Margaux Chopin.
L’espace méditerranéen est une zone stratégique pour les États-Unis qui s’y intéressent depuis le XVIIIème siècle. Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, les gouvernements américains successifs portent un intérêt majeur à la région à tel point qu’on a pu la surnommer la « Mer américaine ». Toutefois, un glissement voire un « déplacement du pivot » semble s’opérer vers l’Asie depuis 2011[1]. Cette impression de retrait est par ailleurs largement entretenue par les médias et les opinions publiques américaines, alors qu’un retrait ne signifie pas pour autant un désengagement. Au-delà de la question israélienne qui demeure un enjeu majeur dans l’espace méditerranéen, quels sont les défis qui se posent à la présence américaine dans cet espace ? Davantage, quelles seraient les conséquences d’un retrait de leur présence ?
Tout d’abord, qu’est-ce que la Méditerranée exactement ? Cet espace est à l’intersection d’enjeux géographique, économique et militaire. D’apparence fermée, la région méditerranéenne est en réalité largement ouverte sur le monde grâce au canal de Suez et au détroit de Gibraltar. Il s’agit donc à la fois d’un espace géostratégique situé entre le sud de l’Europe, le nord de l’Afrique et l’Asie de l’Ouest. Bien que cette petite mer ne représente que 1 % de la surface des mers au niveau mondial, elle concentre à elle seule 25% du trafic commercial planétaire, dont 30% du trafic pétrolier. Au regard de ces données géographiques et économiques, la présence des forces militaires américaines pour maintenir ses intérêts stratégiques dans la région semble être évidente. Plusieurs de ses commandements militaires régionaux se partagent d’ailleurs la zone : United States European Command (USEUCOM), United States Africa Command (USAFRICOM) et United States Central Command (USCENTCOM). Dans ce cadre, la Sixième flotte, unité opérationnelle de l’US Navy, opère spécifiquement en Méditerranée.
Depuis 1945, la conflictualité et les enjeux en Méditerranée ont évolué. Ils sont d’abord marqués par le terrorisme. On pourrait même qualifier ce phénomène d’inhérent à la zone puisque 80 % des attaques terroristes ont lieu sur le pourtour méditerranéen. Également, de nombreux conflits internationaux perdurent à l’image du conflit israélo-palestinien et des guerres en Syrie et en Libye, conflits dans lesquels les États-Unis sont intervenus. À ces violences, se rajoutent des impératifs climatiques susceptibles d’accroître les tensions. La zone méditerranéenne subit en effet de plein fouet le phénomène du réchauffement climatique. Elle se réchaufferait 20% plus rapidement que le reste du globe engendrant des conséquences considérables pour ses 500 millions d’habitants. Les forts flux migratoires que connaît déjà la Méditerranée n’en seraient qu’intensifiés.
Dans ce cadre, le nouveau président élu Joe Biden devrait a priori garder le même cadre d’action que l’administration Trump tout en faisant évoluer la forme de son action diplomatique. Les démocrates devraient s’appuyer sur un containment (« endiguement ») militaire et un engagement diplomatique fort. Dans tous les cas, Israël demeurera au centre du jeu géopolitique. L’État hébreu constitue l’un des enjeux majeurs pour les Américains en Méditerranée. Les États-Unis demeurent les garants de la sécurité israélienne, et nonobstant le projet de vente des F-35 aux Émirats arabes unis, le Pentagone s’est engagé à maintenir « l’avantage militaire »[2] d’Israël sur les autres pays de la région. Enfin, Joe Biden pourrait engager des discussions avec les nations non-arabes de la région. Cette ouverture pourrait provoquer un sentiment de marginalisation des monarchies du Golfe (ce qui s’est déjà passé sous l’ère Obama quand Joe Biden était alors son vice-président) et n’améliorerait pas leur perception de la présence américaine dans la zone.
Affirmer que les États-Unis portent les stigmates de nombreuses années d’engagement militaire extérieur très coûteux, aussi bien sur le plan humain qu’économique, est un constat unanime. Cette analyse pousse la classe politique américaine à réinvestir les questions de politique intérieure (avec par exemple l’enjeu de l’indépendance énergétique pétrolière). Le président Trump a d’ailleurs annoncé que la guerre contre le terrorisme n’est plus une priorité pour les États-Unis dans la région, celui-ci a amorcé un désengagement des troupes au Sahel.
