CONSEILS DE LECTURE – AVRIL 2021

Gilles Kepel, Le prophète et la pandémie – Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, Gallimard, 2021, 336p, 20€.

Gilles Kepel a pris un risque : il a tenté d’analyser « à chaud » l’année 2020 dans le monde arabo-musulman et de mettre en perspective les évènements qui lui font définir cette région comme « la plus explosive de la planète ». Spécialiste de l’Islam et du monde arabe, Gilles Kepel place son ouvrage dans la continuité des précédents et décrit, en en soulignant leurs liens croissants, les changements qui ont touché le golfe Persique, le Proche-Orient, l’Afrique du Nord et la France.

La pandémie du Covid-19 et l’effondrement du cours des hydrocarbures ont favorisé au cours de cette année la décomposition de l’ordre géopolitique, instauré après la Première guerre mondiale, adapté après la Seconde et fragilisé après la Guerre froide, qui plaçait les Occidentaux en position de domination dans la région.

L’année 2020 est d’abord celle de la fracturation du Golfe : Elle voit « l’axe frérot-chiite » composé de la « Triplice Turquie-Qatar-Iran » (pour reprendre ses deux expressions) s’opposer aux signataires des accords d’Abraham avec Israël : Emirats Arabes Unis et Bahreïn, soutenus discrètement par l’Arabie Saoudite, bientôt rejoints par le Soudan et le Maroc dans un groupe qui comportait déjà l’Egypte et la Jordanie. Cette normalisation avec l’Etat hébreu redessine le Grand Jeu et positionne Israël comme charnière et l’Irak comme un enjeu clé à extirper, selon lui, des griffes de l’Iran. Téhéran n’a pas connu une très bonne année, marquée par l’exécution du charismatique général Solimani par les Etats-Unis, une mauvaise gestion du Covid, une économie exsangue, des révoltes populaires en Irak et au Liban et un manque de considération de ses partenaires russe et turc en Syrie et en Azerbaïdjan. Le « partenariat stratégique » signé avec la Chine joue le rôle de bouée de sauvetage, au prix d’un douloureux sacrifice en termes de souveraineté. L’élection de Joe Biden en fin d’année laisse cependant ouverte l’option d’une réintégration vers l’ouest.

Au Proche-Orient, c’est la Turquie qui détermine le champ de forces : Erdogan a réussi à antagoniser ses voisins qui se sont réunis dans le Forum Gazier de la Méditerranée orientale (Egypte, Chypre, Grèce, Israël, Jordanie, Palestine, associés à Italie, France et Etats-Unis). Il a également permis aux pays européens méditerranéens de cristalliser une forme de position commune dans le cadre du Med 7 (Portugal, Espagne, France, Italie, Grèce, Malte, Chypre) et s’est fait condamner par la Ligue arabe pour ses interventions en Syrie, Irak et Libye. Pour maintenir sa dynamique néo-ottomane qui ressemble à une fuite en avant, Erdogan joue donc habilement du réseau des frères musulmans, de la carte palestinienne, du sentiment anti-Français liés aux caricatures de Charlie-Hebdo, de ses capacités militaires et de ses partenariats contradictoires (Russie, Iran, Qatar, OTAN, Allemagne, Italie…).

En Afrique du Nord, outre le blocage structurel des sociétés aggravé par la guerre en Libye, les baisses de ressources, les progrès de l’islam politique et la crispation croissante des autorités en particulier en Algérie où le ressentiment anti-Français est la « deuxième rente » après le gaz, c’est le phénomène migratoire qui domine pour Gilles Kepel, en particulier par son impact sur notre pays. Son lien avec le djihadisme des banlieues est direct. Gilles Kepel décrit ce qu’il appelle le « djihadiste d’atmosphère » qui s’appuie sur la fluidité des réseaux sociaux pour relier des points, éparts mais nombreux, d’une nébuleuse qui fait interagir des réseaux criminels, des migrants, des imams radicalisés, des jeunes sans éducation, des collectifs contre l’islamophobie et des politiques clientélistes dans une « islamosphère » internationale qui traverse tous les pays évoqués. Ce continuum donne toute son importance à une meilleure compréhension des perceptions, des enjeux et des évènements dans cette région qui va du Moyen-Orient à l’Europe. Gilles Kepel milite pour que les études arabes soient remises en valeur dans notre pays, pour comprendre ce qui advient et éviter les simplifications et les amalgames, qu’ils soient négatifs ou lénifiants.

