Comment comprendre la poursuite de la vague de manifestations en Israël ?

Par Ilan GREILSAMMER, Professeur de science politique à l’Université Bar-Ilan de Tel-Aviv

Résumé

Alors que les violences intérieures israélo-palestiniennes se poursuivent, que les tensions entre Israël et le Hezbollah ne faiblissent pas et que les Etats-Unis boudent le Premier ministre Benjamin Netanyahou dont les ennuis judiciaires semblent s’améliorer, de nombreux Israéliens continuent de manifester contre la réforme des institutions judiciaires et de la Cour suprême. Ils reprochent au gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël d’avoir changé ses priorités affichées (cherté de la vie, sécurité intérieure, danger aux frontières) pour une réforme qui vise, selon eux, à sauver la mise d’un chef de gouvernement inculpé judiciairement et prêt à tout pour rester au pouvoir. Pour eux, c’est l’essence même de l’ethos israélien qui est remis en question.

En novembre 2022, après plusieurs élections sans résultat décisif, et sans aucune possibilité de constituer un gouvernement, de nouvelles élections législatives ont eu lieu en Israël. Cette fois-ci, le scrutin a permis à Benjamin Netanyahou, le chef incontesté du Likoud, de constituer une coalition constituée des partis de droite (Likoud) et d’extrême-droite (Sionisme Religieux, Force Juive) avec l’appui des trois partis ultra-orthodoxes (Union d’Israël, Drapeau de la Thora, Séfarades Gardiens de la Thora). Ce nouveau gouvernement remplaçait celui dit « du changement », un gouvernement centriste modéré qui avait tenu une année sous la direction de Naftali Bennet, Yair Lapid et Benny Ganz.

Les résultats de ces élections n’ont pas été contestés et le gouvernement Netanyahou a été constitué selon les règles démocratiques. Dans le système israélien, les élections ont lieu à la proportionnelle, selon un système de listes, et la Knesset a toujours été constituée de nombreux partis qu’il faut parvenir à rassembler (souvent très difficilement) pour constituer une coalition de plus de 60 députés (sur 120). Seule la condition de passer le seuil de représentation de 3,25% (ou 4 députés) a un peu restreint ces dernières années le nombre des partis représentés à la Knesset par rapport à l’extrême fractionnement du passé. Deux partis de gauche et d’extrême-gauche, qui auraient pu empêcher la droite d’arriver au pouvoir n’ont pas réussi à atteindre ce seuil de représentation et ont été éliminés : le parti Merets (Gauche sioniste) et le parti Bal’ad (arabe, antisioniste). Cet échec montre surtout la faiblesse de la gauche en Israël, une faiblesse qui n’a cessé de s’accentuer depuis la guerre de Kippour (1973). Aujourd’hui, les thèmes chers à la gauche sioniste – fin de l’occupation des territoires palestiniens, économie solidaire et collective – n’attirent plus grand monde dans une société hyper-capitaliste qui s’est habituée à l’occupation.

Le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël

Benjamin Netanyahou a donc réussi à constituer une coalition de 64 députés (sur 120) sur la base de 6 partis. Pour constituer ce gouvernement, il a dû promettre monts et merveilles à ces partis, et prendre des engagements en matière politique et religieuse qu’il savait lui-même ne pas pouvoir tenir. Pour tous les commentateurs, cela ne présageait rien de bon.

Au lendemain des élections et jusqu’à la constitution de ce gouvernement, de très loin le plus « à droite » et le plus « religieux » de l’histoire de l’Etat d’Israël, c’est plutôt la stupeur et la tristesse qui l’ont emporté dans de larges secteurs de la société. Voir Benjamin Netanyahou, sous le coup de trois accusations pour corruption, et mis en procès devant le tribunal de district de Jérusalem, être à nouveau Premier ministre, voir avec effroi la liste  très problématique des  élus du Likoud, constater l’appétit féroce des partis ultra-orthodoxes décidés à obtenir des fonds énormes de l’Etat et à faire passer des lois de coercition religieuse, voir deux partis d’extrême-droite racistes, annexionnistes et homophobes obtenir des portefeuilles ministériels importants, et surtout voir le délinquant Itamar ben Gvir, ancien partisan du néo-fasciste Meir Kahana, chef du parti raciste Force juive recevoir le ministère de la Sécurité intérieure, tout cela est apparu extrêmement choquant pour beaucoup d’Israéliens. Quand les exigences assez incroyables des partenaires du Likoud ont été divulguées, sachant que Netanyahou avait accédé à toutes leurs demandes, la tristesse a commencé à faire place à la colère, y compris dans les rangs de la droite « modérée » et libérale qui avait pourtant voté Likoud.

