Résumé:
L’accord provisoire du 13 août 2020 de normalisation des relations entre Israël et les Emirats Arabes Unis est un pari risqué qui est une bonne nouvelle pour ses signataires, pour la Maison Blanche, l’Europe et la Chine. Il n’est pas sûr toutefois qu’il suffise à assurer la réélection de Donald Trump. C’est en revanche une mauvaise nouvelle pour les Palestiniens, le monde arabe qui apparaît plus divisé et fragmenté que jamais, l’Iran, la Turquie et dans une moindre mesure la Russie. S’il est formalisé dans les semaines qui viennent, il aura des conséquences sur les équilibres géopolitiques au Moyen-Orient. Cet accord, qui accroît les frustrations régionales et nourrit le nationalisme ambiant, n’est pas de nature à contribuer à la démocratisation de la région.
Le 13 août 2020, quelques semaines avant les échéances du 18 octobre (fin probable de l’embargo de l’ONU sur les ventes d’armes conventionnelles à l’Iran[1]) et du 3 novembre (élection présidentielle américaine), la Maison blanche a créé la surprise en annonçant la conclusion d’un accord formel de normalisation des relations entre Israël et les Emirats arabes unis (EAU). Succès diplomatique tombant à point nommé pour les uns, provocation manifeste et décision hasardeuse pour les autres, cet accord – qui ne constitue pas encore un traité de paix formelle – suscite d’emblée bien des interrogations[2].
Pari risqué, gains élevés
Rappelons tout d’abord qu’il s’agit d’un accord fragile conclu sous la pression de Donald Trump et de son gendre Jared Kushner, tous deux aux abois au regard de sondages défavorables. Cet accord provisoire reste soumis à la conclusion d’un accord formel entre les deux capitales dans les semaines qui viennent. Dans l’intervalle, l’imprévu peut toujours survenir[3].
En franchissant le Rubicon et en devenant le troisième chef d’Etat arabe à normaliser ses relations avec Israël (après l’Egypte en 1979 et la Jordanie en 1994), le prince héritier d’Abou Dhabi a pris un risque réel sur la scène internationale. Nul doute qu’en grillant la politesse à d’autres dirigeants arabes dont l’ombrageux Saoudien Mohammed Ben Salman, Mohammed Ben Zayed a suscité des frustrations, ravivé des jalousies et jeté de l’huile sur le feu d’une rue arabe toujours prompte à s’enflammer. Peu lui importe apparemment d’être ostracisé par certains de ses pairs, car il se perçoit à l’abri sur la scène intérieure et sait qu’il dispose de puissants appuis sur la scène internationale. Les critiques à l’encontre de son initiative sont d’autant plus acerbes que les EAU semblent n’avoir posé que trois conditions à cette normalisation : qu’Israël cesse toute annexion supplémentaire de territoires palestiniens, ne rejette pas la création à terme d’un Etat palestinien et que sa propre ambassade ne soit pas située à Jérusalem. Le dirigeant émirati n’a donc imposé aucune concession réelle au gouvernement israélien, se contentant de faire perdurer le statu quo. C’est sans doute le signe qu’il était conscient de la fragilité des EAU sur la scène régionale, après l’effondrement des prix pétroliers, la crise sanitaire et ses conséquences économiques inquiétantes, la fuite des capitaux et des expatriés, mais surtout le retour en force de l’Iran sur la scène régionale, au point que les EAU n’avaient eu d’autre choix que de renouer le dialogue avec Téhéran.
Pour prix de cette normalisation, les EAU reçoivent la promesse d’investissements et d’échanges commerciaux[4] et touristiques importants, de transferts de haute-technologie, mais surtout d’une coopération sécuritaire et militaire y compris, très probablement, dans les domaines sensibles du spatial[5] et des industries d’armement. Nul doute qu’Israël a obtenu des garanties – un droit de visite ? – quant au programme nucléaire civil émirati, puisque Abou Dhabi est devenu le premier Etat arabe à mettre en service une centrale nucléaire (de technologie sud-coréenne) à Barakah, le 1er août 2020. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est Yossi Cohen, le chef du Mossad, qui s’est rendu à Abou Dhabi les 17 et 18 août pour négocier directement les termes du futur accord de paix[6]. A ce stade, l’accord prévoit l’établissement immédiat de liaisons aériennes régulières, la mise en place de mesures consulaires, ainsi que l’ouverture réciproque de deux ambassades, sans doute dès le début de l’automne 2020.
