Marc Hecker & Elie Tenenbaum, La guerre de vingt ans, Djihadisme et contre-terrorisme au XXI° siècle, Robert Laffont, 98p, 442p, 24€90.
L’ouvrage de Marc Hecker et Elie Tenenbaum arrive à point nommé : le 11 septembre 2021, tout juste 20 ans après l’effondrement des tours jumelles, les troupes américaines se retireront d’Afghanistan, bien que la situation soit loin d’être résolue. Les deux auteurs de l’IFRI, dont les approches historiques et politiques se complètent, essayent ainsi de répondre aux interrogations suivantes : comment et pourquoi, après 7 000 jours de lutte contre-terroriste acharnée, la menace djihadiste persiste-t-elle ? Quelles sont les leçons à tirer pour casser enfin la spirale de la violence à l’aube d’une troisième décennie de guerre contre le terrorisme ? Pour y répondre, les auteurs proposent une histoire du terrorisme djihadiste depuis le 11 septembre 2001, se basant sur des enquêtes de terrain et analysant les dynamiques stratégiques du phénomène, du Sahel aux Philippines, en passant par l’Afghanistan et la Mésopotamie.
Le livre s’articule en cinq actes (exposant pourtant un drame bien réel plutôt qu’une tragédie grecque), ordonnés de manière chronologique. On traverse ainsi vingt ans d’Histoire récente, débutant par l’onde de choc de « l’hyper terrorisme » et la réponse américaine puis occidentale entre 2001 et 2006, et se poursuivant par les contre-insurrections irakienne et afghane jusqu’à la mort de Ben Laden. Le troisième acte (2011-2014) est celui de la révolution que connait le djihad pendant trois ans, lancée par les Printemps arabes et provoquant l’entrée en guerre française à la fois en Syrie et en Afrique. L’émergence du califat en Irak et Syrie puis sa chute, ainsi que ses attaques en Europe, constituent l’avant-dernière période étudiée, puis le livre se conclut sur le constat d’une « étrange victoire » (2017-2021), listant de nombreux défis, alors que la mouvance djihadiste ne s’avoue pas vaincue face à un camp occidental fatigué.
L’ouvrage est doté de deux cartes claires et utiles : la première traite de la mouvance djihadiste depuis 2015, la deuxième montre à voir les efforts contre-terroristes depuis 20 ans. La bibliographie fournie permettra au lecteur désireux d’approfondir le parcours de Ben Laden ou d’al-Zawahiri, ou encore les techniques de propagande de Daesh.
Dans ce livre agréable à lire, l’introduction consacre quelques pages à définir les termes clés du sujet. Mais l’originalité de l’ouvrage réside dans les dernières pages de chaque acte. Ceux-ci se concluent par des enseignements stratégiques ayant pour but d’éclairer le sixième acte annoncé : conséquences d’alliances sur le long terme, exportation de la démocratie, choix de l’intervention armée, anticipation stratégique, … sont autant de sujets que les décideurs se doivent de connaître. Ces leçons à tirer, afin de ne pas répéter les mêmes erreurs, éclaireront le lecteur, qu’il soit novice, étudiant ou spécialiste à la recherche d’une œuvre complète proposant une réflexion prospective.
La guerre de vingt ans est un ouvrage précieux pour donner un aperçu des grandes évolutions du djihadisme et du contre-terrorisme, et pour réfléchir aux évolutions futures de cette menace protéiforme : il vient d’ailleurs de recevoir le prix du livre géopolitique 2021, alors n’hésitez pas à ajouter ce livre de référence à votre bibliothèque !
CJ.
Diplomatie n° 109, Géopolitique des frontières, Areion Group, 98p, mai-juin 2021, 9€80.
Pour son 109° numéro, Diplomatie a choisi de traiter de la géopolitique des frontières : le magazine nous invite ainsi à faire un tour de la prolifération, de la militarisation et de la sanctuarisation des murs à travers le monde. Dans son éditorial, Alexis Bautzmann définit et historicise le concept de frontières, toujours plus désincarnées par l’expansion humaine, la globalisation et la numérisation, mais qui restent, comme le montre les crises récentes, « le marqueur intangible de la nature même des sociétés humaines ».
Pour traiter de ce sujet ambitieux, le dernier numéro de Diplomatie réunit de nombreux points de vue passionnants, dont celui consacré au Moyen-Orient rédigé par Jean-Paul Chagnollaud, président de l’IReMMO. L’auteur explique que les tensions actuelles dans la région (Palestine, Kurdistan, Irak, Syrie, Liban…) trouvent davantage leurs origines dans la défaillance des Etats que dans les frontières coloniales mises en place il y a un siècle. Après un rappel historique de la construction de celles-ci, Jean-Paul Chagnollaud argumente contre la mise en place de nouvelles frontières dans la région. Il s’attache à montrer que la solution se trouve à l’intérieur, en favorisant des processus de démocratisation, de décentralisation et de fédéralisation. Un autre article, rédigé par Alix Desforges et Aude Géry, interroge la perception classique du cyberespace « sans frontières » et montre que les frontières, bien que recomposées par le numérique, ne disparaissent pas totalement : « grande muraille du Net » en Chine, Cloud Act… Elles nous invitent à penser les frontières comme fluides et dynamiques.