Signe des temps : alors qu’une tradition bien ancrée veut que le Premier ministre israélien, dès la formation de son gouvernement soit aussitôt invité à la Maison-Blanche par le président américain, Joe Biden n’a pas invité Netanyahou et, à l’heure ces lignes paraissent en juin 2023, huit mois après les élections israéliennes, ce « boycott » est toujours en vigueur.

Changement de priorités

Malgré tout, beaucoup en Israël s’étaient laissés à penser que ce n’était pas si terrible, que Netanyahou était un homme très expérimenté, un homme fort qui ne se laisserait pas dicter sa conduite, et qu’au fond le Premier ministre était un « pragmatique » sans réelle idéologie. L’idée dominante, c’est que le Premier ministre voudrait s’attaquer en priorité aux trois grands problèmes qui inquiètent  la population israélienne et à propos desquels il avait vivement attaqué le précédent gouvernement Bennet-Lapid, et sur lesquels il avait fait toute sa campagne électorale : la cherté de la vie, devenue insupportable en particulier pour le public du Likoud constitué des couches les plus défavorisées de la société, les villes de développement de la périphérie, y compris les prix exorbitants du logement ; la sécurité intérieure menacée par le terrorisme, la criminalité, l’absence de toute autorité dans le sud du pays, notamment autour des tribus bédouines qui n’obéissent à rien ni à personne ; et les dangers aux frontières face au Hamas à Gaza et au Hezbollah au Liban.

C’est donc avec stupéfaction et même incrédulité que l’ensemble du pays a vu le nouveau gouvernement s’attaquer en tout premier lieu aux institutions judiciaires du pays et tout particulièrement à la Cour Suprême, pourtant considérée par la communauté internationale comme un modèle et un pilier de la démocratie israélienne. Deux hommes ont été chargés par Benjamin Netanyahou de mener à bien cette « révolution judiciaire » : le nouveau ministre de la justice Yariv Levine (Likoud), connu pour la radicalité de sa critique du système judiciaire et le président de la Commission des lois de la Knesset, Simha Rotman. De quoi s’agit-il exactement ? Ce que ces deux hommes veulent, sous les applaudissements de la droite et de l’extrême-droite, c’est faire passer une série de lois dont l’unique but est d’affaiblir au maximum les pouvoirs de la Cour Suprême pour, en réalité, faire du pouvoir judiciaire un instrument du gouvernement qui règne déjà sur le pouvoir législatif grâce à sa majorité et à la discipline de vote de sa coalition. On n’évoquera pas ici la longue liste de lois annoncées en fanfare par Yariv Levine, mais seulement les principales : d’abord celle visant à modifier la composition de la commission chargée de choisir les juges, pour que le gouvernement y ait une majorité systématique lui permettant de choisir les juges de la Cour Suprême qui lui conviennent et, d’une façon plus générale, de faire choisir des juges « conservateurs » ; citons également la loi interdisant à la Cour suprême d’invalider pour inconstitutionnalité des lois fondamentales votées par la Knesset,  celle permettant à la Knesset de revoter et faire passer, par une simple majorité de 61 députés, une loi invalidée par la Cour Suprême et celle visant à empêcher la Cour Suprême d’invoquer l’argument d’ « invraisemblance » pour annuler des nominations de personnages douteux voire criminels.  Ces lois gouvernementales ont pour but transparent de mettre au pas la Cour Suprême, qui reste sans conteste la principale garante des droits de l’homme et des libertés publiques en Israël, et de se choisir des juges de première et seconde instance qui soient à l’unisson du gouvernement.

La première question qu’on peut se poser est : pourquoi ? Pourquoi remettre en cause et démolir l’institution judiciaire israélienne qui fait l’objet de l’admiration universelle, donnée en exemple aux étudiants en droit des meilleures universités ? L’une des raisons pour lesquelles les différents gouvernements israéliens et l’armée israélienne n’ont pas été poursuivis pour leurs actes dans les territoires devant les institutions internationales, comme la Cour pénale de La Haye, est que ces institutions judiciaires internationales ont toujours considéré la Cour Suprême d’Israël comme le garant de la démocratie israélienne, et que l’existence même de cette Cour Suprême unanimement respectée ne nécessitait pas la mise en accusation d’Israël, de ses officiers et de ses soldats.

