Pierre Pahlavi, directeur adjoint du département des études de la Défense et professeur titulaire au Collège d’état-major des Forces canadiennes de Toronto (CFC). Une version de cet article est également disponible sur le site du Réseau d’analyse stratégique (RAS) du ministère de la Défense nationale du Canada.
À la veille de l’élection présidentielle iranienne qui se tiendra le 18 juin 2021, la République islamique iranienne apparaît plus figée que jamais. Sans doute serait-il prématuré, comme le font certains analystes, d’évoquer une mort prochaine du régime tant celui-ci a démontré, par le passé et jusqu’à récemment, son extraordinaire capacité de résilience. Néanmoins, les conditions dans lesquelles s’est déroulé jusqu’ici le processus de sélection des candidats à la présidentielle témoignent d’une forme de sclérose institutionnelle et de rigidification politique.
Au cours des précédentes échéances électorales, les Iraniens ont pris l’habitude de voir le pouvoir en place disqualifier les prétendants les plus « réformateurs ». Placé sous le contrôle des conservateurs de tous poils, le puissant Conseil des gardiens de la Constitution – dont la fonction est notamment de valider les candidatures – a toujours eu coutume de marginaliser les postulants considérés comme étant les plus anti-establishment. Mais cette année, le Conseil a plus que jamais mis un point d’honneur à écarter les prétendants les moins orthodoxes et les plus populaires. La disqualification d’Ali Laridjani est à cet égard tout à fait symptomatique. L’ancien président de l’Assemblée consultative islamique d’Iran, pourtant homme du sérail et figure historique du camp conservateur, s’est vu écarter en raison de ses prises de position en faveur d’une relance de l’économie, d’une position plus conciliatrice dans le dossier nucléaire et d’une certaine forme de reprise du dialogue avec les États-Unis. Son frère, Sadegh Laridjani, chef du système judiciaire iranien et membre influent du Conseil de discernement (autre institution clef du système islamique), s’est lui-même insurgé contre cette décision qu’il a qualifiée d’inique et d’indéfendable. D’autres figures de proue du clan conservateur dont l’ancien président Mahmoud Ahmadinejad, de même que le vice-président Eshagh Djahanguiri réputés proches des réformateurs, n’ont pas non plus été jugés aptes à concourir à la prochaine élection présidentielle.
Sur les 600 candidats initialement inscrits sur les listes électorales, dont une vaste majorité de conservateurs, seul sept figures du régime se sont vues autorisées à se présenter aux élections présidentielles parmi lesquels Saeed Djallili, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, et Mohsen Rezaei, ancien commandant du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et actuel secrétaire du Conseil de discernement. La plupart des analystes conviennent cependant que sur ces sept « élus », six d’entre eux ne sont en fin de compte que des figurants dont la seule fonction est de servir de faire-valoir pour légitimer l’élection du seul et unique véritable prétendant du régime : L’hodjatoleslam (rang inférieur du clergé chiite) Ebrahim Raïssi, directeur de la fondation (ou Bonyad) Astan-e Qods-e Razavi, chef du système judiciaire iranien et vice-président de l’Assemblée des experts. Le procédé est si flagrant que la presse iranienne n’hésite plus à le qualifier de “candidat sans rival“.
Favori de l’ayatollah Ali Khamenei, Guide suprême de la révolution islamique, cet ultraconservateur est un farouche partisan de l’application de la Charia et du principe théocratique du Velayet-e faghih hérité de l’ayatollah Khomeini au détriment de la promotion des libertés publiques et des droits individuels. Âgé de 60 ans, Ebrahim Raïssi est un proche d’Ali Khamenei dont il a été élève au séminaire. Figure hautement controversée tant en Iran qu’à l’étranger, Ebrahim Raïssi est, entre autres, tristement célèbre pour le rôle central qu’il a joué à la toute fin de la guerre Iran-Irak dans l’exécution massive de prisonniers et de dissidents politiques (1988). En tant que juge en chef, ce Fouquier-Tinville iranien porte également une responsabilité de premier plan dans la préservation du caractère extrêmement répressif du système judiciaire iranien et dans le fait que seule la Chine exécute un plus grand nombre de prisonniers politiques chaque année que l’Iran.
D’aucuns conjecturent que, en plus de sa probable élection au mois de juin prochain, Ebrahim Raïssi est fortement pressenti pour devenir le prochain Guide suprême de la révolution islamique. Sa position de vice-président de l’Assemblée des experts constitue à cet égard un véritable atout puisque c’est cet organe qui a la charge de choisir les nominations à cette position tant convoitée. Vieillissant et malade, l’ayatollah Khamenei a par ailleurs toutes les raisons de voir en lui un dauphin idéal susceptible de prolonger son propre règne et de pérenniser le régime islamique. En ce sens, l’ascendant que connaît actuellement Raïssi sur la scène politique iranienne est révélateur d’un repli du régime islamique sur lui-même et d’un processus de radicalisation institutionnelle. Pour l’heure, le poste de président de la République iranienne pourrait constituer un marchepied pour accéder à cette fonction souveraine en cas de décès d’Ali Khamenei (82 ans).
En attendant de poursuivre son ascension au sein du système politique iranien, Ebrahim Raïssi promet, s’il vient à être élu président, d’imprimer une orientation autrement plus intransigeante que celle de son prédécesseur, l’ayatollah Rouhani, aux relations de la République islamique iranienne avec les Occidentaux. Certes, et contrairement à ce que l’on a l’habitude de croire en Amérique du Nord et en Europe, le président de la République ne jouit que de pouvoirs très limités au sein du système politique iranien. La Constitution de 1979 restreint considérablement les prérogatives du chef de l’exécutif dont le rôle est le plus souvent réduit à celui de « secrétaire » au service du Guide suprême ; ce dernier reste dans les faits le véritable maître d’œuvre de la politique étrangère et de sécurité de la République islamique. C’est la raison pour laquelle l’ayatollah Khamenei s’assure traditionnellement que n’accèdent à ce poste que des candidats connus pour leur loyauté et leur docilité envers les institutions non-élues du régime et envers le Guide suprême en particulier.
Nonobstant le rôle limité qui sera le sien s’il est élu, il convient de noter que le candidat Raïssi a fait campagne sur le thème de l’intransigeance vis-à-vis des États-Unis et les chancelleries occidentales. Cet hodjatoleslam (rang inférieur du clergé chiite) ne fait pas mystère de son hostilité envers un réchauffement des relations avec les gouvernements occidentaux ou envers la reprise des négociations pour un nouvel accord nucléaire élargi avec les pays du P5+1. Faisant référence aux difficultés économiques extrêmes auxquelles fait actuellement face l’Iran et à la nécessité de trouver une solution pour sortir de cette ornière, Raïssi a repris à son compte la déclaration du Guide suprême selon laquelle les dirigeants iraniens ne devraient pas “ne perdre ne serait-ce qu’une seconde” à essayer de faire lever les sanctions américaines. Dans cette même perspective, Raïssi a aussi déclaré : “Au lieu de chercher à négocier avec l’ennemi, nous devons résoudre les problèmes économiques du pays en gérant correctement les capacités humaines et naturelles du pays.”
Par conséquent, l’élection fort probable d’Ebrahim Raïssi n’augure pas seulement d’un durcissement des relations irano-occidentales, mais aussi d’une certaine forme de bunkerisation du régime islamique. De manière générale, l’issue de la prochaine élection présidentielle promet de confirmer l’orientation anti-occidentale et pro-asiatique du régime iranien ainsi que son arrimage croissant sur la Chine et le bloc des pays de l’Organisation de coopération de Shanghai.