapidement et en masse des bâtiments même s’il faut noter que les porte-aéronefs ne sont pas strictement interdits.
La mer Noire : un pivot pour Moscou
Pour l’URSS puis pour la Russie, ces détroits sont primordiaux et lui permettent d’accéder à la Méditerranée, cette mer chaude au cœur des préoccupations de Moscou depuis Pierre le Grand. La mer Noire – dite aussi région pontique – est vue par le Kremlin à travers un double prisme. D’une part celui d’une zone de contact avec ses compétiteurs occidentaux dans laquelle elle doit influer et, d’autre part, celui de l’enjeu énergétique, le terminal de Novorossiisk constituant le premier port du pays permettant l’exportation de céréales et d’hydrocarbures.
D’un point de vue militaire, grâce à sa flotte basée à Sébastopol en Crimée mais aussi à Novorossiïsk à l’Est de la mer d’Azov, flotte certes diminuée depuis le début du conflit avec l’Ukraine, il s’agit d’une clé pour la projection de forces et de puissance en Méditerranée. Le président Poutine précise d’ailleurs dans un discours en 2014 que « la Crimée […] et Sébastopol ont une importance civilisationnelle et même sacrée inestimable pour la Russie, comme le Mont du Temple à Jérusalem pour les adeptes de l’Islam et du Judaïsme[3] ». Au-delà de la mythification politique et mémorielle, ses propos confirment à la fois l’intérêt stratégique de la mer Noire pour Moscou et donc des détroits associés sans qui cette mer demeure fermée et donc d’un moindre intérêt.
Pour Ankara, un outil diplomatique et plus encore
Les détroits et la convention de Montreux confèrent à Ankara une place centrale qui cherche, malgré son appartenance à l’OTAN, à apparaître comme une puissance d’équilibre.
Une puissance en effet puisque, grâce à la convention, la Turquie est incontournable, ce qui lui fournit une aura et une stature certaines sur la scène internationale. Quant à l’équilibre, les limitations définies dans les différents articles codifient les flux vers la mer Noire et y empêchent de facto la présence de trop nombreux bâtiments de guerre. Plus largement, le domaine maritime est désormais un outil de puissance pour la Turquie qui a développé le concept de Mavi Vatan, la « patrie bleue », concept qui date du début des années 2000 mais dont l’essor est en 2019. Cette doctrine a plusieurs objectifs dont la contestation de la définition et du tracé des zones économiques exclusives de la Grèce, permettant ainsi de redéfinir les eaux sous juridictions turques, mais aussi un réinvestissement dans les domaines maritime et naval.
Ce dernier objectif s’adosse alors au développement des moyens de la marine parmi lesquels les programmes MILGEM (Milli Gemi, navire national) et MILDEN (Milli Denizalti, sous-marin national). Ainsi, Ankara devrait disposer en 2028 d’un porte-aéronefs (l’Anadolu, déjà en service), de 23 frégates et 12 sous-marins, soit un tonnage supérieur de 40 % par rapport à 2023[4] .

Depuis 90 ans, malgré les épisodes géopolitiques et les tensions stratégiques entre l’Occident et Moscou, le statut des détroits du Bosphore et des Dardanelles ne semble pas être remis en cause et demeure un élément notable pour la diplomatie turque. Alors que pour la Russie, pour qui les détroits sont un axe de projection, l’importance du statu-quo est primordiale, ce n’est pas le cas pour tous les autres États riverains. La Roumanie et l’Ukraine par exemple sont en effet davantage en faveur d’une libéralisation du régime de franchissement afin de permettre une présence plus massives des navires otaniens.
Le projet de construction du canal d’Istanbul, censé relier la mer Noire à la mer de Marmara et qui doit permettre la mise en place de taxes sur les passages, subit une forte opposition interne en Turquie car certains y voient la remise en question et une menace pour la convention de Montreux. Qui plus est, le projet apparaît comme une dépense excessivement importante, peu cohérente avec les finances d’Ankara, tout en faisant peser un fort risque sur les écosystèmes naturels. Pour autant, l’absence des limitations induites par Montreux aurait-elle transformé la physionomie du conflit en Ukraine? Il est permis d’en douter.
[1] L’accès à la mer Noire avait cependant déjà été interdit aux navires de guerre allemands entre 1943 et 1945.
[2] Exceptionnellement 45 000 tonnes.
[3] Discours de W. Poutine devant l’Assemblée Fédérale, 4 décembre 2014.
[4] Le réarmement naval en Méditerranée, Pierre Razoux, FMES, juin 2023.