Pour Israël, le risque est exclusivement lié à sa politique intérieure. En acceptant de stopper toute annexion supplémentaire de territoires palestiniens contrairement à ce qu’il avait promis à sa base électorale, Benjamin Netanyahou se retrouve en porte-à-faux avec ses ultras. Ceux-ci lèvent l’étendard de la révolte à la Knesset et promettent de torpiller l’accord. La tension est telle que l’actuel Premier ministre imaginerait une énième dissolution du Parlement[7]. L’accord avec les EAU est pourtant très symbolique, puisqu’il brise un tabou implicite renforcé par l’effondrement des accords d’Oslo et le regain de colonisation des territoires occupés. Les dirigeants israéliens espèrent que cet accord montrera l’exemple à d’autres monarchies du Golfe. Les deux candidats les plus crédibles sont à ce jour le petit royaume de Bahreïn et le stratégique sultanat d’Oman, gardien officiel du détroit d’Ormuz. Contrairement à ce que laisse entendre Donald Trump sur Twitter, il est peu probable que l’Arabie saoudite se laisse pour sa part convaincre de rejoindre l’accord, d’autant que le roi et son fils ne semblent pas sur la même ligne (voir infra) et qu’Israël se méfie tout autant du programme nucléaire saoudien que du caractère imprévisible du prince héritier[8]. Au sein de l’establishment sécuritaire israélien, nombreux sont ceux qui pensent qu’Israël n’a rien à attendre de décisif d’un partenariat avec l’Arabie saoudite dont le leadership actuel est jugé peu fiable[9].
En misant sur Abou Dhabi, Israël renforce bien évidemment son jeu face à l’Iran en posant un pion près du détroit d’Ormuz de manière à contrer – ou menacer – le jeu iranien à son encontre, notamment en Syrie et au Liban. Le but est évident : faire diversion et contraindre l’Iran à des choix douloureux, voire même le pousser à la faute en espérant que les Gardiens de la révolution s’en prendront directement aux EAU. Au-delà de cette partie d’échecs, la normalisation avec les EAU permet à Israël de renforcer ses liens de coopérations stratégiques, industrielles et technologiques avec des Etats autoritaires et technologiquement avancés, à l’instar de son étroite coopération avec Singapour, de manière à renforcer davantage encore son image de Start Up Nation.
Pour la Maison blanche, l’accord prend des allures de pari de la dernière chance. Après les camouflets subis en politique étrangère, Donald Trump espère montrer qu’il est capable d’obtenir un deal à sa mesure à dix semaines de l’élection présidentielle. C’est oublier que les coups d’éclat sur la scène internationale n’ont jamais été déterminants pour la réélection d’un président américain : Jimmy Carter n’a pas été réélu en 1980 alors qu’il pouvait se prévaloir de l’accord de paix de Camp David entre Israéliens et Egyptiens (1979) ; George Bush ne l’a pas été davantage en 1992 après avoir bouté Saddam Hussein hors du Koweït. Si Bill Clinton a été réélu en 1996, ce n’est pas pour avoir été à la manœuvre dans le traité de paix entre Israël et la Jordanie (1994), mais bien parce qu’il avait remis l’économie américaine sur les rails avec succès.
Soulignons enfin que cet accord de normalisation apparait comme une très bonne nouvelle pour l’Union européenne et la communauté internationale puisqu’elle fige le dossier israélo-palestinien, ménage la solution à deux Etats et évite des provocations qui auraient pu conduire à une troisième Intifada. Les Européens évitent de se retrouver dans une situation incommode où il leur aurait fallu réagir à de nouvelles annexions israéliennes, sans pour cela rompre les liens commerciaux avec Israël.
Il s’agit enfin d’une bonne nouvelle pour la Chine à double-titre. D’une part, cet accord renforce l’emprise de Pékin sur Téhéran qui se sent plus isolé que jamais. D’autre part, il devrait créer des opportunités et de développement économique susceptibles de contribuer à la stabilisation du Moyen-Orient, facilitant ainsi les investissements chinois et l’extension en direction du bassin méditerranéen des Nouvelles routes de la soie dans le cadre du projet OBOR (One Belt, One Road). Bien conscients de l’impact de ce projet, les EAU investissent massivement dans les infrastructures portuaires pour se positionner comme des interlocuteurs incontournables des Chinois avec lesquels ils ont déjà développé des partenariats dans le domaine de l’armement, notamment dans le domaine des drones.
