Colloque organisé par l’institut FMES le 14 janvier 2025
I – Panel introductif
- Pascal Ausseur (Directeur Général de la FMES)
- Karim Amellal (Ambassadeur délégué interministériel à la Méditerranée)
- Herve Stassinos (Conseiller régional, Région Sud-Provence-Alpes-Côte-d’Azur)
Un monde marqué par la brutalité
Pascal Ausseur, Directeur Général de l’institut FMES, a ouvert le colloque intitulé « souveraineté européenne : choisir et réduire ses dépendances » du 14 janvier 2025 en introduisant un basculement majeur à l’œuvre dans notre monde : il se fracture et se brutalise. Toutes les activités humaines, qu’elles soient culturelles, politiques ou économiques, sont prises dans des rapports de force de plus en plus importants et antagonistes.
Ainsi, peu importe l’activité que l’on exerce, il est important de s’intéresser aux enjeux et aux paramètres du monde extérieur car nous sommes tous impactés. C’est pour cette raison que ce colloque, centré sur la relocalisation des chaînes de valeurs, regroupe des personnalités de secteurs différents et variés.
Depuis 200 ans, le monde se caractérisait par un phénomène de convergence vers le modèle européen au niveau du développement scientifique, des avancées technologiques, de la démocratie, de l’économie ou encore de l’organisation sociale. Vu de l’entreprise, ce modèle était très profitable car l’économie dominait tout, faisant de nous tous des consommateurs, des producteurs et même des produits.
C’est dans cette atmosphère qu’a été créée la FMES dans les années 90, dans le but d’intégrer par le commerce la rive sud du bassin méditerranéen à l’Union Européenne. Dans ce contexte spécifique, la délocalisation avait du sens. Elle participe d’un sous texte politique qui vise à la suppression progressive des frontières dans un monde réuni dans une « communauté internationale » pilotée par des organismes affiliés à l’ONU (l’OMC, le FMI, la Banque mondiale, l’OMS, …), mais elle est avant tout économique et vise à l’efficience par la spécialisation des acteurs. C’est ainsi que la France a divisé par deux le poids de l’industrie sur son territoire depuis les années 80.
Les transformations que nous vivons ont changé la donne et posent la question de la pertinence du concept de délocalisation. Celle-ci ne fonctionne que grâce au transport, notamment maritime, qui a un impact environnemental fort et qui dépend du coût du pétrole. D’autre part, le coût du travail augmente dans les pays du sud, notamment en Chine avec une augmentation de 15% par an et réduit l’intérêt d’une délocalisation. Enfin la proximité physique des entreprises par rapport aux clients redevient un critère de flexibilité dans un modèle économique qui tend à répondre au plus vite et au mieux aux attentes du client.
Le système économique fondé sur la dispersion des chaines de valeurs est par ailleurs facilement perturbé, comme nous avons pu le voir avec la pandémie de COVID-19, qui a complètement bloqué le commerce mondial. Ces difficultés peuvent de plus être arsenalisées et manipulées à l’avantage de certains acteurs.
Car les acteurs ne sont plus neutres ou conciliants. Nous vivons une rupture, la fin de cette convergence mondiale vers le modèle européen qui apportait une certaine stabilité, et assistons à un mouvement de divergence et de fragmentation, avec le retour des puissances, des rapports de force et des intérêts conflictuels. C’est un changement de paradigme et de logiciel intellectuel.
Ce nouveau paradigme se présente sous deux volets de compétition : entre l’Est et l’Ouest dans un rapport de force pour le leadership géopolitique mondial et entre le Nord et le Sud dans une incompréhension et un ressentiment croissant des sociétés qui se perçoivent comme mal prises en compte par leurs homologues du Nord. Sur le plan économique cette compétition s’exprime dans l’accès aux ressources et pour la libre utilisation des voies commerciales, principalement. On en trouve des illustrations dans la remise en cause de la liberté de navigation en Mer de Chine, en mer Rouge ou en mer Noire, alors que celle-ci est à la base de la mondialisation et de la délocalisation. Les menaces et l’emploi de la force sont désinhibées, et le commerce arsenalisé, c’est-à-dire utilisé à des fins de rapports de force géopolitiques. En 2024, le nombre de missile lancés a battu le record établi lors de la Seconde Guerre Mondiale, et le commerce est utilisé à des fins géopolitiques, avec par exemple les céréales ukrainiennes, ou encore les masques chinois en 2020.
