Les gardiens de la révolution islamique d’Iran. Stéphane Dudoignon.
Alors même que les négociations de Vienne sur la réactivation de l’accord nucléaire iranien (JCPOA) traînent en longueur, Stéphane Dudoignon, directeur de recherche au CNRS, publie une étude extrêmement détaillée sur les fameux pasdarans iraniens, le « Sepah » (littéralement « la Légion »), armée parallèle et garde prétorienne de la République islamique d’Iran. Cette étude préfacée par Hamit Bozarslan, tombe à point nommé puisqu’elle démontre le poids et l’influence des gardiens de la révolution dans le processus décisionnel des questions stratégiques en Iran. L’on y apprend une foule d’informations sur le long processus de formation et de maturation de ce Corps particulier, puis d’implication progressive dans les affaires économiques (leurs capitaux cumulés s’élèveraient à 17 milliards de dollars), la politique locale, la politique nationale, puis l’accès aux postes ministériels au sein des gouvernements successifs. On y découvre les portraits de généraux jusque-là inconnus du grand public, mais qui ont contribué à faire des pasdarans un acteur clé de l’Iran, très bien connecté à « l’Etat profond ». Stéphane Dudoignon, fin connaisseur des minorités iraniennes, a patiemment épluché une masse impressionnante de documents et de témoignages pour nous livrer un tableau impressionniste qui démontre l’ancrage local et régional de ces pasdarans. L’auteur estime que leur force principale vient de leur capaciter à s’adapter, à se « ré-idéologiser » en permanence et à maintenir des liens très étroits avec le clergé sans jamais donner l’impression qu’ils souhaitent s’emparer du pouvoir, démontrant régulièrement leur loyauté envers le Guide suprême et ce même clergé. Il montre comment, dans un premier temps, une même génération de responsables militaires (« ceux de 1981 ») a trusté le contrôle de ce corps pour en faire une entité autonome sur les plans idéologique, militaire et financier, puis comment une purge les a éjecté du système en 2019-2020 pour laisser la place à une seconde génération de responsables militaires. L’on y apprend enfin que de nombreux généraux retraités, engagés volontaires, sont morts au front dans le combat contre Daech en Irak et en Syrie. En conclusion, Stéphane Dudoignon ne tranche pas et reste prudent quant à la capacité des gardiens de la révolution à vouloir conquérir le pouvoir après la mort du Guide suprême Ali Khamenei.
L’appareil critique et les annexes (chronologie détaillée, liste des responsables et principaux commandants de ce Corps, organigramme, bibliographie, index) constituent un outil très précieux pour les chercheurs et ceux qui s’intéressent en général à l’Iran contemporain. L’on pourra sans doute regretter l’absence de cartes, mais ce livre, remarquable, s’imposera très certainement comme un ouvrage de référence. Je ne peux que vous en recommander sa lecture.
P.R.
Le rendez-vous manqué des peuples. Jean-Paul Chagnollaud et Pierre Blanc.
Dix ans après l’échec des « printemps arabes », Jean-Paul Chagnollaud, professeur des universités en sciences politiques et président de l’iReMMO, et Pierre Blanc, docteur en géopolitique, ont corédigé Le rendez-vous manqué des peuples dans lequel ils évoquent deux processus politiques que sont l’échec des révolutions citoyennes ainsi que la montée en puissance du populisme qui menace les systèmes démocratiques. L’introduction nous rappelle que la fin de la Guerre Froide en 1991 a instauré un nouvel ordre mondial supposé laisser place à la paix, en partie grâce à la mondialisation. Cependant, la mondialisation n’a pas effacé les revendications identitaires et les inégalités socio-économiques ; nous assistons dès lors depuis le début du XXIème siècle à une hausse de l’autoritarisme, aux échecs des révolutions citoyennes, aux crises des démocraties et à la réaffirmation du nationalisme.
La première partie de l’ouvrage rappelle la place centrale du peuple dans ces deux processus politiques. Après avoir défini ce qu’est un peuple, les auteurs mettent en exergue la concomitance des mouvements de protestations internationaux en s’appuyant sur le mouvement des Gilets Jaunes en France, sur les manifestations de Hong-Kong et sur les printemps arabes de 2011. Ils exposent les dichotomies entre les régimes autoritaires et démocratiques pour décrypter les souffrances et les causes mises en avant par la population.
La seconde partie, consacrée aux affirmations populistes et aux résiliences autoritaires, met en lumière la nouvelle vague populiste arrivée jusqu’en Europe avec la montée en puissance du parti des Vrais Finlandais, du Rassemblement National en France et le parti pour la Liberté aux Pays-Bas par exemple. Les auteurs y analysent le processus à l’œuvre qui a permis l’installation d’un pouvoir populiste en mettant en évidence les dérives politiques, académiques et éthiques. Ils expliquent aussi les contradictions et les faiblesses des révolutions citoyennes en rappelant l’importance de l’unité d’un mouvement pour faire corps politique.
