CHYPRE, UN COMPLEXE DE DIFFÉRENDS MARITIMES

Par l’amiral (2s) Pascal Ausseur

Directeur général de l’Institut FMES.

S’intéresser aux évènements maritimes, c’est s’intéresser aux évènements terrestres : ce qui se passe en mer est en effet directement lié à la situation à terre et les différends voire les tensions maritimes s’intègrent dans une situation géopolitique et géoéconomique donnée. Quand on s’intéresse à Chypre, on est, en la matière, dans un cas d’école.

Nous avons l’habitude de décrire la Méditerranée comme le laboratoire de la mondialisation, une forme de concentré qui nous permet d’appréhender les enjeux qui déterminent le monde et qui pourrait nous aider à identifier des pistes qu’il est possible de généraliser pour y répondre. Mais quand on s’intéresse à la Méditerranée orientale, on est face à une forme de « concentré de concentré ».

Ainsi, parler des tensions en Méditerranée orientale, autour de Chypre, c’est d’une certaine façon décrire le nouveau monde, tant les enjeux, les évolutions et les scénarios qui sont à l’œuvre illustrent les tendances lourdes de notre temps.

La Méditerranée orientale est un « petit » chaudron géopolitique

Elle a toujours été sensible : cette région a, dans l’Histoire, toujours été complexe et souvent tendue. Triple zone d’interface entre l’Occident, l’Orient et l’Afrique, elle a apporté aux pays qui la composent enrichissements culturel et matériel, mais également tensions et rivalités qui, comme sur le reste de la Méditerranée, ne s’atténuent au cours de l’Histoire que lorsqu’une puissance tutélaire assure son emprise (Phéniciens, Grecs, Romains, Ottomans, Britanniques, Américains).

Elle est également une route de transit – vulnérable – privilégiée du trafic maritime mondial (25% des approvisionnements) et en particulier européen et français (70%). Le canal de Suez est une telle évidence que l’on n’en parle que lorsqu’il pourrait être coupé.

Les 20 dernières années ont connu un bouleversement complet de la situation géopolitique mondiale et donc de la Méditerranée orientale.

Au début des années 2000, au tournant du siècle, nous étions dans une phase plutôt pacifiée sous la tutelle des Etats-Unis, vainqueurs de la guerre froide et promoteurs du système que l’on a appelé « la démocratie libérale de marché » et qui semblait devoir s’étendre. En Méditerranée orientale, seuls deux nœuds de tensions subsistaient.

Le premier était (et reste malheureusement) le conflit israélo palestinien qui perdure depuis 1948. En effet, dans la perception et la représentation arabes, Israël est identifié à une forme de colonie européenne, avant-poste occidental en Orient et intrus en perpétuel état de siège à l’image des royaumes croisés des XIIème et XIIIème siècles[1]. Ce conflit, qui s’est étendu au Liban depuis 1975, s’enkyste dans des tensions sans fin que tentent de contrôler autant que possible les puissances régionales (en premier lieu l’Egypte) et globales (en particulier les Etats-Unis). Cela n’empêche pas de régulières éruptions de violence ou de guerre.

En 2000 le processus d’Oslo établissant une reconnaissance mutuelle entre l’Etat d’Israël et l’Autorité Palestinienne, déjà fragilisé par l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995 et les attentats du Hamas et du Jihad Islamique, n’était pas encore totalement neutralisé par la deuxième intifada lancée en septembre de la même année.

Le deuxième point de tension était lié aux rivalités gréco-turques, héritières lointaines de l’émancipation de la Grèce de la tutelle de l’Empire ottoman en 1821 et des réorganisations qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale.

Au début des années 2000, ces tensions se focalisaient sur les délimitations des espaces maritime et aérien en mer Egée et sur le statut de Chypre. L’île était indépendante depuis 1960 et fondée sur une organisation communautaire répartissant les rôles entre chypriotes grecs et turcs, selon l’usage de l’ancienne puissance tutélaire britannique. En 1974, alors que les colonels au pouvoir en Grèce envisagent un rattachement de l’île, la Turquie intervient militairement au prétexte de la protection des intérêts des chypriotes turcs. L’opération Attila aboutit à l’occupation par l’armée turque de 38% de l’île, à la séparation des deux communautés et à une stabilisation garantie par une force de l’ONU. La Turquie ne reconnaît alors plus le gouvernement de Chypre et est en revanche le seul Etat à reconnaître depuis 1983 le gouvernement de Chypre du Nord (RTCN).

