Incursion de l’armée ukrainienne en Russie: l’initiative risquée de Kiev

Pierre Razoux, directeur académique de la FMES a décrypté pour l’AFP l’incursion de l’armée ukrainienne en Russie.

« C’est un coup de poker pour éventuellement échanger la zone conquise avec d’autres territoires ukrainiens »

Paris (France) – 20 août 2024 12:16 – AFP(Didier LAURAS)

Deux semaines après le début de l’incursion ukrainienne surprise en Russie, Kiev a repris l’initiative dans la guerre, un coup de poker non dénué d’un certain brio, mais à la réussite incertaine.

Coincée depuis deux ans sur le front au sud et sud-est de son territoire, Kiev a pris tout le monde au dépourvu, alliés compris. L’Ukraine affirme désormais s’être emparée de 1.250 km2 et de 92 localités en territoire russe, tandis que Moscou affirme régulièrement « repousser » ses assauts.

Mais dans l’art de la guerre, avancer aujourd’hui n’est pas toujours gagner demain.

Au lendemain de l’offensive ukrainienne vers Koursk, la Maison Blanche indiquait vouloir en savoir plus sur ses « objectifs ». Depuis, Kiev s’en est expliqué.

« L’Ukraine ne souhaite pas occuper des territoires russes », a affirmé lundi l’aide présidentiel Mikhaïlo Podolyak. « Si nous parlons de négociations potentielles, nous devrons faire venir les Russes de l’autre côté de la table. A nos conditions ».

Et des atouts plus étoffés.

« C’est un coup de poker pour éventuellement échanger la zone conquise avec d’autres territoires ukrainiens », estime Pierre Razoux, directeur académique de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES).

Autre objectif : « détruire autant de potentiel de guerre russe que possible » et « créer une zone tampon » contre les bombardements, selon les termes du président Volodymyr Zelensky.

A grands objectifs, petits moyens. Kiev a fort à faire sur le front principal et a dû rester frugal dans son déploiement.

« L’Ukraine a envoyé quelques brigades mobiles de sa réserve stratégique, des unités mécanisées principalement équipées de matériel occidental, dont beaucoup de blindés à roues », explique Pierre Razoux.

« Il semble qu’outre le classique camouflage-dispersion des forces, les Ukrainiens soient parvenus à aveugler tout ou partie des capteurs russes par drones, guerre électronique et infiltration d’équipes de rangers », écrit l’historien militaire Michel Goya.

Le 6 août, Kiev « perce la frontière en six endroits avec semble-t-il autant de bataillons interarmes ». La progression est rapide, puis ralentit.

« Après le désarroi et la désorganisation initiale, les forces russes se sont déployées (…) dans la région (et) ont commencé à bâtir des positions défensives supplémentaires », soulignait vendredi le ministère britannique de la Défense.

Indiscutablement, une donnée nouvelle marque la guerre : l’apparition d’un second front.

« L’un ou l’autre camp devra faire un choix difficile sur ses priorités », estime Mick Ryan, général australien à la retraite, convaincu qu’aucun des belligérants ne pourra s’engager longtemps sur les deux.

A cet égard, Kiev s’est certes offert un indiscutable succès opérationnel, mais ses bénéfices restent d’autant plus inconnus que Moscou continue d’avancer lentement en Ukraine.

Vassili Kachine, de l’Ecole supérieure d’économie de Moscou, admet que les Ukrainiens « ont infligé un coup politique dur à la Russie, renforcé leur prestige, pris d’importants territoires. Mais ils n’ont pas conquis de sites stratégiques ».

Il décrit une « démarche politique très spectaculaire », mais qui pourrait à terme affaiblir « gravement » la position stratégique ukrainienne.

Pierre Razoux évoque pour sa part la fameuse « raspoutitsa » (ou « temps des mauvaises routes ») qui rendra les sols impraticables à l’automne.

Les blindés à roues sont « très efficaces l’été pour contourner, être mobile, avancer. Mais avec la pluie, la neige et la boue, ils deviennent un cauchemar car ils s’embourbent », explique-t-il à l’AFP.

Et Moscou « peut vouloir les laisser progresser, puis tenter de les encercler. La réserve stratégique de l’Ukraine serait alors neutralisée ».

Soucieux, à des degrés divers, que leurs armements ne soient pas utilisés en Russie, toujours inquiets de voir Moscou sur-réagir, les Occidentaux sont restés remarquablement prudents.

Le président américain Joe Biden a mis une semaine à réagir, se félicitant que l’opération « crée un vrai dilemme » pour le président russe Vladimir Poutine.

Des médias britanniques ont affirmé que Kiev utilisait des chars Challenger 2. Londres autorise Kiev à utiliser ses armes pour cibler le territoire russe, à l’exception notable des missiles longue portée Storm Shadow.

Paris n’a rien dit, d’abord obnubilé par ses Jeux olympiques puis paralysé par l’absence de gouvernement depuis la dissolution de l’Assemblée par le président Emmanuel Macron.

Quant à l’Allemagne, en quête d’économies budgétaires, elle a réduit de moitié l’an prochain ses aides militaires bilatérales à Kiev (de 7,5 à 4 milliards d’euros).

« L’objectif ukrainien est de démontrer que la victoire russe n’est pas inévitable », assure Mick Ryan. Et les destructions militaires infligées à l’ennemi pèseront dans l’évaluation occidentale de l’opération.

Au delà, le bénéfice de ce coup de poker reste à démontrer. « Aussi superbe et astucieuse qu’elle puisse être, l’offensive de Koursk pourrait ne pas modifier les plans de Poutine », prévient-il.

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