Le 25 décembre 2017, le Kurdistan irakien votait en faveur de son indépendance. Ce référendum n’était pas sans revêtir une certaine légitimité. Dispersés sur l’Irak, la Turquie, l’Iran et la Syrie, les Kurdes nourrissent depuis longtemps le rêve d’un État indépendant. En 1920 la communauté internationale le leur accordait avec le traité de Sèvres, avant que ce projet ne soit finalement enterré au profit de la Turquie avec le traité de Lausanne de 1923. Surtout, ils ont récemment prouvé leur valeur en étant l’une des rares forces militaires de la région à combattre efficacement l’État islamique. Mais plus de trois ans après ce référendum, le Kurdistan indépendant est toujours un mythe, et doit le rester parce qu’il n’est pas souhaitable pour la stabilité du Moyen-Orient.

Le gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK) a été pendant longtemps le pôle kurde pour une construction politique notamment grâce à la très grande autonomie dont il jouit en Irak depuis la chute du régime de Saddam Hussein. Néanmoins, il comporte de nombreuses fragilités qui rendent son indépendance hasardeuse. Son économie est dans un état critique. La chute vertigineuse des prix du pétrole avec la crise de la Covid-19, dont le GRK tire la quasi-totalité de ses revenus, ne risque pas d’améliorer la situation. D’autant plus qu’en signe de contestation face aux velléités indépendantistes du GRK, Bagdad ne lui verse plus sa part du budget national irakien depuis 2014. De ce fait, le GRK éprouve de plus en plus de mal à payer ses fonctionnaires qui représentent 60% de sa population active. Cette situation risque d’accentuer la contestation du clan Barzani à la tête du Parti démocratique du Kurdistan irakien (PDK) qui domine le GRK. Il s’est servi de son monopole du pouvoir pour systématiser la corruption et amasser une fortune. Le PDK est également concurrencé par l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), autre parti politique dominant au Kurdistan irakien. Cette bipolarité entraîne une partisanisation de sa société, une division administrative de son territoire mais également une fragilité de son outil militaire. Seulement 27% des peshmergas dépendent du GRK, le reste étant aux ordres de l’UPK ou du PDK. Or en octobre 2017, en réponse au référendum d’Erbil jugé anticonstitutionnel, le gouvernement irakien reprend par la force les territoires irakiens conquis par le GRK à la faveur de la guerre contre l’État islamique. La prise de la ville de Kirkouk est facilitée par le retrait soudain des peshmergas de l’UPK qui cèdent à la pression de Bagdad et des États-Unis, alors que le président du GRK et leader du PDK Massoud Barzani avait ordonné de résister.

Le PDK, en plus de sa concurrence avec son penchant irakien de l’UPK, est également hostile au Parti démocratique kurde syrien (PYD) et au Parti des travailleurs kurdes (PKK) turc. Le régime de Bachar el-Assad a laissé le PYD acquérir une certaine autonomie au nord de la Syrie près de la frontière turque en échange de son aide contre l’État islamique et de sa neutralité dans la guerre civile. Le PYD est l’émanation syrienne du PKK turc, mouvement indépendantiste et socialiste en lutte armée contre Ankara. Or le PDK reproche au PKK et au PYD leurs orientations socialisantes. Mais surtout le GRK, pour s’inscrire sur le long terme dans le système régional et international, se développe en opposition au pankurdisme. Pourquoi ? Parce que sa survie vis-à-vis de l’extérieur est conditionnée par les relations qu’il entretient avec les pays frontaliers qui abritent des populations kurdes.

Or ni l’Iran, ni la Syrie, ni la Turquie ne souhaitent voir un État kurde indépendant, y compris irakien. Ce scénario présente un risque pour la stabilité de la région. Le PYD pourrait être amené à accroître ses exigences envers Damas qui déclencherait en retour une répression brutale, aggravant le fossé entre la Russie, soutien du régime syrien, et la coalition occidentale, soutien des Kurdes dans la lutte contre l’État islamique. Téhéran s’est aussi opposé au référendum de 2017 du GRK qui risque d’éveiller des velléités séparatistes chez sa population kurde. Qui plus est, un Kurdistan irakien indépendant à majorité sunnite bloquerait la réalisation de son projet géostratégique de croissant chiite du Liban au Yémen en passant par l’Irak, pays dominé par les chiites et sur lequel l’Iran tente de faire peser son influence. La Turquie ne veut pas non plus entendre parler d’un Kurdistan indépendant. Ankara l’a fait comprendre en lançant trois offensives entre 2016 et 2019 en Syrie et une en 2020 dans le Kurdistan irakien contre les territoires occupés par le PYD et le PKK.

