Les guerres de l’information à l’ère du numérique
Céline Marangé et Maud Quessard
Céline Marangé et Maud Quessard, Les guerres de l’information à l’ère du numérique, PUF, janvier 2021 (456 pages | 25€)
Il est rare qu’un essai académique tombe autant à point nommé sur un sujet d’actualité. C’est le cas de cet ouvrage collectif consacré aux guerres de l’information à l’ère numérique, dirigé avec beaucoup de talent par Céline Marangé et Maud Quessard, toutes deux chercheuses spécialistes de la Russie pour la première, des Etats-Unis pour la seconde. Céline Marangé, consultante permanente au CAPS du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et Maud Quessard, directrice du domaine « Espace Euratlantique » à l’IRSEM, maitrisent indéniablement leur sujet, tant sur le plan académique que pratique grâce aux responsabilités qu’elles exercent. Elles ont eu l’intelligence de faire appel aux meilleurs spécialistes du moment pour décortiquer sous tous les angles un sujet complexe et controversé, aussi bien par ses aspects techniques et juridiques que géopolitiques. Cet ouvrage imposant mais d’une lecture néanmoins facile, préfacé par Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, auteur d’un rapport remarqué sur les manipulations de l’information, se divise en 17 chapitres courts thématiques regroupés dans quatre parties consacrées aux techniques et usages de l’information (I), aux guerres de l’information en contexte autoritaire (II), aux démocraties confrontées aux manipulations de l’information (III) et aux réponses scientifiques, juridiques et politiques qui peuvent y être apportées (IV). Parmi les 22 contributions, on remarquera tout particulièrement celles de Nicolas Mazzucchi (L’arme de l’information dans les conflits armés), de Maxime Audinet et Céline Marangé (sur la Russie), de Valérie Niquet (sur la Chine), de Marianne Péron-Doise (sur la Corée du Nord), de Fatiha Dazi-Héni (sur les monarchies du Golfe), de Maud Quessard bien sûr (sur les Etats-Unis) et de François Delerue sur les menaces numériques en période électorale, sujet ô combien d’actualité ces dernières années. A titre personnel, compte-tenu du thème central de cette lettre de février 2021 mais aussi de la très grande pertinence de leurs propos, mes deux chapitres préférés restent ceux de Pierre Pahlavi sur l’Iran et d’Amélie Férey sur Israël. Pour tous ceux qui s’intéressent à la géopolitique du Moyen-Orient, ces deux chapitres valent à eux seuls l’acquisition du livre.
La dimension militaire n’est pas oubliée et les développements d’Eric Gomez sur le ciblage et la guerre électronique s’avèrent très intéressants. L’appareil critique, constitué d’un glossaire bien utile et d’une bibliographie très complète, permet de creuser la thématique. Une chronologie rappelant les principales manipulations de l’information, depuis la fin de la guerre froide par exemple, aurait sans doute été la bienvenue. Au bilan, les Presses universitaires de France ont bien fait de publier cet ouvrage collectif qui ne manquera pas de devenir un outil de référence pour tous ceux qui veulent comprendre notre environnement informationnel éminemment fluide et évolutif, à l’heure où il paraît parfois difficile de percevoir l’agenda et la vision de ceux qui nous gouvernent et de ceux qui les défient.
P.R.
Libye, carrefour des ambitions impériales
Diplomatie numéro 107 – Janvier-Février
Diplomatie – Libye, carrefour des ambitions impériales, Areion Group, Janvier-Février 2021 (100 pages | 9,80 €)
Ce numéro est dédié à un des théâtres de notre zone favorite qui illustrent le mieux notre nouveau monde : Les Etats-Unis en rétractation, l’Europe impuissante, la violence désinhibée, les puissances régionales à l’œuvre, la Moyen-Orientalisation de la Méditerranée.
En introduction, Aude Thomas pose d’une manière très claire le constat. Les 10 années qui ont suivis l’engagement occidental de 2011 ont été marquées par une spirale d’instabilité politique et de violence, attisée – comme en Syrie – par les acteurs extérieurs qui poursuivent leurs agendas stratégiques à travers les deux camps : d’un côté Fayez el-Sarraj, la Turquie, le Qatar, les Frères musulmans, les milices tripolitaines et dans une moindre mesure l’Italie et de l’autre le maréchal Haftar, les EAU, l’Egypte, la Russie, les milices de Cyrénaïque et dans une moindre mesure la France. Les groupes armés terroristes et l’épidémie de Covid-19 renforcent encore la dégradation générale du pays.
