La Méditerranée vue d’Europe : ligne de vie ou nœud coulant ?

Article publié dans le Livre blanc destiné à préparer les débats des Rencontres méditerranéennes

En cette année 2023, nous avons tous le regard braqué vers l’Est. L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque une rupture géopolitique qui déterminera l’avenir de l’Europe. Cette préoccupation légitime à l’Est ne doit pas nous faire oublier que le Sud, lui aussi à nos portes, est soumis à des mouvements et des tensions très fortes qui pourraient représenter une menace existentielle pour l’intégrité et la cohésion de l’Union européenne.

La Méditerranée nous relie et en même temps nous sépare de ce « Sud global » qui commence sur ses rives, à partir du Bosphore. Elle est aujourd’hui un concentré de la géopolitique mondiale : malgré des échanges économiques importants, elle devient un espace fragmenté, champs de compétitions croissantes où croît un ressentiment assumé à l’égard de l’Europe.

La Méditerranée est un vecteur d’échange et de prospérité

L’explosion de la mondialisation a renforcé le rôle de « ligne de vie économique » joué par la Méditerranée qui relie le continent européen aux énergies du Golfe persique et aux produits fabriqués en Asie. Un dixième du trafic maritime mondial passe à ce titre par ce « raccourci ». Il existe cependant une alternative par le contournement de l’Afrique qui engendre des surcoûts qui restent supportables pour la majorité des Etats de l’UE tant que les prix des hydrocarbures ne sont pas trop élevés.

Cette ligne de vie reste essentielle pour des pays enclavés comme la Turquie, l’Egypte, Israël, l’Algérie ou la Libye. La Russie dépend elle aussi en grande partie de la Méditerranée : 30% de son trafic maritime total transite par le Bosphore. Cette ligne de vie économique est aussi régionale : le commerce intra-méditerranéen, deux fois plus important que le trafic traversier, forme un réseau extrêmement dense de liens économiques et humains entre les pays riverains.

Enfin, cette mer est également source de richesses en raison de ses ressources, traditionnelles (tourisme, commerce et pêche) ou plus récentes (énergie, désalinisation). Une mention particulière doit être accordée à l’exploitation gazière en mer, qui malgré de faibles réserves à l’échelle mondiale, attire les convoitises de pays européens en recherche désespérée de fournisseurs alternatifs à la Russie.

La Méditerranée est une frontière entre deux mondes qui s’antagonisent

Mais la mer Méditerranée est également le théâtre d’un changement géopolitique beaucoup moins positif. Elle est devenue la ligne de front qui sépare l’Europe, de plus en plus isolée, de son Sud direct. L’Europe est en effet la principale victime de la désoccidentalisation du monde : son suivisme à l’égard des erreurs stratégiques américaines (Irak, Afghanistan, relations avec la Russie et la Chine, comportement d’hyperpuissance), son relatif désintérêt face aux difficultés de ses voisins (Afrique, Proche-Orient) et sa mollesse face aux rapports de force (Russie, Turquie, Azerbaïdjan, Libye, Mali) renforcent le ressentiment et suscitent l’envie d’en découdre.

Pour paraphraser le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères Joseph Borell, la Méditerranée sépare deux mondes marqués par d’énormes différences économiques, sociologiques et culturelles qui s’aggravent. Les crises économiques liées au Covid 19 et à la guerre d’Ukraine ont renforcé le décalage, déjà croissant, entre les deux rives en termes de condition de vie. Ce contraste amplifie les tensions et nourrit une rancœur envers l’Europe. La tendance est lourde et le désengagement des Européens de l’Afrique et du Moyen-Orient à la suite de la guerre d’influence menée par la Russie – soutenue mezzo voce par la Turquie et la Chine – ainsi que, sur un autre plan, les conséquences prévisibles de la dégradation environnementale sur la rive sud ne feront que la renforcer.

La Méditerranée est un champ de rivalités de puissances

Cet environnement structurellement sous tension n’est que le décor d’une pièce autrement plus préoccupante qui se joue à nos portes et qui transforme la Méditerranée en ring d’affrontement de puissances en quête de domination, globale ou régionale.