Ainsi, la relocalisation des chaînes de valeurs se justifie par une volonté de s’affranchir des incertitudes économiques et géopolitiques et permet de s’affranchir des pressions et chantages d’acteurs plus lointains. Relocaliser dans le bassin méditerranéen permet également de profiter de la complémentarité des rives Nord et Sud, de recréer un lien afin d’atténuer les divergences croissantes qui pourraient avoir des conséquences dramatiques en créant au contraire une forme de sphère de coprospérité.
Pascal Ausseur insiste alors sur le fait que ce mouvement de relocalisation régionale n’est pas un retour en arrière : il y a 30 ans, l’Europe avait beaucoup investi dans son Sud, mais c’était dans l’optique d’intégrer les deux rives sur le modèle européen, dans un mouvement global d’homogénéisation. Aujourd’hui il s’agit de créer un lien économique tout en prenant en compte les différences et les spécificités de nos voisins du sud, qui d’ailleurs enrichissent ce lien.
Karim Amellal, Ambassadeur délégué interministériel à la Méditerranée, a appuyé les observations de Pascal Ausseur, en évoquant également cette grande divergence à l’œuvre à l’échelle mondiale avec la Méditerranée comme point de cristallisation. Il est alors nécessaire de nous armer davantage face à ce mouvement car les points de tensions et les contraintes se multiplient dans notre voisinage, sur tous les plans (notamment commercial). Nous avons besoin de nous préparer à faire face à de nouvelles pressions et concurrences qui viennent de partout, mais aussi de nos alliés, comme les États-Unis.
Faire de la Méditerranée un espace stratégique pour nos industries
Le concept d’autonomie stratégique est alors mis en avant. C’est un concept partagé au sein de l’Union Européenne du fait d’une montée en puissance de la compétitivité, en particulier dans le contexte de la réélection de Donald Trump. Lors de la crise du COVID-19, le besoin s’était déjà fait ressentir de questionner la pertinence stratégique de la délocalisation face à la difficulté d’accès aux médicaments de première nécessité. La relocalisation des chaînes de valeurs prend alors une tournure stratégique.
Une question persiste : la Méditerranée est-elle un espace adéquat pour cette relocalisation de nos entreprises ? En effet, il reste du chemin à parcourir pour faire de la Méditerranée un espace stratégique sur le plan commercial et économique, un espace qui nous permettrait d’être mieux armés face à ce contexte d’adversité.
Le bassin méditerranéen a bien sûr des atouts : la proximité géographique entre l’Europe et l’Afrique du Nord, un espace culturel plus ou moins homogène, un capital humain compétent et peu coûteux, une complémentarité, bien que théorique, avec de l’énergie au Sud et de la technologie au Nord. Cet espace montre un certain rapprochement des normes et une certaine convergence sur le plan économique.
Cependant, la Méditerranée reste un espace de crise, instable notamment dans le cadre des relations avec l’Algérie ou de la Libye, ce qui diminue son attractivité politique. Le Maghreb est la région la plus hétérogène économiquement, et la moins intégrée du monde. Une des plus grandes faiblesses de cette région est l’absence ou en tout cas la très faible mobilité des capitaux, des biens et services et des personnes, avec par exemple la fermeture de la frontière entre le Maroc et l’Algérie, qui est la cause d’une perte de PIB importante pour ces 2 pays selon l’OCDE.
La dynamique en cours est alors de voir comment nous pouvons travailler sur ces faiblesses. Il y a par exemple des partenariats stratégiques avec la Tunisie, le Maroc, la Jordanie et l’Égypte, ou encore le pacte de la Méditerranée et sa politique de voisinage. Le but est d’accélérer l’intégration régionale et les partenariats qui peuvent permettre d’envisager que certaines industries puissent s’installer dans ces pays.