Ceux que l’accord affaiblit ou isole davantage
Les plus grands perdants sont bien évidemment les Palestiniens, même si l’accord préserve le statu quo et les apparences d’une solution à deux Etats. Son officialisation sans que celle-ci n’entraîne de déchaînement de critiques de la part du monde arabe montre que l’Autorité palestinienne et ses soutiens ne sont plus en mesure d’exercer de véto effectif sur la politique étrangère des autres pays arabes, notamment ceux qui considèrent que la menace iranienne, supposée ou réelle, est plus déterminante que la question palestinienne. A cet égard, la stratégie palestinienne qui conditionnait tout accord de paix avec Israël au règlement global de la question palestinienne paraît désormais caduque. En fin de compte, ce qui vient de se passer démontre que le temps ne joue plus en faveur des Palestiniens, mais bien contre eux. On peut s’en désoler ou pas, mais c’est un fait qu’il est difficile de nier. Bien évidemment, cet abandon apparent de la cause palestinienne est une aubaine pour les régimes idéologues qui vont pouvoir réaffirmer leur soutien à la cause à grands renforts de déclarations tonitruantes dont les Palestiniens attendent de voir les effets concrets sur leur vie quotidienne. Car en ces temps de prix pétroliers très bas et de chute d’activité économique liée à la crise sanitaire, Téhéran, Ankara et Doha auront bien du mal à renflouer les caisses des diverses organisations palestiniennes rivales.
Le monde arabe, tout particulièrement la Ligue arabe, sort largement affaibli de cet accord qui le divise et le fragmente un peu plus, soulignant les postures contradictoires et l’hypocrisie de certains dirigeants incapables de tenir un discours de vérité à leurs peuples et leurs voisins. Au sein du monde arabe, nul doute que les dirigeants saoudiens ont mal vécu de s’être fait damer le pion par leur voisin émirati, alors que Riyad est depuis trente ans aux avant-postes des négociations avec Israël ; formellement, le plan de paix saoudien (normalisation générale en échange d’un accord israélo-palestinien définitif sur la base des lignes de cessez-le-feu « aménagées » de juin 1967), formulé en 2002 par le roi Abdallah, est toujours sur la table. De fait, les rois d’Arabie, Gardiens des Deux Saintes Mosquées, ont toujours considéré que ce serait à l’un d’entre eux d’endosser la normalisation avec Israël. Le fait que l’émir Mohammed Ben Zayed ait pris de court le roi Salman et le prince héritier Mohammed Ben Salman illustre les postures divergentes du père, très attaché à la cause palestinienne, par rapport à celle de son fils plus enclin à transiger avec Israël et les Etats-Unis pour faire triompher son propre agenda.
Le Koweït, piégé par son soutien historique à la cause palestinienne et désireux de ménager ses puissants voisins (Irak, Iran, Arabie saoudite), a déclaré qu’il serait le dernier Etat arabe à normaliser ses relations avec Israël. Le Qatar, englué dans sa rhétorique de soutien idéologique à l’islam politique et aux Frères musulmans, se voit un peu plus rejeté dans le camp irano-turc.
De prime abord, la normalisation israélo-émiratie devrait être une bonne nouvelle pour l’Egypte, puisqu’il renforce l’axe MBZ-Sissi destiné à contrer l’activisme de la Turquie, du Qatar et des Frères musulmans dans la région. Mais en réalité, le président égyptien vient de perdre à la fois son statut d’interlocuteur arabe jusque-là privilégié par Israël, tout en se retrouvant à gérer en première ligne les relations explosives avec le Hamas retranché dans la bande de Gaza. Il commence sans doute à comprendre que la stratégie israélienne pourrait consister à rétrocéder à l’Egypte la gestion du chaos de Gaza, en cas de partition de fait et d’annexion étendue de la Palestine.