Les critiques visant la Cour Suprême sont anciennes

On remarquera que la Cour Suprême n’a jamais vraiment été « en odeur de sainteté » dans les cercles de droite et surtout dans les milieux religieux orthodoxes en Israël. Cette Cour a souvent été vue comme « empêchant de tourner en rond » ou comme « mettant des bâtons dans les roues » du pouvoir. La Cour a souvent (mais pas toujours) défendu les droits des Palestiniens et condamné (parfois) les exactions des militaires. Elle a par exemple obligé Israël à modifier le tracé du « mur de sécurité » parce que ce tracé était illégal, et demandé au gouvernement de faire une loi sur la mobilisation militaire des ultra-orthodoxes (exemptés de service militaire par Ben Gourion). Cette détestation de la Cour dans les milieux religieux et de droite est très ancienne et il n’y a là rien de très nouveau. A une exception près : Menahem Begin, fondateur du Likoud, figure emblématique de la droite israélienne, faisait partie de l’ancienne génération de la droite démocrate, à la fois critique et très respectueuse à l’égard des juges et de l’Etat de droit. Mais la génération Begin a largement disparu et a cédé la place à une droite non libérale qui veut en découdre. Cette détestation à l’égard du pouvoir judiciaire s’est beaucoup accentuée depuis une vingtaine d’années, depuis que le président charismatique de la Cour Suprême de l’époque, le juge Aharon Barak, lui a donné une orientation beaucoup plus « activiste » qu’auparavant, lui permettant d’intervenir plus souvent, notamment pour juger les lois de la Knesset et prononcer le cas échéant leur inconstitutionnalité.

Il faut ajouter à cela que le pouvoir judiciaire est parfois critiqué même dans les cercles libéraux et de gauche, mais pour des raisons d’ordre pratique, de par l’extrême lenteur de la justice (les procès prennent de nombreuses années) ou du fait que la Cour Suprême reste la chasse gardée des élites de la bourgeoisie intellectuelle ashkénazede Tel-Aviv qui ne représente pas assez l’hétérogénéité de la population israélienne (séfarades, arabes, orthodoxes…). Ce à quoi appelaient jusque-là les critiques du pouvoir judiciaire, c’est à des changements mineurs, des améliorations ou des adaptations, et non pas à une démolition en règle.

La raison la plus vraisemblable de ce déchainement anti-juges aujourd’hui est liée au procès pour corruption de Benjamin Netanyahou. Ce procès, déjà bien instruit, se terminera forcément un jour, peut-être par une sévère condamnation et, qui sait, peut-être par la prison. Benjamin Netanyahou sera bien obligé de présenter un appel à la Cour Suprême, et il souhaiterait certainement, ce jour-là, que la Cour soit peuplée de juges conservateurs « complaisants ».

Une vague de soutien sans précédent à l’institution judiciaire

Toujours est-il que l’annonce par le ministre de la Justice du long catalogue des réformes révolutionnaires, que le gouvernement voulait faire passer à la Knesset, a mis littéralement le feu aux poudres. Le nombre de lois prévues, leur caractère total, absolu et destructeur, les atteintes portées à la Cour Suprême et à ses juges, le fait que le gouvernement disait être décidé à passer outre à toute critique ou remise en cause, et surtout le fait que ces lois plaçaient les juges entre les mains des politiciens, a frappé les démocrates et libéraux israéliens de stupeur et de fureur, et les a poussés à descendre en masse dans la rue.

Les manifestations qui ont lieu contre la révolution judiciaire ont été, et sont toujours, sans précédent dans l’histoire de l’Etat d’Israël. Tous les samedi soir, sans jamais se décourager, des centaines de milliers de personnes défilent dans les rues des villes d’Israël.  Naturellement, les plus importantes manifestations ont lieu à Tel-Aviv, capitale économique du pays, qui apparait en Israël comme la forteresse du libéralisme. Les slogans ne laissent pas de place au doute quant à la colère des manifestants : « Trois pouvoirs, pas un de moins ! », « Yariv Levine, ici ce n’est pas la Pologne ! », « Ohana (président de la Knesset), ici ce n’est pas la Hongrie ! », « Israël n’est pas une dictature ! ».