Karim Amellal finit alors en expliquant que s’il n’y a peut-être pas encore d’opportunité identifiée en Méditerranée, cet espace présente un intérêt stratégique en tant que hub potentiel vers l’Afrique subsaharienne.
Relocaliser pour augmenter la compétitivité
Le panel introductif a été conclu par Hervé Stassinos, qui a mis en avant les risques d’une dépendance trop forte, et donc les avantages de la relocalisation. Cette dynamique permettrait de sécuriser nos approvisionnements, de recréer de l’emploi et de renforcer l’innovation et la compétitivité. Nous devons cependant adapter nos infrastructures à nos ambitions de relocalisation et renforcer nos investissements dans les hautes technologies. La France manque également de compétences notamment dans les filières techniques, qui doivent être mises en avant. Finalement, nous devons dépasser l’instabilité politique qui règne en France ces derniers mois car elle n’encourage pas l’investissement et la relocalisation de nos entreprises, et rapprocher les mondes publics et privés pour former des partenariats.
C’est ce que le plan de relance de la région Sud Provence-Alpes-Côte-d’Azur essaye de faire, en accompagnant les entreprises via des subventions et des conseils pour relocaliser une partie de leur production et en renforçant les filières d’apprentissage.
II – Première table-ronde : Les perspectives françaises de relocalisation dans un contexte Europe-Méditerranée
Avec Pierre Verluise (docteur en géopolitique, fondateur de Diploweb) comme modérateur
- Hervé Martel (Président du directoire du Grand Port Maritime de Marseille)
- Panayotis Liolios (Président d’Afrika Link)
- Benoite Chenut (Directrice de projets Éoliens flottants en Méditerranée, EDF Renouvelables)
La place de la relocalisation dans les industries françaises
La table ronde a débuté avec une brève explication, par chaque intervenant, de la façon dont ils voient la relocalisation dans leur secteur d’activité afin de montrer comment la relocalisation et le raccourcissement des chaînes de valeurs était au cœur de la politique économique française.
Pour Hervé Martel, la souveraineté et la résilience sont au cœur de la stratégie portuaire. La question de l’indépendance énergétique et de la production d’énergie décarbonée est devenue cruciale face aux défis posés par la guerre, la crise sanitaire et le dérèglement climatique. Il s’agit bien d’une vision pour l’avenir. La réindustrialisation et la transition énergétique sont donc des sujets centraux pour les ports. Cette prise de conscience s’est traduite par un foisonnement et une accélération de projets d’implantations industrielles, notamment dans la production d’énergie décarbonée, il cite ici l’éolien offshore flottant, le photovoltaïque, l’hydrogène vert, l’ammoniac, … mais aussi dans le développement logistique, avec une douzaine de grands projets et la création de plus de 10 000 emplois potentiels. Il s’agit bien d’installer de nouvelles usines, mais aussi de de transformer les industries existantes pour les rendre plus viables.
Le Port de Marseille Fos entend devenir un hub logistique, un hub de passagers, un hub numérique, un hub multi-énergies et un hub industriel. Cinq hubs performants et compétitifs qui placent le Port sur la route des futurs corridors verts, comme point d’entrée sud de l’Europe. Aujourd’hui, la Commission Européenne travaille sur le projet IMEC, la construction d’un corridor passant de l’Inde à l’Europe via la péninsule arabique, le Moyen-Orient, avec une arrivée sur le continent par le port de Marseille. Ce projet s’inscrit dans une vision stratégique de moindre dépendance.
Pour Benoîte Chenut, l’implantation d’activités industrielles à proximité des futurs parcs éoliens flottant est essentielle à son secteur, du fait de contraintes techniques. La filière de l’éolien flottant offre alors des opportunités de relocalisation et de réindustrialisation, qui sont favorisées par des règlements UE qui visent à réduire la dépendance de l’Union Européenne pour l’approvisionnement de composants majeurs. Elle met également en avant le bon retour d’expérience de l’éolien fixe, notamment avec le projet Saint-Nazaire, qui a permis la création d’usines afin de servir les projets français mais aussi des projets situés dans d’autres pays européens. L’Etat soutient également les investissements de la filière, avec par exemple la mise en place du C3IV (crédit d’impôt au titre des investissements dans l’industrie verte) qui vise à faciliter l’implantation d’usines de fabrication de composants sur le territoire français tout en étant compétitifs. Ces investissements doivent ainsi contribuer à l’indépendance énergétique de la France.