Autres perdants, les dirigeants arabes qui souhaitaient normaliser les relations avec Israël, ne serait-ce que pour capter un flot important d’investissements, mais qui savent que leur population ne tolèrera pas une telle ouverture. C’est tout particulièrement le cas du roi du Maroc qui appelle de ses vœux une telle normalisation depuis longtemps, mais qui est conscient qu’un tel accord risquerait de mettre le feu aux poudres, au moment où la situation politique et socio-économique en son royaume, aggravée par les conséquences de la crise sanitaire, paraît extrêmement tendue et incertaine. Plus à l’Est, l’Algérie, la Tunisie et la Libye, engoncées dans leurs certitudes idéologiques et leurs postures historiques de dénonciation d’Israël et de soutien à la cause palestinienne, ont critiqué l’accord israélo-émirati. Nul doute que les chefs d’entreprise, les commerçants et les responsables des secteurs économiques porteurs sont conscients de rater une occasion de se raccrocher au train du développement économique, à la plus grande satisfaction des investisseurs chinois qui pourront accroître leur emprise dans ces pays.
L’autre grand perdant régional, c’est bien sûr l’Iran qui semble de prime abord plus isolé que jamais par cette normalisation qui survient peu de temps après la reprise du dialogue entre Téhéran et Abou Dhabi. Les réactions épidermiques de la classe politique et militaire et les menaces à peine voilées lancées aux EAU en témoignent[10]. Ce mouvement sur l’échiquier régional survient au moment-même où l’Iran fait face à un regain d’attaques israéliennes en Syrie et doit gérer les conséquences désastreuses de l’explosion du port de Beyrouth survenue le 4 août 2020, questionnant par là-même la stratégie du Hezbollah en Syrie et au Liban. Tout cela rejette un peu plus l’Iran dans le camp de la Russie et de la Chine. A fortiori au moment où Téhéran négocie depuis fin juin 2020 avec Moscou et Pékin (en les mettant en concurrence) de nouveaux partenariats stratégiques mêlant énergie, investissements, ventes d’armes et soutiens diplomatiques. Si le contexte ne s’apaise pas, Téhéran aura bien du mal à vendre à ses voisins du Golfe son projet HOPE (pour HOrmuz PEace) en les convainquant qu’un accord de stabilité régionale ne peut reposer que sur les seuls Etats riverains. En attendant, Iraniens et Emiratis savent qu’ils sont interdépendants, Dubaï restant très lié économiquement à l’Iran. Avertis de ce qu’ils risqueraient s’ils ouvraient trop grande la porte aux Israéliens, les Emiratis sont pragmatiques et ne franchiront probablement aucune des lignes rouges iraniennes, tout particulièrement au moment où ils accueillent l’exposition universelle 2020-2021 sur leur territoire.
La Turquie se retrouve plus que jamais écartelée entre ses intérêts et ses postures contradictoires dans un contexte de fortes tensions au Levant et en Méditerranée orientale, comme en témoigne la collision (volontaire ?) d’une frégate turque avec une frégate grecque le 13 août 2020. Les déclarations très dures du président Erdogan en témoignent. Celui-ci va devoir évaluer l’évolution des rapports de force et en tirer les conclusions qui s’imposent.
La Russie n’est pas ravie de cet accord dans lequel elle n’a pas été consultée, d’autant qu’il est perçu comme un succès américain qui éloigne Israël un peu plus du Kremlin ; il faut y voir la patte de Benny Gantz et de Gabi Ashkenazi qui savent que leur rival Benjamin Netanyahou entretient une relation de grande proximité avec Vladimir Poutine. Mais les dirigeants russes savent aussi que ce faisant, ils renforcent leur mainmise sur l’Iran, ce qui représente en soi une contrepartie appréciable.
Conséquences prévisibles
A très court terme, la normalisation entre Israël et les EAU accroît l’antagonisme entre l’Iran et ses soutiens russe et chinois d’un côté, Israël, Washington, Abou Dhabi et Riyad de l’autre, dans le contexte particulièrement délicat de la levée (ou non) de l’embargo sur les armes conventionnelles qui doit théoriquement survenir le 18 octobre 2020, mais aussi de l’élection présidentielle américaine du 3 novembre prochain.