Cet ouvrage engagé mais clair, précis et très bien illustré par de nombreuses cartes de Fabrice Balanche, participera à la meilleure appréhension d’une problématique essentielle qui est à la fois géopolitique, idéologique, sécuritaire et de politique intérieure. Gilles Kepel a gagné son pari.

 PA.

Michel Foucher, Arpenter le monde – Mémoires d’un géographe politique, Robert Laffont, 2021, 334p, 20€.

Michel Foucher, géographe réputé qui nous avait fait l’honneur d’une conférence à l’automne, a profité des multiples confinements pour rédiger ses mémoires. D’emblée, il offre son vade-mecum : « Arpenter le monde sans relâche, pour le penser », tout en privilégiant « la lecture des atlas qui permet de discerner l’invisible » sachant que pour lui « chaque voyage au loin est d’abord une expérience vive de géographie humaine, riche d’altérités et faite de personnalités inspiratrices » (pp. 8-9). Engagé politiquement, Michel Foucher revendique son adhésion au catholicisme social et à la promotion du développement qui l’ont fait flirté dans ses jeunes années passées en Amérique latine et en Afrique (première partie de l’ouvrage) avec les adeptes de la théologie de la libération. Il explique toute la difficulté qui fut la sienne de contribuer à imposer cette notion de « Géopolitique » en une époque où celle-ci sentait le souffre, notamment au sein de l’Ecole normale supérieure dont il est issu, compte tenu de la manière dont elle avait été récupérée par l’école allemande d’avant-guerre. Il a fortement contribué à réhabiliter l’analyse géographique dans sa dimension politique et stratégique de manière à éclairer l’étude des conflits, et reste l’un de ceux qui a eu le privilège d’assister aux premières loges à la recomposition de la carte de l’Europe, car après avoir enseigné, il fut tour à tour chargé de mission au Centre d’analyse et de prévision (CAP) du Quai d’Orsay, conseiller d’Hubert Védrine lorsque celui-ci fut ministre des Affaires étrangères, directeur du CAP puis ambassadeur.

Michel Foucher décline une géopolitique appliquée, fort éloignée de ce qu’il qualifie de « travaux des bons auteurs sédentarisés ». La pique souligne l’homme de terrain qui a passé sa vie à arpenter les confins du monde (125 pays visités ou explorés !), le plus souvent dans des zones frontalières peu hospitalières et fréquemment contestées car pour lui, la frontière reste l’objet géopolitique par excellence. Il n’a cessé de l’étudier tout au long de ses pérégrinations sur tous les continents. Ce qui lui a permis d’ériger une matrice de 7 questions simples que chacun devrait se poser pour comprendre 90 % des données d’un conflit : Qui veut quoi ? Où ? Pourquoi ? Comment ? Avec qui ? Contre qui ? Quand ? Son expérience de terrain lui fait affirmer que les conflits ont tous une dimension territoriale.

Sa parfaite connaissance de l’histoire lui permet d’éclairer les conflits sous le double prisme de l’histoire et de la géographie. Parlant d’Europe et après avoir été émissaire dans le Caucase et ambassadeur en Lettonie, il répète que « l’organisation de l’isthme Baltique-mer Noire a toujours été un des grands enjeux de la sécurité européenne, aux confins de tous les empires suédois, russe, polono-lituanien, allemand, autrichien et ottoman » (p. 136). Selon lui, les peuples européens ont toujours oscillé entre le choix des tribus ou celui de l’Europe. Sur le conflit israélo-palestinien, et bien qu’il se revendique comme un ami d’Israël, il n’en constate pas moins que la colonisation israélienne a « pris pour modèle la colonisation paysanne allemande à l’est de l’Elbe vers les vallées de Posnamie lors du Drang nach Osten du 19e siècle après le partage de la Pologne ; (…) Il s’agissait en Palestine de se rapprocher des points d’eau, des sources et des aquifères, de situer les colonies afin de pouvoir les mettre en réseau en maillant le maximum de territoire. Les dirigeants sionistes connaissaient les pratiques de la colonisation prussienne et s’en inspirèrent » (p. 73). Mais il rajoute aussitôt que « dénoncer aujourd’hui la colonisation est insignifiant dans la mesure où c’est une méthode d’occupation de l’espace employée depuis toujours » (p. 74).

