La manière odieuse dont Donald Trump et son vice-président James Vance ont organisé l’humiliation du président ukrainien Volodimir Zelenski à la Maison Blanche le 28 février restera dans les annales. Sur le fond elle rappelle que l’époque est marquée par la force brute, l’absence de morale ou d’idéologie et l’indifférence à l’égard des faibles : Vae victis. Sur la forme elle illustre à la fois le style brutal et imprévisible de la nouvelle administration américaine, mais aussi le fait que la sidération est devenue un outil banalisé des relations internationales pour prendre l’ascendant sur son adversaire, son rival, voire son partenaire.
Cet emploi décomplexé de la force d’Etat est également visible en politique intérieure : l’arrestation arbitraire du principal opposant Ekrem Imamoglu par président turc R.T. Erdogan, la condamnation de l’écrivain Boualem Sansal par un tribunal algérien aux ordres du président Tebboune ou le limogeage du chef du Shin Bet (renseignement intérieur) et de la conseillère juridique du gouvernement israélien par le premier ministre B. Netanyahou en ont été les illustrations ces dernières semaines.
Au Moyen-Orient les puissances s’affairent. Le premier ministre israélien, par hubris devant les succès de Tsahal et pour retarder la commission d’enquête le concernant, a ordonné la reprise des hostilités dans la bande de Gaza, profitant du blanc-seing donné par la Maison Blanche. On peut s’attendre à une annexion partielle de Gaza et de la Cisjordanie, puisque Washington ne semble pas vouloir s’y opposer, et à une action militaire visant l’Iran si Donald Trump donne son accord. Ce pourrait être le cas car la tentative de négociation à la hussarde avec l’Iran semble mal partie : Téhéran a fait savoir qu’il ne négocierait pas avec Donald Trump compte tenu de sa manière de traiter ses interlocuteurs, lui préférant pour l’instant les canaux de discussion avec les Européens, les Russes et les Chinois.
Les frappes américaines au Yémen face aux Houthis pourrait être un signal donné aux autorités iraniennes. Les cibles en Iran pourraient être des objectifs symboliques et non-vitaux pour le régime, tels que les installations militaires déployées sur les îles du golfe Persique (Farsi, petite et grande Tunb, Abu Mussa, Larak, Qeshm), sans toutefois viser le cœur du pays. Ce serait également un signal fort en direction de la Chine pour lui signifier la fragilité de ses lignes d’approvisionnement énergétique transitant par le Golfe. L’annonce toute récente de l’envoi d’un groupe aéronaval supplémentaire au Moyen-Orient n’est en tout cas pas le fruit du hasard.
Difficile donc d’anticiper les décisions du président américain dans la région. Concernant l’Irak et la Syrie, ses troupes restent en place, au soulagement finalement de nombreux acteurs qui y voit une stabilisation dans un espace particulièrement volatile. Ahmed Al-Sharaa n’a en effet pas démontré qu’il était capable de mettre en œuvre le programme qu’il a vendu aux occidentaux de stabilité et d’inclusion, ce qui inquiète ses voisins arabes. Les voisins turcs et israéliens en profitent pour placer leurs pions, de même que les Russes qui n’ont pas dit leur dernier mot.
La même incertitude règne sur la réaction de Washington au jeu du Kremlin sur l’accord de paix en Ukraine. Pour l’instant, l’équipe américaine semble avoir trouvé un cessez-le-feu provisoire en mer Noire qui avantage indubitablement la partie russe. Mais nul ne sait ce qu’il a obtenu en échange, à part la satisfaction de pouvoir se réjouir de ce « succès » sur les réseaux sociaux. Que se passerait-il s’il parvenait à la conviction de s’être fait rouler dans la farine ? Quoi qu’il en soit, son attitude bienveillante à l’égard de la Russie et humiliante à l’encontre de l’Ukraine et des Européens constitue une formidable aubaine pour les dirigeants russes qui parlent désormais de leur « partenaire américain » pour désigner les Etats-Unis. Ce sera l’un des thèmes de notre prochaine conférence (inscriptions sur le lien) après celle passionnante de Xavier Tytelman sur l’Ukraine. Cette tentative inspirée de H. Kissinger de retourner un des membres de l’équipe adverse s’ajoute à une politique inspirée de J. Monroe et de T. Roosevelt qui vise à sécuriser la zone d’influence américaine dans une politique impériale qui fait peu de cas de la souveraineté de ses voisins mexicains, canadiens et danois.
Ce retournement de situation, loin d’être imprévu – nous l’évoquions dans nos colonnes depuis l’été dernier – aura eu au moins un mérite : sonner le tocsin pour une Europe qui se réveille désormais seule face à l’appétit de ses adversaires, de ses rivaux et de ses anciens partenaires qui lui tournent désormais le dos. Le réarmement évoqué par de nombreux Etats européens dont la France, est indispensable, mais il ne servira à rien sans un réarmement moral et intellectuel qui reste le facteur clé de notre survie en tant qu’entité indépendante. Pour cela, l’Europe doit accepter de faire des sacrifices et réapprendre à faire peur pour dissuader tous ceux qui rêvent de l’humilier pour mieux pouvoir la dépecer. C’est le sens de l’article sur les risques de contournement par le bas de la dissuasion nucléaire que nous publions dans cette lettre (lire l’article). Le renforcement des capacités militaires européennes est donc de nouveau d’actualité. Le chantier est immense et il serait illusoire de ne pas commencer par renforcer le pilier européen au sein de l’OTAN (lire l’article). Les débats politiques ne font que commencer, notamment au sein des courants politiques national-conservateur d’ores et déjà au pouvoir en Europe (notamment en Hongrie, en Slovaquie et en Italie) ou susceptible d’y accéder (en France et en Allemagne par exemple), qui revendiquent tantôt une proximité avec le Kremlin, tantôt avec la nouvelle administration américaine, voire avec les deux.
Notre article du mois traite enfin des recompositions géopolitiques en Afrique (lire l’article) à travers le rôle de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) créée par les gouvernements militaires du Mali, du Niger et du Burkina Faso dont la rhétorique, souvent soutenue par de puissants mouvements populaires souverainistes et patriotes, rejoint largement les arguments d’hostilité envers les normes démocratico-libérales européennes désormais brandies sans complexe par les nouveaux responsables américains. La guerre à l’est de la République démocratique du Congo illustre, elle aussi, la dégradation au sein du continent et de la complexité des enjeux historiques, politiques, communautaires et économiques qui s’entremêlent. Notre carte du mois tente d’éclaircir ce dossier brulant.
Vous pouvez compter sur la FMES pour vous aider à décrypter cette période cruciale de ruptures.
L’équipe de direction de l’Institut