Les autres articles précisent cet état des lieux : Dorothée Schmid et Chloé Fabre décryptent le tandem Turco-qatari en soutien du gouvernement de Tripoli qui se déséquilibre au profit d’Erdogan et de sa stratégie globale de puissance ultranationaliste en Méditerranée (Jean Marcou souligne le rôle joué par les drones dans cette stratégie qui s’appuie fortement sur l’outil militaire) limitant le Qatar, dont l’objectif principal reste l’expansion des frères musulmans, au rôle de pourvoyeur de fonds. Agnès Levallois explique la logique des puissances sunnites (Arabie saoudite, EAU, Egypte) qui souhaitent freiner cette expansion frèriste à travers leur soutien au maréchal Haftar. Jalel Harchaoui décrit l’engagement opportuniste de la Russie, essentiellement fondé sur les mercenaires de Wagner, qui vise à se placer en arbitre tout en freinant l’emprise turque et en se rendant indispensable auprès des émiriens. Les Européens et la France sont marginalisés dans cette partie géopolitique complexe, à la fois par l’indifférence des pays du nord, par la concurrence franco-italienne et par la difficulté à articuler une politique qui prenne en compte toutes les priorités : migration, terrorisme, stabilité, économie, relations avec la Russie et la Turquie. Le processus de paix libyen qu’officiellement tous réclament est en fait en panne, miné notamment par les deux puissances extérieures qui considèrent le statu quo favorable : La Turquie et la Russie.
Ce numéro présente également des analyses très étayées sur les points chauds du globe, notamment le Haut-Karabagh qui, lui aussi, place la Turquie et la Russie en puissances régionales décisives et la Mer de Chine du sud que Pékin grignote avec constance. Il souligne également dans des articles très détaillés les difficultés de l’Inde prise en étau entre la dégradation de son économie aggravée par le Covid, et la puissance chinoise que la pandémie a renforcée.
P.A.
Guerres invisibles, nos prochains défis géopolitiques
Thomas Gomart
Thomas Gomart, Guerres invisibles, nos prochains défis géopolitiques, Tallandier, janvier 2021 (317 pages | 20.90 €)
Au moment de l’annonce d’une revue stratégique par le chef de l’Etat, il importait sans doute de faire la « lumière » sur les principaux facteurs géopolitiques qui modifieront l’état du monde au cours des décennies à venir. Thomas Gomart, directeur de l’institut français des relations internationales (IFRI), n’est pas le seul à s’être livré à l’exercice déclinant les principaux facteurs stratégiques qui pourrait être retenus dans cette revue.
Son ouvrage sur Les guerres invisibles, même si ce n’est pas l’objectif initial, y contribue et apporte un éclairage original sur les perspectives d’un monde qui change particulièrement vite. A l’image du spectre de la lumière et de ses longueurs d’onde, son approche aborde la partie visible et la partie invisible des facteurs géopolitiques qui sous-tendent les crises et les défis auxquels nous serons confrontés demain. Sur fond de crise sanitaire sans précédent, l’auteur, à partir d’une analyse très poussée, met en exergue les facteurs déterminants qui dessinent les prochains défis géopolitiques.
Dans le domaine visible d’abord, il pointe du doigt les rivalités sino-américaines qui risquent d’être au cœur des enjeux stratégiques en créant une nouvelle polarisation du monde. Il en profite pour souligner la vraie différence de culture stratégique entre la Chine et les Etats-Unis. Une stratégie des moyens très présente pour les Etats-Unis s’opposant à une forme de patience stratégique pour la Chine avec une temporalité de long terme. Dans les deux cas, tout le spectre des facteurs de puissance est couvert qu’il soit visible ou invisible. Côté visible, le commerce, l’environnement, les inégalités, le jeu des puissances régionales sont autant de données influant sur la hiérarchie des puissances. A chaque fois, l’auteur précise les intentions de 3 d’entre-elles. Celle des Etats-Unis, celle de la Chine et de l’Europe. Pour l’Europe, la dimension de puissance reste pour le moins relative tant son affaiblissement s’affiche aujourd’hui dans presque tous les domaines.
Côté invisible, les technologies numériques et disruptives, l’économie sous toutes ses formes y compris illégales, l’expression du droit et l’extranéité qui y est attachée, le renseignement sont autant d’éléments qui influent désormais sur l’établissement d’une nouvelle hiérarchie des puissances. Certains ne sont d’ailleurs pas aussi invisibles que l’auteur le prétend. Mais, cette approche est originale et donc séduisante.