En conclusion, l’auteur pointe le nécessaire dialogue entre experts et décideurs, identifiant plusieurs centres de pouvoir combinant révisionnisme et ambitions néo-impériales : Russie, Chine, Turquie, Iran, Brésil, Ethiopie, Maroc, Nigéria et Afrique du Sud. Il avance trois scénarios d’évolution géopolitique : l’équilibre des puissances fondant un nouveau concert des nations ; le retour néo-impérial autour d’un centre fort qui engendrera des résistances armées et des conflits durables ; la prééminence de la loi et du droit autour de l’Union européenne.

Au bilan, Michel Foucher livre un plaidoyer pour la géographie, discipline mal aimée vivant à l’ombre de l’histoire et de la science politique, « qui reste pourtant d’un réel secours pour saisir les forces à l’œuvre dans le monde tel qu’il a l’inconvénient d’être, qui aide à regarder de l’autre côté de la colline et à déceler les intentions des autres » (p. 255). La FMES ne peut que chaleureusement vous conseiller cet ouvrage qui est un témoignage de première main de notre monde qui change.

PR.

Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 61, Géopolitique des États-Unis, Areion Group, 95p, avril-mai 2021, 10€95.

C’est en partenariat avec l’IRSEM que Diplomatie sort un Grand Dossier dédié aux États-Unis. Maud Quessard, qui est notre conférencière du mois, écrit dans l’édito que le modèle américain est en crise. Le « rêve chinois » fait désormais face au « rêve américain ». Quid de ses relations avec l’Europe, la Chine, la Russie, la Corée du Nord, Israël, l’Iran et l’Arabie Saoudite ? Un grand nombre de spécialistes se sont attelés à ces thématiques et vous livrent leur expertise sur les États-Unis. Une première partie est consacrée à l’Amérique divisée. Pour Lauric Henneton, spécialiste de l’histoire et de la civilisation anglo-américaine, c’est Donald Trump, du fait de sa  personnalité clivante qui a irrémédiablement fracturée en deux camps irréconciliables la société américaine. Face à cette fracture, les démocrates tentent d’apaiser le climat intérieur avant de se concentrer sur leur politique étrangère, nous révèle Frédérick Gagnon, directeur de l’Observatoire sur les États-Unis de l’Université de Québec. Même si l’Amérique apparaît divisée, elle doit continuer à assurer ses alliances et rassurer ses alliés après le choc Trump.

C’est dans une seconde partie qu’Emmanuel Dreyfus, chercheur Russie à l’IRSEM, décrète que l’alliance américano-russe constitue un enjeu de taille. Même si la relation politique entre Washington et Moscou ne vit pas ses meilleurs jours, des points de convergence peuvent rapprocher les deux États comme la « reprise du programme d’enrichissement d’uranium par Téhéran ». Joe Biden ne laissera toutefois pas se multiplier les actions agressives russes sur la scène internationale. États-Unis et Russie ont tout pour redevenir les meilleurs ennemis ou bien alors choisir de s’allier face à la Chine.

La dernière partie place les États-Unis au cœur d’enjeux stratégiques mondiaux. Fatiha Dazi-Héni, chercheure Péninsule Arabique – Golfe à l’IRSEM, parle de « reset des relations Washington-Riyad » ce qui replace les États-Unis au centre du jeu moyen-oriental. Un des objectifs premiers de Joe Biden est d’empêcher l’Iran d’accéder à l’arme nucléaire tout en négociant avec lui.

Pour en savoir plus sur le réengagement économique et climatique des États-Unis en Indopacifique (article par Nicolat Regaud, délégué au développement international à l’IRSEM) et des relations États-Unis/Israël (décryptage par Pierre Razoux, directeur académique de l’institut FMES), lisez ce Diplomatie spécial américain…

CC.

SAY n°4, Revue d’intelligence économique, Le monde d’après, Hermann, 180p, avril 2021, 19€50.