La partie « point chauds » du magazine regorge d’article utiles : Pierre Ramond analyse le rôle que l’Union Européenne pourrait tenir dans les négociations entre l’Iran et les Etats-Unis au sujet d’un JCPoA 2.0 : les mots-clés à retenir sont temporisation, coordination et médiation. Imad Khillo, s’intéresse aux réformes juridiques mises en place aux Emirats Arabes Unis malgré la volonté d’ouverture au monde occidental, les Emirats sont encore loin d’une rupture avec la loi islamique, notamment pour les droits des femmes. Une cartographie de Tigrane Yégavian présente la région de Marib, riche en hydrocarbures et verrou stratégique au centre du Yémen, et permet de mieux comprendre les enjeux locaux d’un conflit qui perdure depuis 10 ans.
Enfin, à l’occasion de la présidence française de la 43° réunion des Etats parties au Traité de l’Antarctique, un dossier sur la géopolitique du continent complète la parution : les enjeux géostratégiques et environnementaux sont abordés, et un article sur le tourisme au pôle sud vous donnera peut-être envie de vous mettre au frais ! Ce numéro est assurément rempli d’articles instructifs : pour commencer l’été bien informés, lisez le « Diplomatie Mars-Avril 2021 » !
CJ.
Centre d’études stratégiques de la Marine, Les détroits de l’océan Indien, Etudes Marines n°19, 98p, mai 2021
Le CESM (Centre d’études stratégiques de la Marine) publie les actes du séminaire tenu en 2018 par le groupe de recherche Alidade-océan Indien, redevenu d’actualité suite au blocage du canal de Suez par le porte container Ever Given en mars 2021. L’article « Détroits et flux de marchandises conteneurisées : l’exemple de l’océan Indien », par Stéphane Courquin et Marin Quigna (CMA CGM) disserte d’ailleurs sur la prise en compte des détroits dans la stratégie de cet armateur, notamment en cas de blocage.
Cet ouvrage regroupe les contributions d’un groupe d’enseignants d’universités qui se sont intéressés aux détroits stratégiques de l’océan Indien selon une perspective pluridisciplinaire (géographie, droit, histoire, sociologie, économie). Comme le souligne dans la préface le Vice-Amiral d’escadre Didier Piaton, l’ancienne mer des Indes, troisième étendue maritime du globe, lieu de passage et espace stratégique pour la France, méritait qu’on lui consacre cette étude complète réalisée par des spécialistes militaires et civils enseignant à la Sorbonne Abou Dhabi.
On retiendra notamment l’article introductif d’Anthony Chamboredon « Une étude pluridisciplinaire pour un enjeu stratégique », qui fournit un concentré de faits utiles à des étudiants et des chercheurs s’intéressant à la zone. L’auteur y dresse le tableau d’une nouvelle montée en puissance de l’insécurité (dues notamment à de nombreux trafics) et des risques environnementaux (pêche illégale, marée noire…).
Pour ceux qui s’intéresse à l’Histoire de l’océan Indien, l’article de Yann Rodier, « Aux fondements de la géostratégie maritime des puissances européennes » fournit une explication du rôle de ces détroits du XVIe au XIXe siècle. Il décrit comment ceux-ci sont devenus des carrefours stratégiques convoités qui constituaient déjà la clé de voûte des rivalités impérialistes des puissances de l’époque, des thalassocratie portugaises et néerlandaises jusqu’aux ambitions coloniales franco-britanniques.
L’article des géologue Kosmas Pavlopoulos et ingénieur et Haïfa Ben Romdhane propose « une brève analyse descriptive des opportunités et défis existants dans l’économie bleue », dans lequel sont présentées les caractéristiques climatiques, environnementales et géologiques de l’océan Indien, ainsi que ses ressources et atouts. Les auteurs étudient ici l’économie bleue et le rôle économique des détroits à travers le commerce et grâce aux ressources directes tirées des ZEE (une cartographie utile de celles-ci accompagne l’article). Ils soulignent l’enjeu environnemental lié au réchauffement climatique et à la surpêche, et les opportunités et défis auxquels font face les perspectives de gouvernance durable de la région.
L’article de l’avocat Jean-Michel Morinière s’intéresse à la construction des régimes juridiques applicable aux détroits, en s’intéressant à trois des plus célèbres : Bab el-Mandeb, Ormuz et Malacca. Il adresse notamment la question des enjeux juridiques des entraves à la circulation, qui reposent sur une concurrence entre la liberté de navigation et la souveraineté des Etats.
Le dernier article, rédigé par Jean-Loup Samaan, traite du jeu des puissances régionales de l’océan Indien : les principales tendances à souligner sont à ses yeux l’affrontement Chine/Etats-Unis, les ambitions indiennes, et la quête d’autonomie stratégique des Etats du Golfe.
Dans la conclusion, le contre-amiral Jacques Fayard, Commandant de la zone maritime, défend un positionnement d’équilibre stratégique pour la France dans l’océan Indien.
Si vous souhaitez en apprendre plus cette zone stratégique qui apparaît de plus en plus comme une zone d’affrontement des puissances globales, les actes de ce séminaire vous seront précieux !