Le secrétaire d’état à la marine des États-Unis a annoncé en mars 2020 qu’il allait demander à une commission d’experts d’évaluer le « futur » des porte-avions et de l’aéronavale embarquée à l’horizon 2030. La mise en place de cette commission d’études, au mandat de 6 mois, intervient alors même que le premier porte-avions de la série Ford suscite d’âpres débats, tant par son coût que par ses retards1. Or les concepts d’emploi et les zones de déploiement des groupes aéronavals américains illustrent les tendances profondes traversant la géopolitique navale américaine. Ces déploiements, signes majeurs de la stratégie américaine depuis la 2nde guerre mondiale, restent historiquement concentrés sur les régions du « Rimland », tenant ainsi en respect les puissances continentales (Chine et Russie notamment) composant le « Heartland »2. Cette situation perdure toujours, la marine américaine se concentrant résolument sur le Pacifique Ouest et s’ouvrant de nouveau sur l’Atlantique Nord dans une logique de lutte contre les « peer or nearpeer adversary » russe et chinois. Dans ce cadre, les déploiements de groupes aéronavals américains ont été marqués depuis 2018 par des « ruptures » particulièrement révélatrices tant en termes doctrinaux que géographiques: première escale d’un porte-avions américain au Vietnam depuis 1975, déploiements inédits en Atlantique Nord, absence historique de groupe aéronaval américain dans le golfe arabo-persique pendant la majorité de l’année 2018, entraînements réguliers aux « dual carrier operations », montée en puissance d’un concept de porte-avions « léger ». L’utilisation des groupes aéronavals évolue également, les déploiements longtemps programmés à l’avance s’estompant au profit d’une certaine imprévisibilité, tant dans la composition ou dans la durée des projections. La marine américaine fait ainsi désormais le pari du « temporary surge » naval via la concentration d’efforts navals multiples sur des zones précises et à des moments choisis, le tout devant permettre d’asseoir rapidement leur suprématie militaire dans les zones de crise. Quelle est donc la réalité de ces déploiements aéronavals américains et quelle est la portée des ajustements doctrinaux en cours ? Ces ajustements signifient-ils la fin des « super porte-avions » tels que connus ces dernières décennies ?
Une priorité géopolitique: contrer l’activisme des puissances « continentales »
La marine américaine a résolument pris l’option de se concentrer sur le Pacifique Ouest, en accord avec la « National Defense Strategy » et sa perception de la menace chinoise en Asie à l’horizon 2040 (« peer or near-peer adversary »). Ainsi, et outre les déploiements « symboliques » de type Freedom of Navigation Operations (FONOPS) en mer de Chine méridionale et la reprise depuis l’été 2018 de transits opérationnels mensuels dans le détroit de Taïwan, l’envoi régulier de groupes aéronavals et amphibies dans les zones disputées géopolitiquement par la Chine constitue une démonstration ostensible de la force navale américaine. La permanence et l’importance de ces déploiements, tant dans leur rythme que dans leur volume (avec des concentrations ponctuelles, depuis 2018, de plusieurs groupes aéronavals dans le cadre des « dual-carrier operations ») démontrent en effet clairement à la Chine la volonté américaine de défendre militairement ses intérêts à proximité de la « 1ère chaîne d’îles » (ligne virtuelle allant du Japon à Taïwan, aux Philippines et à l’Indonésie). De telles démonstrations de force rassurent évidemment les alliés régionaux des États-Unis, solidifiant ainsi l’architecture de sécurité asiatique face à la Chine, et s’inscrivent pleinement dans la stratégie de « pivot » asiatique initiée par l’administration Obama en 2011. L’irruption de la Russie en Méditerranée et en Atlantique Nord depuis la crise ukrainienne de 2014 a cependant ralenti ce « grand rééquilibrage » américain vers la zone Pacifique. Certains pays de l’OTAN, tout comme d’ailleurs le commandement américain pour l’Europe, ont en effet réclamé une présence renforcée de forces américaines en Europe afin de « dissuader » la Russie de tout nouvel aventurisme sur le vieux continent. Le renforcement des moyens navals consacrés à la 6ème flotte, notamment au travers du déploiement plus régulier de groupes aéronavals ou amphibies sur les façades maritimes européennes est dans ce cadre ardemment demandé. Les groupes amphibies et aéronavals américains, bien que non présents en permanence, ont effectivement accru depuis 2017 leurs déploiements sur les flancs Ouest et Sud de l’Europe, notamment pour de grands exercices avec les alliés de l’OTAN (exemple de Trident Juncture en 2018). Ces déploiements rassurent là aussi les alliés et permettent