Article publié dans le Livre blanc destiné à préparer les débats des Rencontres méditerranéennes

Pour la troisième année consécutive, 2022 a été marquée par une forte recrudescence des migrations irrégulières : selon les données de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), plus de 200 000 personnes ont migré illégalement par voie maritime vers l’Europe, soit une augmentation de presque 40 % par rapport à 2021. Les migrations illicites ont ainsi atteint leur plus haut niveau depuis 2017.

La première difficulté des enjeux migratoires est qu’il confronte des enjeux de natures différentes et particulièrement sensibles : urgence humanitaire (2 à 3 000 migrants meurent chaque année en Méditerranée), déséquilibre abyssal entre l’Europe et son voisinage proche-oriental et africain, en termes démographiques et de condition de vie, ressentiment post-colonial et anti-occidental au sud, difficulté du maintien de la cohésion sociale au nord, instrumentalisation géopolitique antieuropéenne (en particulier par la Russie, la Turquie, l’Algérie et la Chine), objectifs d’organisations politiques divergents (sans-frontiérisme, communautarisme, État- nation), poids de la religion dans la société (qui se cristallise avec l’islamisme et l’athéisme), place de l’État dans l’action publique (affaibli depuis trente ans face aux ONG, aux entreprises ou aux mafias).

L’autre difficulté réside dans le fait qu’aucun indicateur n’indique que le phénomène migratoire se régulera naturellement. La Méditerranée sépare deux mondes qui divergent et cette divergence suscite structurellement des flux humains qui s’accroissent.

Un phénomène ancien qui risque de s’accentuer dans le futur

La migration a toujours existé en Méditerranée, mais les divergences croissantes des conditions de vie entre les deux rives et l’explosion démographique du Continent africain lui font changer d’échelle. Le phénomène migratoire est donc bien un phénomène systémique.

Plus encore que le Moyen-Orient, l’Afrique est le continent le plus touché par les facteurs déstabilisants qui incitent à la migration (notamment la concurrence géopolitique, les guerres, les facteurs socio-économiques, la démographie, la dégradation de l’environnement et la pénurie de ressources). Sa proximité géographique avec l’Europe compense le handicap d’être faiblement intégré à la dynamique de la mondialisation. Le potentiel migratoire est donc très élevé.

Les facteurs de déclenchement sont importants. L’existence à proximité de la Méditerranée de zones de conflit (Syrie, Libye, Soudan), de foyers potentiels de crise (Irak, Liban, Algérie, Sahel) et de zones accueillant un grand nombre de personnes déplacées et réfugiées (Turquie, Liban, Libye, Tunisie, Maroc) représentent autant de détonateurs possibles pour mettre en branle des phénomènes de mouvements humains vers l’Europe.

Nous sommes donc dans une situation où une population africaine et moyen-orientale toujours plus nombreuse est amenée à vivre dans des conditions qui se dégradent structurellement, à proximité d’un espace européen préservé, et où un nombre important de crises peuvent jouer le rôle de déclencheur.

Des migrants exploités par les réseaux criminels et instrumentalisés par certains États

A cette situation instable s’ajoute le jeu des intérêts d’acteurs tiers. Le trafic de migrants est l’un des principaux domaines de criminalité qui affecte les frontières extérieures de l’UE. Plus de 90 % des migrants irréguliers qui atteignent l’UE ont recours à des passeurs pendant tout ou partie de leur voyage.

Les activités de trafic de migrants sont enracinées à la fois dans les pays de passage, où les passeurs tentent d’attirer les migrants et d’offrir leurs services, et dans l’UE, où les réseaux criminels facilitent les mouvements secondaires/internes et les exploitent.

Une nouvelle route migratoire illustre ce phénomène : celle qui part de Cyrénaïque en Libye. Les migrants rallient directement ce pays par avion puis partent par bateau vers l’Italie. Cette filière a été créée en 2021 par des réseaux criminels et le volume de migrants l’empruntant double chaque année (10 000 en 2022, déjà le même nombre pour les 6 premiers mois de 2023. Le drame du 14 juin, au départ de Tobrouk, s’inscrit dans ce modèle). Ce trafic est accru par la professionnalisation de ces activités criminelles. Les outils numériques sont utilisés à tous les stades du trafic de migrants, de la publicité et du recrutement de clients ou de facilitateurs, à la communication avec les migrants en situation irrégulière ou entre passeurs, en passant par le partage de conseils de voyage, la fourniture de documents frauduleux et les contre-mesures à l’application de la loi.

