Les fondamentaux de la puissance aérienne moderne
Philippe Steininger
Au moment où les conflits armés se caractérisent par un très net durcissement des engagements, la parution d’un ouvrage précisant les fondamentaux de la puissance aérienne moderne est bienvenue. Philippe Steininger connaît bien le sujet et fut un praticien remarqué disposant d’une incontestable expérience opérationnelle. Évidemment, nous ne sommes pas surpris de retrouver au fil de la lecture les grands théoriciens de l’arme aérienne, notamment John Boyd et son cycle décisionnel plus connu sous le nom de boucle OODA (observation – orientation – décision –
action) ou John Warden et sa théorie des cinq cercles préconisant la neutralisation des centres de gravité de l’ennemi. Leurs applications dans des conflits récents, en Bosnie, au Kosovo jusqu’en Libye, en constituent des illustrations.
Mais les temps changent et la forme des conflits aussi. La guerre contre-insurrectionnelle a ouvert d’autres voies d’emploi de capacités aériennes qui ont mis du temps à s’implanter dans nos armées. Les drones, notamment, ont fait couler beaucoup d’encre ; les drones armés plus encore. De nombreux exemples d’opérations sont décrits permettant de mieux comprendre la diversité des emplois de l’arme aérienne à travers le monde. Les technologies nouvelles seront un facteur déterminant d’efficacité qui, conjuguées à une réelle interopérabilité dans les coalitions de circonstances, permettront de faire face. Car ne nous y trompons pas, l’auteur insiste sur la contraction des formats qui est un véritable risque. Il est confiant en mesurant l’apport de ces technologies avec l’hypervélocité des missiles contrant les menaces adverses ou la connectivité des capacités aériennes démultipliant les performances ainsi que la précision des munitions. Il souligne aussi le continuum qui s’installe avec l’espace exo-atmosphérique où les connexions avec des satellites de surveillance ou de télécommunications accroîtront la performance des effecteurs quels qu’ils soient. Mais j’insiste, la masse critique n’est pas loin d’être atteinte et présente un risque. La technologie ne fera pas tout.
En revanche, rien de très nouveau s’agissant de la dissuasion autour de ses deux composantes, et c’est tant mieux. Pas d’enthousiasme excessif non plus, de la part de l’auteur, sur les porte-aéronefs sans les condamner vraiment. Enfin, un passage intéressant sur les hélicoptères engagés en opérations. Ils sont plus nombreux mais restent vulnérables. Ce livre est précis, bien argumenté. Il faut absolument le lire car peu d’auteurs s’engage sur une analyse de la puissance aérienne. De mémoire, en 2006, un ancien officier de l’armée de l’air (Régis Chamagne) avait produit un bel ouvrage sur l’art de la guerre aérienne. Philippe Steininger prolonge donc cette réflexion et dessine de nouvelles perspectives. Mais cette puissance, à elle seule, ne pourra pas répondre à toutes les exigences induites par la nouvelle typologie des conflits à venir.
P.L.
No Man’s Land
Arte
Il n’est pas dans nos habitudes de conseiller des séries télévisées, mais pour les fêtes, nous ne pouvons que chaleureusement vous encourager à regarder la série « No Man’s Land » qui vient tout juste d’être diffusée par la chaîne culturelle franco-allemande ARTE. Il s’agit très certainement de l’une des meilleures séries – et des plus intelligentes – sur l’actualité brûlante du Moyen-Orient, d’un réalisme époustouflant. Elle se déroule de nos jours à la frontière turco-irako-syrienne, d’où le titre, et implique l’ensemble des acteurs présents dans cette région charnière. Tous ceux qui lisent nos analyses et participent à nos ateliers wargames ne seront pas dépaysés et retrouveront les ressorts que nous tentons de décrypter. Il s’agit d’une mini-série en 8 épisodes qui appelle certainement une seconde saison, mais qui garde sa cohérence sans avoir besoin d’attendre la saison suivante. Je ne vous en dis pas plus pour ne pas dévoiler l’intrigue et attiser votre curiosité.
P.R.
Arabie saoudite et Émirats Arabes Unis : les ambitions de la puissance
Hicham Mourad
Hicham Mourad est un universitaire égyptien francophone renommé qui a longtemps été le rédacteur en chef du magazine Al-Ahram Hebdo. En s’appuyant sur sa triple expérience académique, journalistique et institutionnelle (il a été sous-secrétaire au ministère égyptien de la Culture), il analyse les ambitions de puissance de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis dans un essai ramassé du volume d’un « Que sais-je ? ». Celui-ci, scindé en sept chapitres, est publié dans une collection de référence de l’Institut de recherche et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (IREMMO). Cet ouvrage illustré de cartes et schémas en couleurs se lit rapidement est s’avère intéressant à plus d’un titre. Outre qu’il décrypte le nouveau rôle régional de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis en montrant comment ces deux monarchies absolues sont parvenues à forger ces dernières années un sentiment national local, il pointe les convergences (contenir l’Iran, lutter contre l’Islam politique), mais surtout les sujets de divergences entre les deux royaumes (Yémen, Qatar, Turquie, Corne de l’Afrique, dossier palestinien). Il montre bien aussi combien le déclenchement des révoltes arabes de 2011, dont on commémore le dixième anniversaire ce mois-ci, mais aussi la perception d’une certaine forme de retrait américain ont joué un rôle catalyseur dans l’éveil des ambitions de ces deux pétromonarchies.