de démontrer à la Russie le maintien de l’implication navale américaine sur la façade Est de l’Atlantique, notamment pour la protection des convois logistiques transatlantiques, essentiels en cas de conflit majeur sur le théâtre européen. Les déploiements aéronavals américains pourraient par contre devenir plus imprévisibles qu’auparavant en Méditerranée et dans le golfe arabopersique, l’année 2018 symbolisant à ce titre une rupture avec l’absence de tout groupe aéronaval dans cette région pendant près de 9 mois de l’année. A contrario, le printemps 2019 a vu la réapparition, pour une longue durée, d’un groupe aéronaval américain en mer d’Oman, dans le contexte de la crise iranienne. En mars 2020, deux porte-avions y étaient même présents dans le cadre de « dual carrier operations », symptomatiques des démonstrations de force de la marine américaine. Toutefois, et dans les périodes d’absence de porte-avions, les groupes amphibies américains prennent le relais, certains d’entre eux étant d’ailleurs dotés d’une puissance de feu accrue (cas des groupes disposant d’aéronefs de type F-35B).
Les forces aéronavales, des acteurs essentiels de la puissance maritime américaine…
Pour faire face à ses responsabilités de puissance maritime mondiale, la marine américaine estime généralement ses besoins à 4 groupes aéronavals déployés en permanence, dont au moins deux dans la région Indopacifique. La marine américaine table en outre sur la possibilité de déployer 6 porte-avions dans le 1er mois d’une crise majeure, renforcés d’un 7ème dans les 3 mois suivant le déclenchement de ladite crise. D’où un besoin théorique total de 12 groupes aéronavals pour tenir compte des périodes d’entretien et d’entraînement. Le groupe aéronaval semble donc toujours perçu pour les années à venir comme le symbole par excellence de la projection de puissance américaine. Celui-ci reste en effet par essence une force navale capable d’infliger d’importants dégâts à une flotte adverse tout en étant une base aérienne et logistique projetable, disposant de capacités de détection et de renseignement avancées, dotés de capacités de frappe puissante et immédiate, y compris nucléaire. Si l’intérêt tant militaire que diplomatique (par sa seule présence dans une région donnée) du groupe aéronaval est bien établi, son emploi a été toutefois récemment soumis à plusieurs inflexions doctrinales. Ces évolutions ont été présentées en décembre 2018 par l’amiral John Richardson (chef d’état-major de la marine américaine à l’époque) dans une feuille de route ambitieuse afin de « maintenir la supériorité maritime » américaine face à la Chine et la Russie, y compris dans les « zones grises » de conflit. Ainsi, et si la marine américaine parie toujours sur l’idée de « létalité distribuée » (amélioration notable des capacités offensives de chaque unité), elle s’est également emparée du concept de « Dynamic Force Employment » qui vise à faire porter des efforts ponctuels et imprévisibles dans les zones de tensions géopolitiques. Ainsi, chaque flotte pourra se voir renforcée, en cas de besoin, de groupes aéronavals dont les déploiements ne seront ainsi plus forcément planifiés longtemps à l’avance. La marine américaine fait ainsi le pari du « temporary surge » naval via la concentration d’efforts navals sur des zones précises et à des moments choisis, le tout devant permettre d’asseoir rapidement leur suprématie militaire dans les zones de crise. Selon le même esprit, les concentrations ponctuelles de groupes aéronavals dans le cadre des « dual-carrier operations » seront privilégiées quand cela est possible3, afin de maintenir une suprématie navale absolue dans les éventuelles zones d’engagement. Le « coût » des porte-avions4 et leur vulnérabilité potentiellement accrue, notamment face aux missiles supersoniques et aux missiles balistiques guidés (tels les missiles balistiques « antinavires » mobiles de type DF21 et DF26 chinois, appelés aussi « carrier killers »), pourraient enfin pousser la marine américaine à protéger ses unités précieuses et donc à les éloigner davantage des zones de combat5 en les utilisant en « stand off » pour le lancement d’aéronefs alors nécessairement capables de raids à longue distance. De telles évolutions, si elles se réalisaient, pourrait alors changer la mission même de ces groupes puisque l’essentiel des frappes contre terre serait laissé aux seules unités dotées de missiles de croisière et aux aéronefs à long rayon d’action de l’armée de l’air. Les groupes aéronavals reviendraient alors à leur mission originelle, celui de la seule suprématie navale contre des forces adverses en mer, sauf évidemment à faire évoluer la composition de leur groupe aérien au profit d’aéronefs à très long rayon d’action.