L’instrumentalisation de la migration par des acteurs étatiques est une autre tendance inquiétante. L’utilisation des migrants en tant qu' »arme » à des fins politiques et stratégiques est une illustration de la nature de plus en plus hybride des combats qui sont menés à l’encontre de l’Union européenne.

C’est ainsi la stratégie du Président turc Erdogan qui utilise les déplacements de population comme une menace directe en Méditerranée orientale, ou indirectement en Méditerranée centrale grâce à son influence en Libye, pour renforcer sa position de négociation et de marchandage avec l’Union européenne.

De l’autre côté de la Méditerranée, le Maroc qui contrôle la frontière de l’enclave espagnole de Ceuta a laissé passer brutalement 6 000 migrants le 21 mai 2021 pour modifier, avec succès, la position de l’Espagne à l’égard du Sahara occidental.

Quelles réponses face à ces enjeux

La priorité est d’abord de s’attaquer à la cause de ces migrations qui réside avant tout dans l’augmentation considérable de l’écart des conditions de vie entre les continents africain et européen. Un nouveau logiciel de l’aide au développement, moins conditionné aux changements politiques et sociétaux et plus orienté vers un développement économique efficace, soutenable et vérifiable, qui devra être associé à un transfert massif de richesse lui aussi traçable, doit être étudié.

Sur le plan du phénomène migratoire proprement dit, outre la nécessité d’améliorer l’intégration des migrants pour éviter la babélisation des sociétés européennes, il semble important de remettre de la Politique là où certains acteurs non-gouvernementaux (humanitaires, économiques ou criminels) peuvent avoir intérêt à l’amplification du phénomène.

Aujourd’hui, au côté de la Guardia Costiera italienne qui a secouru plus de 100 000 migrants en provenance de Tunisie et d’Italie en 2022, la « flotte ONG » est composée d’une quinzaine de navires assurant une quasi permanence en Méditerranée centrale, soutenus par d’intenses campagnes de communication ; cette présence crée un faux sentiment de sécurité pour les migrants et constitue un facteur d’incitation aux départs.

Il faut également souligner un détournement de fait du droit de la mer. Considérant que les migrants en mer courent un risque vital, les ONG ont obtenu que chaque départ de migrants soit considéré comme une détresse en mer. De ce fait, conformément aux dispositions de la convention « safety of life at sea » (SOLAS), chaque départ est traité non pas comme une tentative d’immigration illégale, mais comme une détresse maritime. Des moyens de secours sont alors systématiquement envoyés pour prendre en charge les migrants, qui sont ensuite débarqués dans des ports européens. Les organisations criminelles ont bien compris tout l’intérêt de ce détournement du droit international. De nouvelles règles sont donc nécessaires pour préserver les vies humaines lorsqu’elles sont en danger, tout en permettant aux Etats européens d’assurer un contrôle des entrées sur leur territoire pour éviter un rejet massif de la part de leurs populations.

Il paraît aussi indispensable qu’une solidarité européenne se mette en place pour aider l’Italie qui est seule en première ligne face à un flux représentant 75% des entrées illégales par voie maritime dans l’espace Schengen. A ce titre une réflexion sur le rôle de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, appelée communément Frontex, est urgente.

Il est également nécessaire d’apporter une réponse institutionnelle en poursuivant les efforts de coopération pour la gestion des frontières entre l’UE et les pays d’Afrique du Nord pour soutenir le renforcement de leurs capacités de gestion des frontières et mieux garantir le respect des droits fondamentaux dans la région.

Une attention particulière doit enfin être portée aux influences étrangères anti-européenne dans les pays d’origine des migrants, accentués par les rivalités de puissance. Certains pays africains sont particulièrement vulnérables aux campagnes de désinformation ciblées visant à influencer l’opinion publique et politique dans un sens hostile à l’Union européenne qui les aide pourtant à se développer.

En conclusion, face à ce phénomène structurel aux conséquences potentiellement désastreuses, les stratégies de la porte béante et de la forteresse sont inopérantes.

Une remise en cause de la relation entre les deux rives de la Méditerranée paraît indispensable. Comment aider les États du Sud sans restreindre leur souveraineté ? Comment favoriser un développement efficace, durable et autonome en respectant les spécificités d’un monde qui doit pouvoir rester lui-même ? Comment justifier au Nord un renforcement massif de notre solidarité pour réduire l’écart de niveau de vie ? Comment dissuader les profiteurs et les États qui cherchent à instrumentaliser le malheur pour affaiblir l’Europe ?

Il nous faudra de la lucidité, de l’intelligence, du courage et de la générosité.

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