Les pages (69-81) sur les rivalités entre l’Arabie saoudite, l’Iran, les EAU et la Turquie dans la corne de l’Afrique, illustrées d’une carte originale sur les nouvelles bases militaires érigées sur place, sont très probablement les plus novatrices de l’ouvrage. Sur le fond, on peut contester l’analyse qui consiste à expliquer le désengagement relatif des États-Unis du Moyen-Orient par le fait qu’ils n’ont plus besoin du pétrole du Golfe, car ils restent en réalité toujours très présents militairement sur place – même s’ils ont réorganisé leur dispositif – de manière à pouvoir empêcher la Chine de s’y fournir en hydrocarbures, en cas de guerre économique ouverte ou d’affrontement armé avec Pékin. La conclusion, très pertinente, se résume dans la phrase suivante (p. 110) : « Alors que Riyad aspirait à devenir le leader du monde arabe, Abou Dhabi cherchait à confirmer son statut de plaque tournante commerciale et logistique du Moyen-Orient ». Sur la forme, une chronologie aurait été utile. L’appareil critique est néanmoins très complet (137 notes et références) et la bibliographie très fournie constitue une excellente base de travail pour les universitaires comme pour les experts. Au bilan, cet ouvrage agréable à lire complète utilement celui de Fatiha Dazi-Héni (« L’Arabie saoudite en 100 questions ») que nous avons recensé le mois dernier en prévision de la conférence que celle-ci donnera à l’Institut FMES le 7 janvier prochain (c.f. rubrique « A vos agendas »).
P.R.
Stratégie et capacités navales – Un monde de tensions
DSI, novembre-décembre 2020
Dans le cadre du salon Euronaval, finalement annulé pour cause de Covid, Défense et Sécurité Internationale a produit sous la houlette de Joseph Henrotin expert en la matière, un excellent numéro dédié aux grandes tendances des stratégies navales et des capacités militaires qui sont développées pour faire face aux tensions qui s’accroissent sur toutes les mers du globe.
La mer est en effet le théâtre où les puissances révisionnistes utilisent l’espace de manœuvre accordé par l’affaiblissement occidental, même si les États-Unis restent aujourd’hui la seule vraie puissance maritime globale. Les nouveaux acteurs, le plus souvent de tradition plus continentales (Chine, Russie, Turquie, …) apportent leur marque dans leur rapport à l’espace maritime : stratégies globales liant l’économie, le militaire et le juridique, territorialisation des mers, durcissement des rapports de force, densification et diversification des capacités de frappes, développement des capacités sous-marines.
Le Chef d’état-major de la marine, l’amiral Pierre Vandier, souligne ainsi le retour du risque de confrontation majeure auquel la marine doit se préparer, notamment en augmentant le nombre de frégates, le volume des stocks de munitions et le réalisme des entrainements.
La Russie est bien entendu étudiée, ses efforts en termes de flotte de sous-marins, de capacités en missiles aptes à dénier l’accès à une zone, de déploiement dans les mers chaudes (bâtiments de projection amphibie, port de Tartous en Syrie) et bien sûr de contrôle de l’Arctique sont très clairement détaillés, ainsi que les limites d’un outil industriel encore marqué par l’ère post-soviétique.
Les rivalités en méditerranée orientales sont également présentées en détail, en particulier le rapport des forces entre les marines grecque et turque. Cette dernière présente une supériorité liée à des conditions économiques plus favorable, un outil industriel performant et la volonté politique claire de Recep Tayyip Erdogan d’utiliser sa marine pour contraindre ses voisins à accepter son objectif d’hégémonie régionale. La capacité sous-marine anaérobie turque, à base de U214 allemands qui seront suivi d’une classe de conception nationale, doit interpeller toutes les marines engagées sur ce théâtre.
Des données précises et claires sur l’état des capacités navales sont, comme toujours avec DSI, présentées en appui des arguments. On peut noter deux cartes très claires indiquant pour l’une les porte-avions, porte-aéronefs et navires amphibies, et pour l’autre les sous-marins dans le monde. Bonne occasion de visualiser que la puissance maritime est une réalité croissante.
P.A.