La rivalité sino-américaine se fait déjà sentir, bien qu’elle se cantonne en Méditerranée sur les domaines de l’économie et de l’influence. Face aux Etats-Unis qui maintiennent une présence retardatrice, les prises de contrôle total ou partiel des ports méditerranéens (Pirée, Port Saïd, etc..) ainsi que la construction de nombreux terminaux (Haifa, Ain Sokhna, etc.) illustrent la volonté chinoise de s’installer durablement dans la région. Cette compétition est aujourd’hui éclipsée par la guerre – indirecte mais claire – que livre la Russie à l’Europe sur son flanc sud à travers des actions d’influence, de déstabilisation ou d’instrumentalisation. Notons que les moyens militaires russes en Méditerranée permettraient à Vladimir Poutine d’user de modes d’action beaucoup plus belliqueux si la guerre s’envenimait.

De leur côté, les puissances régionales auparavant alignées derrière le protecteur américain, profitent de ce remue-ménage stratégique pour s’émanciper et défendre leurs intérêts et leur modèle, souvent illibéral. L’exemple le plus spectaculaire est sans aucun doute celui de la Turquie. En s’appuyant sur une vision stratégique de long terme, en se rendant indispensable dans la résolution des crises (immigration, terrorisme, intervention en Syrie et au Karabakh, double-jeu en Ukraine) et en n’hésitant pas à assumer des postures confrontationnelles (Méditerranée orientale, Libye, Levant…) le Président Erdogan a réussi indubitablement à placer son pays au cœur des problématiques méditerranéennes.

Israël, pour sa part, organise un espace de manœuvre politique avec ses voisins et avec la Russie pour contrer en Syrie, au Liban, en mer Rouge, mais aussi dans le Caucase et en Asie centrale son adversaire principal qu’est l’Iran. En Méditerranée occidentale, c’est le Maroc et l’Algérie qui s’opposent, renforçant leur outil militaire. De son côté, le Qatar soutient l’Islam politique et ses promoteurs (la Turquie, le Hamas, les partis fréristes en Égypte et en Tunisie). Les Émirats s’opposent à cette dynamique de soutien à l’Islam politique en épaulant ses adversaires (l’Egypte du Maréchal Sissi, le front cyrénaïque en Libye, la Grèce, Israël, le Maroc).

La mer rétrécit

Ces tensions peuvent d’autant plus dégénérer que les possibilités d’action en mer augmentent et que les États s’approprient progressivement les espaces maritimes. L’extraction d’hydrocarbures est, en Méditerranée, un des principaux moteurs de cette territorialisation qui renforce les risques de contestation, de confrontation et de limitation d’accès à la mer.

La Turquie, l’Algérie, la Russie – ou même des milices libyennes ou libanaises soutenues par des tiers – sont dès à présent en mesure de fortement perturber l’usage de la haute mer. Si les tensions régionales continuent de s’accroître, les pays européens ne pourront plus tenir pour acquis leur libre accès à la Méditerranée.

Conclusion : desserrer le nœud coulant et accepter la diversité.

A court terme, face à ce regain des rapports de force, il faut être en mesure de desserrer le nœud coulant en répondant par une posture ferme, cohérente et dissuasive. Les Européens doivent montrer que la menace ne paie pas.

A plus long terme, il faut élaborer une stratégie visant à apaiser les tensions. Pour cela, l’identification de nos intérêts, la prise en compte de ceux de nos interlocuteurs, l’acceptation du principe de dissentiment et un transfert majeur de richesse vers le Sud pour réduire l’écart de condition de vie seront nécessaires.

Au bilan, l’essentiel sera de restaurer une relation saine et durable entre les deux rives en favorisant le développement économique au Sud, tout en acceptant la coexistence de modèles différents, sans naïveté ni subordination. La tentative d’assimilation de la rive Sud mise en place depuis trente ans a abouti à l’inverse de son objectif. En tentant d’européaniser nos voisins et en niant leur différence nous avons créé échec, rancœur et ressentiment. Pour paraphraser René Girard, l’indifférenciation entre les nations et les sociétés a été une source de tension et d’agressivité envers l’Europe, parfait bouc émissaire. Il faut sortir du débat entre posture morale et indifférence et permettre aux pays du Sud de trouver leur modèle économico-social de développement qui permettra de rééquilibrer les relations entre les Européens et leurs voisins.

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