Tout dépendra ensuite de l’issue de ces deux échéances. Si Donald Trump était réélu, qu’il soit ou non parvenu à prolonger l’embargo sur les armes et à imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran, il y a peu de chances que cet antagonisme s’apaise. L’étape d’après serait alors l’élection présidentielle iranienne (printemps 2021) qui verra très certainement l’élection d’un candidat conservateur. Paradoxalement, celui-ci pourrait d’autant plus facilement engager une négociation discrète avec Washington qu’étant soutenu par la faction dure du régime, personne ne saurait lui reprocher de brader les intérêts de la République islamique. A l’inverse, si Donald Trump était battu et qu’émerge une nouvelle administration soucieuse de replacer les Etats-Unis au centre du jeu diplomatique, par exemple en réintégrant d’une manière ou d’une autre le JCPOA, tout porte à croire que cet antagonisme pourrait progressivement s’apaiser, a fortiori si la Russie et la Chine étaient parvenues à obtenir entre temps la levée effective de l’embargo sur les ventes d’armes à l’Iran. Car la priorité de Téhéran consiste à moderniser son arsenal conventionnel datant du Chah, désormais totalement obsolète (hormis les drones et les missiles). Cet apaisement pourrait convaincre plusieurs Etats arabes ou musulmans d’emboîter le pas des EAU en normalisant à leur tour leurs relations avec Israël, tout en reprenant le dialogue avec l’Iran. L’actuel vice-Premier ministre israélien Benny Gantz et son compère Gabi Ashkenazi, ministre des Affaires étrangères, deux anciens chefs d’état-major pragmatiques, en sont bien conscients. Ils savent qu’il ne faut pas insulter l’avenir et qu’il convient de préparer tous les scénarios. C’est la raison pour laquelle ils ont entamé un rapprochement discret avec la Turquie[11], mais aussi avec certains dirigeants européens, tout en courtisant la communauté juive américaine favorable à la mouvance démocrate. Ces deux responsables politiques savent aussi que Benjamin Netanyahou, affaibli par les affaires judiciaires et fortement contesté au sein même du Likoud, ne sera pas éternel. Sachant qu’il est imprudent de mettre comme lui tous ses œufs dans le même panier américain, ils sont conscients qu’en ayant désormais des actions aux EAU, ils se placent en situation de discuter discrètement avec les Iraniens, les Chinois et d’autres délégations arabes quand les circonstances l’imposeront.
En attendant, la normalisation israélo-émiratie accentue la faille tectonique qui divise le Moyen-Orient en deux plaques géopolitiques distinctes. Au Nord, celle qui englobe l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et le Qatar sous la houlette de la Russie et de la Chine. Au Sud, celle qui s’étend de l’Egypte aux EAU en passant par Israël, la Jordanie et l’Arabie saoudite, sous la houlette des Etats-Unis. La stabilité de cette plaque méridionale est menacée tout autant par les ambitions de l’Iran qui continue d’instrumentaliser le conflit yéménite, que par les foucades du prince héritier saoudien et les déséquilibres socio-économiques qui fragilisent les Etats arabes et nourrissent l’agenda des Frères musulmans tout comme celui de Daech. Entre ces deux plaques Nord et Sud, la Turquie du président Erdogan peine à se positionner. Les uns et les autres espèrent la faire basculer dans leur camp.
A plus long terme, cette normalisation permet à Israël et aux EAU de gagner du temps face à la nouvelle guerre froide globale qui oppose les Etats-Unis à la Chine, y compris au Moyen-Orient. Il ne s’agit plus d’un conflit idéologique comme au temps de la première guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, mais d’une lutte de puissance entre un hégémon confortablement installé hésitant entre ses intérêts asiatiques et moyen-orientaux, et son challenger chinois tentant d’occuper l’espace – tout particulièrement économique et politique – laissé vacant dans cette région. Pourtant, à Washington comme à Pékin, les analyses divergent. Une partie des élites américaines refuse de considérer la Chine comme un adversaire, estimant que les deux seuls véritables ennemis des Etats-Unis au Moyen-Orient restent la Russie et l’Iran. De son côté, une partie de l’establishment chinois estime qu’il est trop tôt pour défier Washington dans son pré carré, même si elle reconnaît qu’il est vital de sécuriser durablement l’approvisionnement énergétique en provenance du golfe Persique et de la mer Rouge. Cette cacophonie jette le trouble parmi les alliés traditionnels des Etats-Unis au Moyen-Orient, qui ne savent plus à quel saint se vouer, tout en encourageant un regain de tensions et de rivalités entre Russes, Turcs, Iraniens et Européens. Comme le souligne Harvey Jaskel, Israël et les monarchies du Golfe devront faire face à des choix cornéliens[12]. En normalisant leurs relations, Israël et les EAU donnent des gages aux uns et aux autres. D’une part, ils offrent un cadeau royal à Donald Trump dans l’hypothèse où celui-ci serait réélu, tout en sachant que ce même cadeau fera le jeu de Joe Biden si ce-dernier venait à être élu. D’autre part, ils favorisent la stratégie de long terme de la Chine, sans franchir les lignes rouges définies par la Maison Blanche.