Selon elle, il peut y avoir des opportunités d’implantation d’activités sur la rive sud de la Méditerranée. Pour le projet pilote éolien flottant de Provence Grand Large, certains composants ont par exemple été fabriqués en Turquie. Les éoliennes flottantes peuvent être installées sur des technologies de flotteurs en béton ou en acier. Dans le cas du béton, les chantiers sont majoritairement implantés localement à proximité du parc.
La relocalisation et les courtes chaînes de valeurs sont également au cœur d’Afrika Link, qui prône les échanges entre les PME (Petites et Moyennes Entreprises) françaises et africaines. Pour Panayotis Liolios, le but est de développer des échanges et de tisser des liens historiques et pérennes. Les PME développent le commerce depuis des centaines d’années, et elles sont très importantes dans le contexte actuel, surtout les entreprises du secteur automobile et aéronautiques, qui sont celles qui ont le plus de succès. En revanche, Panayotis Liolios insiste sur le fait que toutes les PME manquent d’accès à des ressources humaines qualifiées, ce qui est un frein énorme au commerce. Cependant, ces liens entre PME forment une première étape dans la création de connexions au sein de la Méditerranée, pour renforcer la confiance et encourager nos entreprises à se relocaliser sur le continent.
Les enjeux importants d’ici 2025, et 2035
Pierre Verluise a ensuite demandé aux intervenants à quels enjeux nous devrons être attentifs pour l’année 2025, et ensuite sur le plus long terme, à l’horizon 2035.
Pour Hervé Martel, l’enjeu principal concerne le foncier : il donne le chiffre de 700 hectares nécessaires pour développer l’industrie portuaire, qui sera essentielle pour la relocalisation en Afrique du Nord et qui s’inscrit dans la dynamique de réindustrialisation de la France. Il y a aussi un enjeu environnemental de compensation des impacts, pour lequel le port effectue un travail considérable avec les collectivités et l’État. Il met également en avant le besoin de multiplier par 3 les investissements dans les prochaines années pour éviter de prendre du retard dans la compétition. Finalement, il y a également un enjeu énergétique à prendre en compte, car le port n’est pas raccordé aux lignes à hautes tensions, et a un besoin équivalent à l’ensemble de la région PACA aujourd’hui. Le port n’est également pas rattaché au réseau autoroutier, ce qui pourrait être un grand atout stratégique pour développer le port et encourager la relocalisation.
Sur le long terme, le secteur portuaire devra surtout se concentrer sur la compétitivité des terrains proposés afin d’attirer les investissements et de rendre la relocalisation sur le bassin méditerranéen attractive et avantageuse pour nos entreprises.
Benoîte Chenut se concentre surtout sur le besoin d’attirer des talents et de compétences pour permettre à la France d’atteindre les objectifs fixés par le gouvernement en matière d’éolien en mer (18GW installés en 2035 et 45GW installés à horizon 2050). Elle a mis en avant le souhait de donner de la visibilité aux industriels pour pouvoir concrétiser des projets et attirer de la main d’œuvre qualifiée et diversifiée, dans des secteurs qui peinent à recruter comme la métallurgie, la soudure, la chaudronnerie ou encore le câblage électrique et l’électricité mécanique. C’est alors un enjeu très fort pour être en mesure de réaliser les projets éoliens offshore. Un autre facteur très important pour ce secteur est celui de la proximité géographique, car les chantiers doivent être localisés au plus proche des sites.
Par ailleurs, la formation et le recrutement de main d’œuvre qualifiée sera aussi essentiel pour la phase d’exploitation, avec un besoin d’attirer des talents pour les métiers de techniciens de maintenance. Ces derniers sont plus difficiles à recruter car les conditions de travail en mer sont difficiles. Le secteur de l’éolien offshore étant encore assez jeune, il y a un fort besoin de formation spécifique et de recrutement.