Au début du XXIème siècle, la situation était plutôt apaisée : la réunification semblait possible puisque tous les problèmes étaient considérés comme résolus par la convergence généralisée vers le modèle occidental qui se concrétisait par une adhésion annoncée de ces pays à l’UE. Le rejet en 2004 par les chypriotes grecs du plan Annan de réunification qui précédait l’adhésion de Chypre à l’UE a fait voler en éclat ce projet, rendant encore plus complexe le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE et donc les relations avec ce pays.

Depuis lors, cette séparation s’est transformée en un véritable conflit gelé et a généré une partition de fait : Chypre du Nord est aujourd’hui de facto annexée par la Turquie et la réunification semble impossible.

Nous vivons aujourd’hui dans un environnement stratégique différent qui a bouleversé l’environnement géopolitique de la Méditerranée orientale. Deux ruptures ont changé la donne, l’une globale, l’autre régionale.

La première rupture est liée à la fin – plus rapide que prévue – de l’unipolarité du monde à l’issue de la guerre froide. La gestion catastrophique par les Etats-Unis de leur victoire en est la cause. A l’approche plutôt subtile de Georges Bush senior, visant à mettre en place un « new world order » bâti sur le droit, le multilatéralisme et l’auto-restriction de ce qui était devenu l’unique super puissance, ses successeurs et surtout son fils ont substitué une politique marquée par l’incohérence et la brutalité. Emportés par l’hubris d’une société qui se croyait à l’aube d’un siècle américain, les Etats-Unis n’ont pas su gérer leur hyperpuissance et ont précipité la région dans le chaos et le monde dans le rejet d’un Occident perçu comme partial et dysfonctionnant.

Une vingtaine d’années plus tard, plus personne ne croit à « la fin de l’histoire » décrite par Francis Fukuyamaà la convergence mondiale vers un modèle occidental, à l’impartialité des institutions fondées après la Deuxième Guerre mondiale et même aux principes de compromis et de rejet de la guerre qui les sous-tendent. Cette gouvernance mondiale remise en cause – c’est un paradoxe – est pourtant rendue encore plus nécessaire par l’interpénétration des enjeux globaux (économie, environnement, démographie, santé, sécurité, …).

Les successeurs de G. Bush junior, prenant acte chacun avec son style du coup porté à la crédibilité américaine en tant qu’hégémon stabilisateur, ont entamé un désengagement au moins partiel de son leadership mondial, laissant la place à la Russie et bientôt à la Chine, ainsi qu’aux puissances moyennes qui exploitent les marges de manœuvre laissées par ce nouveau « vide de puissance ». Au Moyen-Orient ces pays sont l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Egypte et la Turquie.

La deuxième rupture pour cette zone est la conséquence de ce dernier point. Elle est liée à la progressive émancipation stratégique de la Turquie vis-à-vis de l’Occident organisée par Recep Tayyip Erdogan. Cette posture s’appuie sur une doctrine à la fois néo-ottomane et islamiste et vise à placer la Turquie en situation de pivot régional dans le nouveau monde post-bipolaire (c’est-à-dire post-guerre froide). Les révolutions arabes de 2011 lui ont donné une accélération : la Turquie, avec l’apport financier du Qatar, a soutenu les frères musulmans en Tunisie, au Maroc et en Egypte, a armé les milices de Misrata en Libye et les forces d’opposition en Syrie (Daesh compris) et s’est impliquée dans les communautés musulmanes européennes. Les résultats n’ont cependant pas été à la hauteur des espérances, en particulier en Egypte où la contre-révolution et la prise du pouvoir du maréchal Al-Sissi, soutenues par l’Arabie Saoudite et les Emirats ont affirmé un contre-pouvoir régional solide.

Cette région baigne donc dans un nouveau monde, marqué par des reconfigurations géopolitiques majeures, liées pour l’essentiel à la perte de prééminence américaine et à une politique disruptive turque.

Dans ce cadre très déstructuré, chaque Etat cherche à réaliser ses objectifs propres, sans être freiné par les alliances, bloqué par les règles de droit ou inhibé dans l’emploi de la force. Les rapports de forces se sont consolidés aujourd’hui autour de deux grands axes : d’un côté, la Turquie et le Qatar (frères musulmans) associés à la Russie et à l’Iran (anti-occidentaux), de l’autre l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et l’Egypte (anti-fréristes) associés aux Etats-Unis et à Israël (anti-Iran).