Pour éviter le même scénario, le PDK irakien a développé des relations politiques et économiques avec la Turquie et l’Iran. Les produits turcs inondent le marché du Kurdistan irakien et les accords pétroliers sont à l’avantage d’Ankara et du clan Barzani. Durant les élections présidentielles et législatives turques de 2018, l’AKP, le parti d’Erdogan, a fait campagne à Erbil pour séduire l’électorat conservateur kurde de Turquie. L’Iran exporte d’importantes quantités de pétrole raffiné au Kurdistan irakien qui en retour exporte du pétrole brut vers la République islamique. Le GRK s’est également posé en garant de la stabilité et de la sécurité des frontières qu’il partage avec ses puissants voisins en s’opposant aux mouvements kurdes turcs, syriens et iraniens. Ce double-jeu d’Ankara et de Téhéran radicalise les oppositions entre les différents mouvements kurdes de la région et empêche l’émergence d’un Kurdistan indépendant.

L’un des moyens pour les Kurdes syriens et irakiens de se soustraire aux pressions extérieures était de rechercher le soutien de la communauté internationale. Mais celle-ci ne désire pas non plus voir un État kurde indépendant. Le conseil de sécurité de l’ONU n’a d’ailleurs pas reconnu le référendum de 2017 qui selon lui menace la stabilité de l’Irak et de la région. Washington, allié à la fois d’Erbil et de Bagdad dans la lutte contre l’État islamique, refuse de soutenir le projet d’indépendance du GRK pour les mêmes raisons. En effet, la sécession du Kurdistan irakien à majorité sunnite accentuerait en Irak le rapport de force en faveur des chiites déjà majoritaires, et donc les tensions confessionnelles. Ainsi, sans cet allié de poids, l’indépendance du Kurdistan irakien est compromise.

En octobre 2019, Trump avait d’ailleurs annoncé le repli des troupes américaines déployées au Kurdistan irakien et syrien pour satisfaire son partenaire turc, pilier essentiel de l’OTAN dans la région. En l’absence du bouclier américain, la Turquie a pu lancer son offensive en Syrie contre le PYD et dispose désormais d’un levier de pression supplémentaire sur le GRK irakien. Cependant, fin 2020, Washington s’est désolidarisé de la politique d’affirmation tous azimuts d’Erdogan jugée dangereuse pour l’Alliance atlantique et les intérêts des États-Unis. Le Congrès américain a d’ailleurs récemment voté des sanctions contre la Turquie pour 2021 après son achat de systèmes S-400 russes à l’été 2019. Si l’arrivée de Joe Biden à la Maison blanche ne débouchera probablement pas sur un Kurdistan indépendant, le nouveau président des États-Unis pourra être tenté de réaffirmer son soutien aux Kurdes syriens et irakiens pour faire pression sur Erdogan. D’autant plus que la résurgence de l’État islamique au Levant, plus que probable avec le retrait des troupes de la coalition en raison de la crise sanitaire, rendra nécessaire l’aide des Kurdes pour le combattre.

Il existe toutefois une puissance au Moyen-Orient qui soutient ouvertement un Kurdistan irakien indépendant, c’est Israël. Ce dernier y voit l’occasion d’affaiblir l’Irak et de gagner un allié supplémentaire dans la région. Ce serait également un gain géostratégique majeur puisque cela lui permettrait de faire directement pression sur l’Iran et contrebalancer la menace que font peser sur son territoire les Pasdarans déployés dans le sud-ouest de la Syrie au profit du régime de Bachar el-Assad. Pour autant, ce soutien reste problématique pour le Kurdistan irakien car il l’isole d’une partie de son environnement arabe et musulman dont l’appui reste une des conditions majeures pour parvenir à l’indépendance.

En définitive, si les crises ont permis aux différents mouvements kurdes de monter en puissance, ils ne sont toujours pas capables de briser le plafond de verre que les grands acteurs de la région ont placé au-dessus d’eux, acteurs dont ils sont pour l’instant condamnés à servir de forces d’appoint. Divisé, fragile, isolé diplomatiquement, belligène, le « moment kurde » tant attendu n’a pas eu lieu, et il n’aura sans doute pas lieu avant longtemps au risque de déstabiliser encore plus le Moyen-Orient.

Partager sur les réseaux sociaux

Rejoignez-nous

La newsletter FMES

Déposez votre mail pour vous abonner à notre newsletter mensuelle
et autres mailings (conférences, formations, etc.)

La newsletter FMES

Déposez votre mail pour vous abonner à notre newsletter mensuelle
et autres mailings (conférences, formations, etc.)