Avec cette crise sanitaire, beaucoup s’interroge sur le monde d’après. En parcourant l’éditorial de la revue trimestrielle SAY, nous pourrions presque dire que le monde d’après a commencé avant ! Avant cette crise bien sûr… Mais, par confort en termes de repère, admettons que la rupture franche avec le passé soit concomitante avec l’arrivée du virus. Alors, oui, nous avons collectivement vécu une forme de protectionnisme vaccinal. Oui, l’Europe a été dépassé dans la gestion d’une crise presqu’à l’image des mécanismes de l’Etrange Défaite en ne sachant nommer son ennemi.  La revue, dans cette édition, s’engage donc dans une démarche ambitieuse en abordant, sans vraiment ordonner les choses, la France d’après puis l’Europe d’après avant de cibler la transformation en cours des Etats-Unis puis un printemps dans le monde pour faire écho au printemps arabe d’il y a 10 ans qui sans vraiment aboutir a redessiné la géopolitique du Moyen-Orient. En France d’abord, Il faut redonner un cap au libéralisme et progressisme au moment de la perte d’influence des Etats-Unis.  Il faut accroître la dynamique de lutte contre le réchauffement climatique, affaiblir les inégalités croissantes et redonner du souffle aux démocraties. L’innovation au sein des entreprises et une saine concurrence entre elles permettant d’en accroitre la portée est un enjeu pour le succès du Green Deal. Il faut aussi s’atteler à la souveraineté monétaire au moment où la digitalisation s’impose presque partout. Il faut repositionner les banques centrales dans leur juste rôle de soutien aux politiques de l’Union européenne. Dans cette France d’après c’est aussi l’économie sociale et solidaire et le retour à la ruralité qui tracent de nouvelles approches sociétales.

La revue s’est aussi intéressée à la réforme de Sciences Po. Sans doute y-a-t-il beaucoup à faire ici et ailleurs dans la formation des élites dont nous aurons besoin demain…  L’Europe d’après, quant à Elle, affiche d’immenses ambitions. Elle doit être la puissance climatique mondiale.  Elle doit mettre en œuvre un véritable Bretton Woods de la santé pour combattre le court-termisme et le nationalisme sanitaire. Elle doit aussi favoriser la coopération multilatérale et bien sûr l’innovation qui doit nous faire entrer dans une nouvelle ère. Outre-Atlantique, au moment où le Président Joe Biden dépasse les cent premiers jours de son mandat, cette dimension multilatérale ne lui aura pas échappée. Tout comme Roosevelt, Joe Biden voit les choses en grand. Et s’il n’est pas Roosevelt, il est peut-être le leader dont l’Amérique et le monde ont besoin. Economiquement d’abord car 1 900 Milliards de dollars, ce n’est pas rien dans la relance économique du pays même si des dysfonctionnements structurels apparaissent pour les petites et moyennes entreprises. Au-delà d’avoir vacciné l’Amérique et relancé l’économie, il aura aussi défini de nouvelles options internationales. Mais en toile de fond, le piège de Thucydide reste à l’esprit dans une tension sino-américaine très forte imposant des relations américaines plus fortes encore, notamment avec le Japon. Mais l’Amérique semble faire face à ses priorités au Moyen-Orient, en Afrique aussi, totalement délaissé par son prédécesseur à la Maison-Blanche. Une forme de printemps dans le monde au moment où le printemps arabe démontre de nombreuses impasses. Le sort du monde arabe semble suspendu aux questions politiques et religieuses qui ne trouvent pas d’issue. Finalement, ce printemps aura redessiné la géopolitique du Moyen-Orient autour de trois blocs, la Turquie, l’Iran et l’ensemble israélo-arabe. La question posée reste celle de la capacité de ces blocs à générer un apaisement régional avec d’inévitables interactions internationales. Enfin, dans des articles judicieusement sélectionnés, la revue s’intéresse au monde numérique avec l’explosion des attaques cybernétiques, la prolifération des plateformes numériques qui bouleverse les modèles économiques traditionnels où des situations de monopole font peser des risques. Tout élément concernant la donnée peut créer de la richesse privée à défaut de créer la valeur publique. Finalement, la revue, dans des articles toujours impeccablement écrits se laisse aller à prendre du temps à partir de chroniques sur le vin, l’art et la philosophie car la véritable urgence, n’est-elle pas le temps long ?

PL.

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