Panayotis Liolios a lui montré l’importance de faciliter les échanges entre les PME Françaises et africaines. Il est nécessaire de stabiliser les flux financiers, les flux de marchandises et de personnes, en particulier au niveau des visas. Des difficultés dans ces domaines peuvent ralentir la coopération, et rendre la relocalisation en Afrique du Nord peu stratégique. D’ici 2035, la Méditerranée et ses deux rives pourraient être une zone d’échange structurée et stable, avec des règles fiscales et financières claires et durables, ce qui serait bénéfique pour tous. Les PME concernent tous les secteurs : l’industrie, la logistique, l’énergie, le service… Des normes claires faciliteraient les liens entre les deux rives, et pourrait encourager la relocalisation. Le président d’Afrika Link a terminé son intervention en évoquant la création du fond Maghreb, soit 100 millions d’euros investis par la France, qui concerne le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Ces trois pays sont ceux où les efforts de la France sont portés, et pourraient former des marchés complémentaires avec chacun des particularités et des contraintes, mais qui n’empêcheraient pas la vision d’un marché partagé avec des accès en Europe et sur le continent africain, qui portera la croissance du futur.
III – Deuxième table-ronde : La mise en œuvre de la politique de relocalisation européenne
Avec Christophe-Alexandre Paillard (Administrateur de l’État hors classe, maître de conférence à l’Université Savoie Mont-Blanc) comme modérateur
- Bruno Dupré (Conseiller politique, Secrétariat Général du Service européen pour l’action extérieure de l’UE)
- Hicham Boudraa (Directeur Général de Positive Agenda Advisory)
- Lazare Idir (Responsable Asie de MEDEF International)
- Romain Maillot (Délégué Général au développement de l’axe Méditerranée-Rhône-Saône)
Introduction
La relocalisation européenne, souvent discutée sous les angles du re-shoring (retour des entreprises délocalisées) et du near-shoring (rapprochement des chaînes de production vers des pays voisins), est devenue un enjeu majeur. La table ronde a permis d’analyser les défis, les opportunités et les choix stratégiques nécessaires pour garantir une souveraineté industrielle européenne dans un contexte de tensions géopolitiques et de transitions écologiques et numériques.
Objectifs et enjeux de la relocalisation
Christophe-Alexandre Paillard ouvre le débat en rappelant que la relocalisation s’inscrit dans une réflexion plus large sur la souveraineté économique de l’Europe. L’exemple de la marque Dynastar, qui a décidé de relocaliser la fabrication de ses skis en Haute-Savoie en est une illustration : ce choix stratégique est motivé par des impératifs de proximité, de circuits courts et de stabilité logistique.
Hicham Boudraa souligne que la relocalisation exerce une pression sociale par son effet sur l’emploi local. Elle doit répondre à deux enjeux principaux : garder une main-d’œuvre sur le territoire en créant des emplois durables et redistribuer équitablement la richesse sans compromettre le tissu social local.
Il estime qu’il est inutile de retenir les entreprises souhaitant se délocaliser. Mieux vaut comprendre les failles structurelles qui les poussent à partir, pour les corriger et prévenir de futurs départs ou aller vers des niches stratégiques avec des investissements plus chirurgicaux.
Bruno Dupré évoque le fait que la relocalisation doit s’intégrer dans une politique européenne centrée sur trois objectifs : sécuriser les chaînes d’approvisionnement, investir dans les technologies clés pour la transition écologique et numérique, renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe, notamment dans les domaines de l’énergie, du digital et de la défense, trois secteurs clés pour réduire nos dépendances stratégiques vis-à-vis de la Chine, de la Russie et des Etats-Unis.
Fragilités des chaînes logistiques et contraintes économiques
Lazare Idir souligne que l’Europe ne pourra pas rivaliser avec la production asiatique en termes de coûts. Cependant, son avantage compétitif réside dans l’innovation, avec un potentiel à exploiter davantage (actuellement, 2 % du PIB européen est investi en R&D, contre 5 % en Corée du Sud).