Cet ouvrage peut d’ailleurs presque se lire comme une réponse à La guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux officiers chinois, qui en 1999 déjà, avaient listé vingt quatre formes de guerres. Et la France dans tout ça ? L’auteur indique qu’elle devrait se mettre en quête d’une grande stratégie, un acte qui lui permettrait de redéfinir son rapport au monde dans une temporalité qui doit dépasser celle d’un mandat exécutif. C’est ambitieux. C’est sans doute indispensable et utile. Pour vous en convaincre, lisez Les guerres invisibles…
P.L.
Révolutions et contre-révolutions dans le monde arabe
Revue Confluences Méditerranée, n°115
Confluences Méditerranée, Révolutions et contre-révolutions dans le monde arabe, L’Harmattan, n°115, 2020 (228 pages | 21€)
Dix ans ! Dix ans que de l’autre côté de la Méditerranée, les peuples ont commencé à se soulever. A cette occasion, l’iReMMO consacre le dernier numéro de sa revue Confluences Méditerranée aux révolutions et contre-révolutions dans le monde arabe. Historiens, politologues, chercheurs, juristes et même un poète s’expriment dans les 14 articles qui composent ce numéro. Leurs travaux permettent de dresser un état des lieux des événements à l’heure actuelle et de mieux comprendre les trajectoires singulières des pays dont les aspirations au changement se sont faites entendre. En effet, si le monde arabe comporte en son sein 22 pays, tous n’ont pas connu ces bouleversements au même degré et au même moment. Cet ouvrage nous apprend donc que le monde arabo-musulman ne doit pas être appréhendé comme un tout tant la diversité de ses mouvements contestataires échappe à toute forme d’homogénéité. D’ailleurs, la mention de « printemps arabes » doit être utilisée avec précaution puisqu’elle tend à enfermer ces mouvements pluriels dans une case réductrice. A contrario, nous faisons face à de véritables révolutions qui se définissent par la volonté d’un changement politique radical. Toutefois, les auteurs ne s’engagent pas ici à faire le bilan de ces révolutions qui s’inscrivent dans un processus de longue durée.
Comprendre les révolutions arabes à 360 degrés. C’est ce que nous permet cet ouvrage qui rompt avec l’idée selon laquelle les révolutions arabes étaient soudaines et inattendues. En vérité, les pays étaient en proie au bouleversement depuis les vagues d’indépendances après lesquelles les coups d’Etat multiples ont frustré les peuples. L’autoritarisme et la corruption qui caractérisent la plupart de ces régimes depuis ont continué d’exacerber les tensions. Les griefs économiques et sociaux ont fini par conduire à des vagues de manifestations, majoritairement pacifiques.
Les conséquences diffèrent selon les pays et l’on assiste à des transitions contrastées. Certains régimes ont vacillé, à l’instar de la Tunisie, de l’Egypte ou de la Libye.
Dans d’autres Etats, le régime en place tente de se maintenir coûte que coûte. Le cas le plus évident est celui de la Syrie où Bachar al-Assad entend gagner la guerre contre son propre peuple en utilisant notamment des armes chimiques. Le dossier syrien interroge donc sur la paralysie de la communauté internationale qui peine à faire respecter le droit. Pour d’autres tels que l’Algérie, le Liban, le Soudan ou l’Irak, c’est à partir de 2019 qu’une véritable volonté de révolution se met en place. Dans une moindre mesure, au Maroc, les contestations ont été étouffées dès leurs prémices avec la promesse d’une réforme constitutionnelle. A Bahreïn, le chef de l’Etat a demandé l’intervention de ses alliés du Golfe pour contrer toute forme d’opposition. Ces derniers, et notamment l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, restent vigilants, conscients qu’ils pourront eux aussi faire l’objet de mouvements contestataires.
Les révolutions dans le monde arabe ne sont pas une problématique purement sud-méditerranéenne. Elles sont entre autres le fruit des immixtions et du jeu des puissances régionales et internationales qui font de la Méditerranée un théâtre de tensions. Les conséquences liées à ces révolutions et notamment les vagues d’immigration concernent d’ailleurs le continent européen.
Pour conclure, cet ouvrage est une véritable mine pour décrypter ces pays. Il déconstruit par la même les idées reçues selon lesquelles la démocratie n’est pas une notion compatible avec les pays arabes. Les témoignages sont riches et complémentaires. Ils permettent de donner un point de vue d’ensemble avec des approches sociologiques, historiques, juridiques et de science politique. Au bilan, il n’y a aucune certitude quant à l’issue positive d’un processus révolutionnaire. Pour autant, nous pouvons espérer que les peuples parviendront à faire entendre leur voix et ce, même s’il est très probable que ce processus révolutionnaire dure des décennies…
S.S.