Néanmoins, les États-Unis devraient demeurer un acteur majeur de la Méditerranée pour trois facteurs. Premièrement, la radicalisation de l’Islam est exploitée par certains pouvoirs politiques de la région méditerranéenne. La rivalité entre le chiisme (Iran) et le sunnisme wahhabite (Arabie Saoudite) en est la preuve, tout comme celle entre les Frères musulmans (islam politique) et le salafisme (prédominance des règles). Dans ces tensions politico-religieuses, les États-Unis se donnent toujours pour mission de lutter contre l’islamisation radicale du bassin Méditerranéen.
Deuxièmement, la Méditerranée est un lieu privilégié de l’affrontement du triangle stratégique américain, russe et chinois, les deux plus grands concurrents des États-Unis dans cet espace. La présence militaire globale s’y est considérablement accrue ces dernières années de par l’alliance russo-syrienne. En conséquence, la zone compte encore 70 000 militaires américains dont 6 000 sont stationnés en Afrique. Bien que le président Trump, comme son prédécesseur, avait compris que « les Américains ne veulent plus être les gendarmes du monde »[3] et avait ainsi engagé un repli isolationniste, les États-Unis ont toujours pour ambition de contrer l’émergence de toute puissance rivale et en premier lieu la Chine. Ils doivent encore faire face à la menace russe (qui en 2019 consacrait 4 % de son PIB aux dépenses militaires, soit 65 milliards $), à lutter contre la prolifération nucléaire et à conserver ses marchés d’armements (entre 30 et 50 milliards $ de ventes par an à la région). Pour cela, il leur faudra continuer d’agir aux niveaux commercial, diplomatique et militaire ce qui nécessite de leur part une présence militaire marquée dans la région, et notamment au niveau du canal de Suez et d’Israël, deux piliers stratégiques majeurs pour les Américains.
Troisièmement, l’environnement géopolitique méditerranéen reste très fluctuant avec un renouveau des politiques nationales et régionales, des rapports de force désinhibés et la fragilisation des idéologies occidentales. Chacun des acteurs revendique sa propre vision du monde. En parallèle, la Turquie perturbe le jeu qui était jusqu’alors à l’œuvre dans la région. Son activité militaire s’accroit d’ailleurs envers Chypre et la Grèce. Pourtant allié otanien, elle cristallise aujourd’hui les tensions religieuses et les différences idéologiques entre les pourtours occidentaux et orientaux de la Méditerranée.
D’autres conflits persistent dans la région faisant de la présence américaine une nécessité au niveau stratégique et sécuritaire. En ce qui concerne l’Iran, le président élu Joe Biden pourrait vouloir revenir dans l’accord sur le nucléaire iranien (le JCPoA) mais le Sénat à majorité républicaine devrait lui compliquer la tâche. De plus, la signature des accords Abraham (entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn) a eu un impact direct sur la géopolitique de la zone en prouvant que la question palestinienne n’est pas la priorité pour de nombreux pays.
Last but not least, l’agenda américain au Moyen-Orient demeure identique quant à la liberté de navigation, la sécurité des Américains de la région et le contrôle des flux énergétiques en direction de l’Asie, raison pour laquelle un retrait définitif n’est pas à l’ordre du jour. Les États-Unis ont donc tout intérêt à maintenir leur présence en Méditerranée. À défaut, ils laisseraient la place à des puissances qui n’attendent que cela pour s’y substituer.
[1] Quentin Delarue, « Le pivot vers l’Asie, l’hégémonie américaine en jeu ? », Programme Asie, IFRI, novembre 2016
[2] Tribune AFP, “Pentagon vows to help Israel keep military superiority”, RFI, 23 septembre 2020, URL : https://www.rfi.fr/en/wires/20200923-pentagon-vows-help-israel-keep-military-superiority
[3] Gérard Araud, Entretien pour Le Point, 7 février 2020. URL : https://www.youtube.com/watch?v=JqGK34-kEY0