Romain Maillot met en garde contre une stratégie européenne qui reste focalisée sur des chaînes d’approvisionnement longues et inefficaces. Il propose d’adopter une approche plus régionale, en misant sur la rive sud de la Méditerranée, qui offre une alternative compétitive au transport maritime et aérien, tout en raccourcissant les chaînes de valeur.
Obstacles à surmonter et opportunités à exploiter
Le rapport de Mario Draghi[1] met en lumière les lacunes européennes en matière d’investissement commun. Les besoins pour la transition écologique et numérique s’élèvent à 800 milliards d’euros par an, un objectif financier inatteignable en l’état actuel des ressources budgétaires et fiscales de l’Union, selon Bruno Dupré. La question n’est pas seulement celle du montant des aides, subventions et investissements publiques à faire pour rester compétitif. C’est aussi celle des capacités d’absorption de ces investissements par les Etats Membres (à titre d’exemple, moins de la moitié des 750 milliards d’euros pour le plan de relance post-Covid a été à ce jour dépensé. C’est enfin la question de la superposition des subventions nationales et européennes qui pose de vrais problèmes de gouvernance dans l’attribution des fonds. Il est indispensable conclut Bruno Dupré de mettre en place une véritable politique industrielle, réellement européenne, qui ne vise pas seulement à créer des champions nationaux autour de deux ou trois Etats Membres mais aussi à parfaire le maillage du tissu industriel des territoires de l’Europe dans leur totalité afin de tirer le profit maximum des avantages de certaines régions en terme par exemple de coûts du travail, du foncier, des infrastructures déjà existantes.
Quant à la question de la compétitivité de la relocalisation, Hicham Boudraa évoque l’exemple du Maroc, où la création d’écosystèmes industriels (notamment dans l’automobile) a permis de générer des milliers d’emplois grâce à des politiques publiques proactives. Cependant, Lazare Idir met en garde contre les risques géopolitiques du near-shoring, en rappelant l’exemple récent de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En réponse aux sanctions occidentales, la Russie a saisi ou nationalisé des actifs appartenant à des entreprises étrangères, exposant les investisseurs européens en Russie à des pertes financières.
Perspectives d’avenir
Les intervenants s’accordent sur la nécessité de choisir les bonnes priorités industrielles, c’est-à-dire de concentrer les efforts sur des filières stratégiques où l’Europe dispose d’un avantage technologique, comme : l’automobile (malgré les défis liés à la transition électrique et la concurrence chinoise), la chimie et l’industrie pharmaceutique, la défense (meilleure intégration des besoins au sein de la Base Industrielle et Technologique de Défense).
Pour Bruno Dupré, l’Europe ne doit pas essayer de rattraper ses concurrents dans des domaines où ils sont déjà trop avancés mais doit développer une vision stratégique en anticipant les niches technologiques de demain : biotechnologies, ordinateurs quantiques, certains segments de l’IA.
Le sujet de la décarbonation des chaînes de valeur a également été largement discuté. Romain Maillot insiste sur l’importance de raccourcir les chaînes de transport, notamment en s’implantant en Afrique du Nord pour réduire l’impact environnemental et gagner en compétitivité.
Mots de conclusion
Les intervenants reconnaissent que l’Europe doit surmonter de nombreux obstacles pour réussir sa politique de relocalisation, notamment : réduire sa fragmentation interne, créer un cadre de gouvernance efficace, se concentrer sur ses points forts tout en anticipant les besoins futurs.
Pour Pascal Ausseur, l’urgence est la réinvention du modèle européen en conciliant souveraineté, compétitivité et innovation. Pour cela, il est indispensable d’adopter une vision à long terme, en tirant parti des atouts régionaux (notamment sur la rive sud de la Méditerranée) et en s’appuyant sur une solidarité européenne renouvelé.
[1] En septembre 2024, l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a remis à la présidente de la Commission européenne, Ursurla Von der Leyen, un rapport sur le futur de la compétitivité européenne.