La manne des hydrocarbures peut-elle apaiser la situation ?

Les nouvelles avancées technologiques permettant les forages profonds en haute mer donnent à cette région l’opportunité de bénéficier de ressources énergétiques et financières exceptionnelles qui, si elles ne paraissent pas en mesure de bouleverser les équilibres mondiaux (1% du potentiel mondial), sont suffisantes pour modifier les équilibres régionaux. Cette possibilité va-t-elle favoriser le « doux commerce » cher à Montesquieu et inciter ces Etats à s’entendre pour en profiter ?

La manne est d’importance : la consommation mondiale de gaz est en croissance depuis 30 ans et bénéficie d’un coût de production plus abordable que le pétrole tout en émettant moins de CO2. Le gisement Est-méditerranéen est évalué aujourd’hui à 3500 milliards de m3, équivalent aux réserves norvégiennes, et pourrait profiter à Israël, l’Autorité palestinienne, l’Égypte, le Liban, Chypre et la Turquie.

Outre l’autonomie énergétique que cette ressource apporterait aux pays riverains, le client à l’exportation est tout trouvé : l’Union européenne est un important consommateur et souhaite diversifier son approvisionnement aujourd’hui dépendant pour 40% de la Russie. Enfin, la concentration des champs autorise des synergies et des effets levier en termes d’exploitation et d’exportation.

D’une certaine façon l’effet pacificateur s’est déjà fait sentir : les grandes compagnies des industries extractives ont besoin et exigent de la sécurité à la fois physique mais aussi économique leur assurant un retour sur des investissements importants. De nombreux accords ont ainsi vu le jour : Egypte et Israël pour l’exportation du gaz israélien vers son voisin du sud, Chypre, Grèce, Italie et Israël pour la construction du pipeline EastMed, et surtout la création d’un Forum Est-méditerranéen du gaz (EMGF) constitué par l’Egypte, Chypre, Israël, l’Autorité palestinienne, la Jordanie et la Grèce. La plupart des zones économiques exclusives (ZEE) ont fait l’objet d’accords, sauf celle entre le Liban et Israël et bien sûr celles concernant la Turquie (la Syrie étant un cas particulier compte tenu de la guerre civile).

Car sur ce dernier point c’est l’effet inverse qui est observé. Alors que la Turquie a objectivement un intérêt à être incluse dans les accords régionaux (elle est déjà un hub gazier entre la Russie, le Caucase et l’Europe via TANAP et Turkish stream, et sa situation économique très dégradée justifierait un accord pour le partage des ressources gazières), Erdogan a intégré ce dossier dans sa géopolitique régionale, faite de rapports de force, de nationalisme exacerbé, de prises de gage et d’emploi désinhibé de la force. Il est difficile à ce stade de discerner si cette politique vise à la prédation pure et simple ou à se placer en position de force pour mieux négocier le partage économique.

Le droit de la mer ne sert que lorsqu’on accepte de le respecter

Après le commerce, le deuxième outil de régulation de la force est le droit. Mais, comme tout droit international, le droit de la mer, sous-tend une adhésion des Etats pour le reconnaître et l’appliquer. Dans ce domaine, la bonne volonté des Etats est essentielle et si la convention de Montego Bay de 1982 n’a pas été signée par la Turquie, Israël et la Syrie, cela ne les empêcherait pas de l’appliquer.

Chypre a déclaré (de façon unilatérale, comme la France en 1976) sa ZEE en 2004 complétée en 2014. Des accords ont été conclus avec l’Egypte en 2003, avec le Liban en 2007 (ils ne sont cependant pas encore ratifiés par le Liban) puis avec Israël en 2010. Chypre a déposé à l’ONU le 7 mai 2019 une carte sur laquelle est portée la délimitation de sa ZEE pour la partie Nord et Nord-Ouest de l’île, sans avoir négocié avec la Turquie mais en tenant compte de l’existence d’un plateau continental revendiqué par cette dernière à l’Ouest de l’île.

Elle a de plus attribué des autorisations de prospection au sein de cette ZEE, mais en évitant deux zones litigieuses : au large de la RTCN et sur le plateau continental.

La Turquie ne reconnaît pas la république de Chypre et considère donc cette ZEE comme illégitime. Elle n’a pas signé la convention du droit de la mer mais revendique pour sa part une ZEE qui engage le plateau continental jusqu’aux zones de prospection chypriotes.