La plus importante manifestation jusqu’à présent a eu lieu après que Benjamin Netanyahou a renvoyé le ministre de la Défense Yoav Gallant, qui avait suggéré l’arrêt de la réforme judiciaire car elle porterait atteinte à la sécurité ! Affolé par la réaction populaire, Netanyahou a ensuite annulé ce renvoi. En définitive, face à la crise économique, à la tension avec les Etats-Unis et au risque de désertion de militaires mécontents, Netanyahou a décidé de très mauvais gré de « suspendre » ce train de lois et de donner une (petite) chance aux discussions visant à un compromis entre gouvernement et opposition, qui ont eu lieu chez le président de l’Etat, Yitzhak Herzog. Mais les trois derniers mois de discussions ont été stériles et pour l’instant aucun compromis n’est en vue ; les projets de lois n’ont pas été annulés et sont prêts à passer à la Knesset, tandis que les manifestations continuent, même si avec un peu moins d’intensité. Récemment, l’opposition a décidé de suspendre sa participation aux négociations sous l’égide du président Herzog, et Netanyahou a annoncé que, dans ces conditions, le gouvernement allait commencer à légiférer sur la réforme judiciaire « unilatéralement ». Quelles en seraient les conséquences ? Difficile de répondre à cette question, sinon pour dire que ces évènements politiques intérieurs ont de lourdes conséquences pour l’économie israélienne : le shekel chute par rapport au dollar et à l’euro, la bourse est en baisse, les investisseurs étrangers qui étaient jusqu’il y a peu de temps avides d’investir dans le secteur high-tech israélien se retirent ou menacent de se retirer. Bref, la réforme judiciaire est néfaste à l’économie du pays.

La question la plus intéressante du point de vue des observateurs politiques a porté sur l’interprétation de cette révolte, massive, d’un si large public contre la « révolution judiciaire ». Il n’y a aucun précédent d’un tel bouleversement dans l’histoire du pays, sauf peut-être lors de la guerre de Kippour ou encore lors de l’immense manifestation (400.000 personnes) après le massacre de Sabra et Chatila lors de la guerre du Liban en 1982. Bien sûr, il y a la prise de conscience brutale que la démocratie est violemment remise en cause, et qu’Israël risque de glisser vers l’illibéralisme de la Pologne, de la Hongrie, ou même de la Turquie d’Erdogan, où les atteintes à la démocratie ont commencé par les attaques contre l’indépendance des juges. Il semble bien que dans le cas d’Israël, les causes de cette vague de manifestations soient beaucoup plus subtiles et beaucoup plus profondes. L’importance stupéfiante des manifestations, le nombre et la diversité des participants, jeunes et vieux, religieux et laïques, ashkénazes et séfarades, cet immense réveil auquel on assiste aujourd’hui appellent à une analyse autre que purement constitutionnelle et politique ; elles sont en réalité beaucoup plus liée aux mentalités et à l’ethos.

L’ethos israélien remis en question

Il y a un « ethos » israélien, que j’ai étudié en détail dans mon livre « La nouvelle histoire d’Israël, Essai sur une identité nationale » (Gallimard). C’est cet ethos qui est enseigné et répété sans fin dans les écoles, à l’armée, dans les livres comme dans les films, bref dans toute la culture israélienne, et qui comporte des éléments bien connus qui ont, avec le temps long, forgé les mentalités des Israéliens : le sionisme, les pogromes, les pionniers, les kibboutzim, les persécutions de tous ordres, la Shoah, la guerre d’Indépendance et les guerres d’Israël de 1967 et 1973, la culture familiale, le rassemblement des exilés, et même le falafel et le houmous ! Tout cela, pêle-mêle, constitue l’ethos israélien, reconnaissable entre tous et auquel la grande majorité du pays, quelle que soit son origine ou ses idées, reste foncièrement attachée. C’est l’essence même de soixante-quinze années d’Israël, et même plus, puisque cet ethos s’est constitué bien avant la création de l’Etat, à l’époque du Yichouv juif pré-étatique dès la fin du 19e siècle.

En un mot, je pense qu’au-delà des détails de la révolution judiciaire que le nouveau gouvernement a voulue et veut toujours entreprendre sans en imaginer les conséquences, cette masse d’Israéliens que l’on voit dans la rue a eu le sentiment puissant que ce que l’on cherchait à lui prendre, à lui voler, à détruire et à remplacer par quelque chose d’autre, c’est cet ethos israélien, c’est l’Israël qu’ils ont connu, qui les a imprégnés et a forgé leur identité. Avant d’imposer violemment et d’un seul coup un tel bouleversement des mentalités les plus ancrées, tout gouvernement avec un minimum de connaissance historique et anthropologique devrait y réfléchir à deux fois, a fortiori dans le contexte international actuel.

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