Vers un retour des porte-avions « légers » ?
Si les déploiements aéronavals américains sont plus aléatoires qu’auparavant dans certaines zones considérées comme « secondaires », des groupes amphibies « améliorés » y semblent avoir pris le relais6, réactualisant alors progressivement le concept de « porteavions léger ». Le déploiement de l’USS Wasp au début de l’année 2019 dans le SudEst asiatique, ce dernier embarquant 10 F-35B, au lieu des 6 habituellement, en constitue un exemple majeur, sachant que les nouveaux LHA de classe America pourront embarquer chacun, dans les prochaines années, une vingtaine de F-35B. De telles unités, disposant de capacités versatiles et d’une puissance de feu conséquente par rapport à leurs potentiels adversaires, pourraient alors permettre à terme à la marine américaine de « conserver » le plus possible ses groupes aéronavals pour les seules zones de friction avec la Chine et la Russie.
Les groupes aéronavals constituent toujours l’ossature des forces navales américaines pour leur stratégie de puissance à l’échelle mondiale. Toutefois, en raison de l’émergence de nations concurrentes développant des stratégies de déni d’accès conséquentes (Russie et Chine notamment), ces groupes semblent plus vulnérables que dans les décennies passées et doivent donc voir leur doctrine d’emploi évoluer. Les déploiements des groupes aéronavals deviennent donc progressivement plus ponctuels, plus imprévisibles et potentiellement plus éloignés des zones de crise qu’auparavant. Enfin, l’adjonction de groupes amphibies dotés de moyens aériens conséquents et modernes renforce la « masse » existante des moyens de projection aéronavals, notamment dans les zones « secondaires »de crise. La puissance aéronavale couplée aux moyens amphibies va donc rester toujours aussi pertinente qu’auparavant tout en continuant de s’adapter logiquement aux stratégies de ses adversaires.
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1 L’USS Gerald R. Ford pourrait en effet effectuer son 1er déploiement opérationnel en 2024, soit 4 ans plus tard qu’escompté initialement.
2 Conformément aux théories géopolitiques de Mackinder, reprises par Spykman.
3 Y compris avec des alliés, notamment français et britanniques.
4 La marine américaine ne devrait d’ailleurs pas atteindre son objectif de 12 porteavions avant 2065 et la question du désarmement prématuré de l’USS Truman est régulièrement posée, la marine cherchant à dégager des marges de manœuvre budgétaires pour les autres programmes de construction… En outre, la série des porte-avions de type Ford pourrait s’arrêter à 4 unités seulement, en raison de coûts prohibitifs.
5 Entre 500 et 1000 milles nautiques en fonction de la menace.
6 Comme l’ont montré en 2018 certaines missions des groupes Iwo Jima et Essex, ce dernier ayant été d’ailleurs équipé de F-35B pour leur premier déploiement opérationnel, avec notamment des frappes en Afghanistan.