Dans un registre plus politique et détaché du droit de la mer, la Turquie considère que les autorisations de prospection accordées par la République de Chypre l’ont été sans tenir compte des droits des Chypriotes turcs de la RTCN et que par voie de conséquence elles sont illégales et qu’il lui revient d’assurer la défense de leurs intérêts. Elle soutient donc la demande de la RTCN de disposer d’une ZEE extensive engageant jusqu’au sud de l’île.

Dans un premier temps la Turquie a souhaité exercer des pressions sur Chypre en gelant toutes les activités gazières, conformément à la jurisprudence qui veut que celles-ci ne peuvent s’effectuer qu’après accord entre les parties.

Après 2018, en réaction aux premières prospections chypriotes, et en conjonction avec une assurance plus forte dans le conflit syrien (bataille d’Afrin), Erdogan a ordonné à sa Marine de perturber voire de s’opposer aux travaux menés par les entreprises française Total et italienne ENI au Sud de Chypre. Puis, progressivement les bateaux de prospection et de forage turcs ont, sous bonne garde militaire et accompagnés de discours martiaux, entamé leurs activités, d’abord sur le plateau continental en mai 2019, puis dans la ZEE de la RTCN en juin et enfin au milieu de la ZEE chypriote en octobre.

Plus récemment, le 27 novembre 2019, la Turquie et la Libye ont signé un accord de délimitation maritime, en contrepartie d’un accord de coopération sécuritaire et militaire, signé le même jour. Cet accord prévoit que les deux pays se partagent leurs zones économiques exclusives (ZEE) et les réserves que celles-ci contiennent, notamment en hydrocarbures. Les ZEE en question recouvrent en grande partie celle de la Grèce, en particulier au large de la Crète. Le 13 décembre 2019, l’Union européenne a déclaré que cet accord violait les droits de pays tiers.

Les protestations de la France, les avertissements des Etats-Unis et les sanctions de l’UE n’ont pas eu d’impact sur une politique qui privilégie des objectifs géopolitiques qui s’éloignent du cadre multilatéral.

La Turquie a l’avantage dans le rapport de force : elle est plus forte que Chypre, plus proche que la France et plus déterminée que les autres acteurs. Il est cependant nécessaire de ne pas céder à l’intimidation et au fait accompli tout en identifiant une voie de désescalade. Celle-ci pourrait être obtenue par la conjonction d’actions diplomatiques (comprenant nécessairement la Russie), militaires (pour préserver notre liberté d’action) et économiques (pour assurer une retombée turque suffisante).

Conclusion : une illustration du nouveau monde

Nous assistons en Méditerranée orientale à un changement de paradigme.

Les Etats-Unis ne sont plus les seuls maîtres du jeu et la Russie s’instaure en juge de paix au Proche et au Moyen-Orient. Elle est pour l’instant discrète sur ce sujet, ménageant ses liens avec tous les acteurs (Gazprom et Rosneft sont partenaires de tous les camps). Le statu quo lui est cependant plutôt favorable.

La Turquie s’émancipe et ne fait même plus semblant de jouer le jeu du multilatéralisme et du droit de la mer qu’elle perçoit comme des outils d’une domination occidentale dépassée.

L’ONU et l’UE montrent leur impuissance à réguler ces conflits.

Les Etats-Unis semblent se satisfaire de ce nouveau monde dérégulé et multipolaire. Il leur permet de peser sans restriction lorsqu’ils le souhaitent, sans avoir à « porter » un système trop lourd et qu’ils pressentent dépassé. Le secrétaire d’Etat Pompéo ne dit pas autre chose lorsqu’il souligne l’inutilité du droit international pour régler le conflit israélo-palestinien : « il n’y aura jamais de solution juridique au conflit et les arguments sur le fait de savoir qui a tort ou raison au regard du droit international n’apporteront pas la paix ».

Seule l’Europe souhaite faire perdurer la force du multilatéralisme et du droit international. Mais elle est aujourd’hui impuissante, pétrifiée par le monde qui vient et sans outil conceptuel pour articuler la mise en place d’une politique de puissance apte à ne pas se laisser intimider et la promotion d’un multilatéralisme et d’un droit international rénovés qui seraient acceptés par un monde durablement désoccidentalisé.

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[1] DABILA Antony, Israël face à la recomposition stratégique du Moyen-Orient, Géostratégique, septembre 2019, 120.

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