Dans la dernière partie, les auteurs soulignent l’importance de l’identité et de la vérité dans ces mouvements de contestation. Ils se penchent sur les identités collectives et sur le fait qu’elles puissent devenir conflictuelles lorsqu’une identité prévaut sur une autre ; ils parlent d’ailleurs de “dilatation identitaire”. Face aux contradictions et faiblesses des révolutions citoyennes, ils expliquent la concomitance entre les révolutions perdues et le communautarisme.
En ce qui concerne l’appareil critique, les auteurs font l’effort d’intégrer une approche chronologique à chaque partie thématique.
Pour conclure, cet essai est utile puisqu’il montre que les fondements des démocraties sont sujettes à de nombreuses déstabilisations. Il permet de nous rendre compte de la montée en puissance des nationalismes agressifs ainsi que de la dimension importante de la population et de la place qu’elle occupe dans ce processus politique. Les auteurs démontrent ainsi que rien n’est jamais écrit, ni acquis.
La géopolitique au défi de l’islamisme. Sous la direction d’Alexandre Del Valle et Éric Denécé.
Cet ouvrage, co-écrit par vingt-cinq auteurs sous la direction d’Alexandre Del Valle et Éric Denécé, est une réflexion sur les changements majeurs qui s’opèrent entre 2020 et 2021 en Afrique du Nord et au Moyen-Orient au niveau du terrorisme islamiste. L’étude insiste sur les conséquences que cela engendre pour la région ANMO et pour le reste du monde. En effet, l’ouvrage met en avant la montée en puissance omniprésente du mouvement radical et le présente comme peu coordonné et constitué d’acteurs divers et variés. L’ouvrage est le fruit de multiples colloques, travaux et ouvrages du CF2R, proposant alors compte-rendu, tableaux, interviews. Cette co-écriture se décline en six principaux chapitres, rédigés par des spécialistes sur différentes thématiques géopolitiques, toujours en lien avec l’islamisme.
Une recomposition géopolitique favorable à l’islam politique. L’ouvrage commence par démontrer que les interventions occidentales dans une zone au système politique déjà fragile, corrompu et peu démocratique, ont joué en faveur du nouveau puissant chinois. Ce processus s’étend sur vingt ans et s’accentue depuis les printemps arabes.
La nouvelle offensive néo-ottomane. Si laTurquie est un « petit acteur », elle n’en est pas moins au cœur des actions. L’ouvrage décrit une mutation « post kémaliste », doucement remplacée par le modèle « national-islamiste » : depuis de nombreuses décennies, la Turquie est perçue comme le seul exemple laïc dans un monde islamique. Cependant, cette dynamique tend à évoluer, par exemple avec la ré-ottomanisation du Karabagh ou encore le massacre des chrétiens, passé sous silence par les européens.
Liberté religieuse, laïcité et minorités menacées. Les auteurs questionnent également la place du multi-confessionnalisme, notamment en Turquie, au Liban et dans l’Union européenne. La cohabitation entre un droit laïc et la montée de l’islamisme interroge, cela étant compliqué par la présence des revendications confessionnelles-communautaires islamiques. Le sort des minorités et les inégalités de traitement qui en découlent, par exemple pour les Alévis ou encore les Témoins de Jéhovah, inquiètent. Cela engendre des tensions au sein même de la Cour européenne des droits de l’Homme à cause de la notion de « protection de la liberté religieuse » qui est remise en question par la montée de l’islam radical.
Permanence de la menace terroriste. L’ouvrage aborde la menace terroriste sur le terrain, avec une résurgence au Levant, dans le Golfe de Guinée et dans l’Afrique de l’Ouest de Daesh et d’Al-Qaïda. L’Europe n’est pas épargnée par cette dynamique et les auteurs interrogent la notion de « troisième phase du djihad » de Gilles Kepel, à l’aide du tableau dressé par Alain Rodier sur les actions et rivalités de la situation des mouvements djihadistes, en proposant un zoom sur les enjeux sécuritaires au Sahel où la France est particulièrement impliquée.
L’évolution de la menace djihadiste. Pourtant, l’ouvrage nous apprend que la menace islamiste n’est pas seulement politique, religieuse ou terroriste, elle est également psychologique. En effet, nous constatons une contamination via les réseaux sociaux, dynamique largement accentuée par la crise sanitaire. Cette technique permet d’inciter à de nouvelles actions, en accentuant l’idée d’un monde à partition binaire qui met en concurrence les « bons musulmans » et les « mécréants ».
L’entrisme islamique en entreprise. Lesperturbations des activités par l’islamisme s’inscrivent également dans le monde de l’entreprise. Les auteurs s’attèlent donc à donner des clés de gestion de cette crise sans discrimination ni laxisme.
Enseignements et perspectives. L’étude offre une réflexion sur le retour du religieux, dépassé par radicalisme islamiste, sur l’inacceptable statut privilégié de l’islam radical en France au regard des lois jadis votées contre le christianisme et dans le contexte de la loi sur le séparatisme islamique. Enfin, les auteurs clament qu’une réforme de l’islam est la seule solution pour sortir de l’impasse du terrorisme. L’ouvrage incite donc à privilégier l’étude de la progression de l’islam politique sous ses différentes formes et ses conséquences pour le monde.
M.B.