Au bilan, l’accord de normalisation entre Israël et les EAU apparaît comme une bonne nouvelle, même si celui-ci accroît les frustrations de nombreux acteurs régionaux, contribue à renforcer les discours ultranationalistes et populistes de certains d’entre eux, au risque de faire éclater de nouveaux conflits de voisinage. Une chose paraît sûre, il ne contribuera pas à la démocratisation de la zone Afrique du Nord & Moyen-Orient car le message est clair : dans cette région, seul un pouvoir autocratique peut prendre le risque de normaliser avec Israël.
[1] Même si les Etats-Unis se démènent au Conseil de sécurité de l’ONU pour prolonger cet embargo via la clause de snapback qui permet aux signataires du JCPOA (Accord nucléaire iranien du 14 juillet 2015) de réinstaurer des sanctions à l’encontre de Téhéran si le Conseil de sécurité estimait que l’Iran avait violé ses obligations. Pour l’instant, les manœuvres diplomatiques de Washington semblent avoir échoué.
[2] Voir notamment Jonathan Fulton & Roie Yellinek, « Implications of the Israel-UAE Peace Deal », BESA Perspectives Paper n° 1698, August 18, 2020 ; la meilleure analyse de fond demeure celle d’Elisabeth Marteu : « Israël et les pays du Golfe : Les enjeux d’un rapprochement stratégique », Etude de l’IFRI, janvier 2018.
[3] L’Iran vient d’annoncer qu’il détenait un navire émirati impliqué dans une fusillade ayant tué deux marins iraniens ; il vient également de dévoiler un nouveau missile balistique sol-sol ainsi qu’un nouveau type de missile de croisière basé près de Bandar Abbas, face aux EAU (I24News, 20 août 2020).
[4] Israël et les EAU avaient déjà établi des représentations commerciales au milieu des années 1990, après la conclusion des accords d’Oslo.
[5] Voir Sarah Sriri et Florian Putaud, « Missions martiennes – la conquête de l’espace, un enjeu géopolitique », FMES, 4 août 2020.
[6] I24News & WAM, 18 août 2020.
[7] « Le président israélien Rivlin mène des discussions en vue d’empêcher de nouvelles élections », I24News, 20 août 2020.
[8] « Nucléaire : Israël fait part de ses inquiétudes aux Etats-Unis concernant le programme saoudien », I24News & Reuters, 19 août 2020.
[9] Interviews conduites à Tel-Aviv et Jérusalem par l’auteur en juillet 2019.
[10] Le président Rouhani a déclaré (Etemad, 15 août 2020) : « Malheureusement, les Emiratis ont commis une erreur énorme. Nous espérons qu’ils feront marche arrière. Nous les mettons en garde contre l’établissement au profit d’Israël d’un accès dans la région, auquel cas nous leur réserverons un traitement très différent ». Le général Baqeri, chef d’état-major interarmées, a surrenchéri (Sharq, 17 août 2020) : « Nous appelons les Emiratis à revoir leur décision avant qu’il ne soit trop tard. Si une atteinte est portée à la sécurité nationale de la République islamique dans le Golfe Persique, nous reconnaîtrons les EAU comme coupables et ne tolèreront pas cette culpabilité qui nous contraindra à agir ».
[11] George Tzogopoulos « Can Israel, Greece and Turkey cooperate?», BESA Perspective Paper n° 1690, August 13, 2020.
[12] Harvey Jaskel, « Israel’s Dilemma in the New Cold War », BESA, Perspectives Paper n° 1693, August 16, 2020.