Par Olivier Passot, ancien officier des Troupes de marine ayant servi à l’étranger dans des fonctions d’assistance et de coopération, expert du Moyen-Orient et de l’Ukraine.
Résumé
Face à l’invasion russe, l’Ukraine a réussi à démultiplier ses capacités militaires en un temps record, ce qui n’aurait pas été possible sans une mobilisation de ses ressources tous azimuts.
Les Ukrainiens ont eu le talent d’associer toutes les composantes de la population ukrainienne à l’effort de guerre, que ce soit le secteur privé, le milieu associatif et les échelons provinciaux. Logistique, soutien des forces, renseignement, équipement, recrutement, influence : toutes ces fonctions essentielles aux forces armées ont fait l’objet d’une approche agile et décentralisée, préfigurant peut-être certains conflits futurs. Un des volets les plus innovants de cette ingénierie a été la montée en puissance de fondations privées, capables de lever des fonds, d’équiper et d’entrainer les unités, en appui des forces armées. Certaines difficultés pourraient toutefois survenir à la fin de la guerre, lorsqu’il faudra désarmer ces fondations et ces organisations ou les intégrer dans les forces armées régulières.
En réaction immédiate à l’invasion russe, le pouvoir ukrainien a tout mis en œuvre pour mobiliser le maximum de ressources du pays au profit de l’effort de guerre. La présidence a pris des décrets instaurant la loi martiale et la mobilisation générale, tous approuvés par la Rada (Parlement)[1]. Un régime d’exception a permis de réquisitionner des usines, des moyens de transport, et même des logements auprès de particuliers.
Toutes ces mesures, parfaitement justifiées par les circonstances, rappellent celles prises par le gouvernement français lors de l’invasion allemande de 1914. Mais en 2022, dans une société libérale et largement mondialisée, une approche centralisée n’aurait pas été suffisante pour faire face aux besoins de la guerre. Elle n’aurait pas permis de contrebalancer le déficit de ressources entre l’Ukraine et la Russie, même en tenant compte du sentiment national ukrainien et de l’aide occidentale[2].
La mobilisation des ressources pour recruter, équiper et soutenir les forces (entre autres) a été rendue possible par une organisation originale, servie par la créativité et le patriotisme ukrainiens. Elle a permis à de multiples acteurs non gouvernementaux de venir démultiplier les capacités militaires ukrainiennes, en recourant à des méthodes souvent innovantes. Beaucoup plus qu’une simple externalisation des missions traditionnellement dévolues aux forces armées, le phénomène observé s’apparente à une décentralisation de l’effort de guerre. Il y a sans doute là une première leçon essentielle de ce conflit du XXIe siècle.
Recrutements tous azimuts
Début 2022, les forces armées ukrainiennes comptaient à peine 200 000 soldats d’active, dont une partie importante de jeunes conscrits[3]. Rappelons que ces effectifs avaient été divisés par trois ou quatre depuis 1991, et que cette réduction avait été encore plus drastique en ce qui concerne les équipements[4]. Même si une remontée capacitaire était déjà engagée depuis 2014, l’invasion russe a nécessité une montée en puissance sans précédent de l’appareil sécuritaire. En quelques jours, il a fallu colmater un front de 1300 km, tout en renforçant le dispositif de sécurité intérieure. Dès le 24 février ont été décrétés la mobilisation générale et l’interdiction à tous les hommes de 18 à 60 ans de quitter le pays. Le rappel des réservistes et la convocation des unités de défense territoriale ont si bien fonctionné qu’ils ont accru la pression sur le ministère de la Défense. Celui-ci, déjà accaparé par la conduite des opérations défensives, a dû prendre des mesures d’urgence pour absorber l’afflux de nouvelles recrues. Plusieurs centaines de milliers de soldats devaient être équipés, hébergés, soldés et entrainés sans préavis, tandis qu’une partie du territoire était occupé ou menacé par les forces russes. Cet afflux de combattants était bien supérieur à ce que les forces armées pouvaient absorber.
L’activation des autres forces de sécurité (police, Garde nationale, Garde-frontières, service des situations d’urgence et surtout défense territoriale) a permis d’absorber une partie du flux. A cet égard, la complexité de l’appareil sécuritaire ukrainien – placé sous la responsabilité de trois ministères et, en partie, des gouverneurs de régions – a sans doute constitué un atout. Pour autant, ces forces d’appoint n’étaient pas prêtes pour générer des unités de combat du jour au lendemain. Cet effort de montée en puissance a été complété par l’apport des groupes paramilitaires. Beaucoup d’entre eux, créés et déployés dans le Donbass depuis 2014, ont enrôlé une partie des volontaires locaux. Ces forces d’appoint présentaient l’immense avantage de disposer de structures d’encadrement préexistantes et de sources de financement spécifiques. L’augmentation capacitaire s’est ainsi faite à un coût très réduit pour l’état-major. Ces unités, officiellement rattachées au ministère de la Défense ou de l’Intérieur, disposent en réalité d’une très grande autonomie[5]. Elles se voient assigner des missions par l’état-major général, selon une délégation d’autorité qui mériterait d’être étudiée en détail.
Enfin, la mobilisation a été complétée par l’apport important de combattants étrangers. Certains ont rejoint des unités « ethniques » (tchétchènes, géorgiens, biélorusses…) parmi celles qui existaient depuis 2014. La grosse majorité s’est enrôlée dans une Légion internationale (LI) créée dans les jours suivant l’invasion. Le pouvoir ukrainien a immédiatement compris qu’il pouvait capitaliser sur l’élan de soutien international pour augmenter ses effectifs. En un temps record, il a mis en place un système complet de recrutement, de sélection, d’acheminement et d’entrainement des volontaires. Une fois la Légion constituée, il n’a fallu que quelques semaines pour que 20 000 recrues s’y engagent[6]. Cette coexistence entre forces armées régulières et unités miliciennes n’est pas simple, mais les Ukrainiens l’ont expérimenté depuis 2014. A cet égard, leur choix de réunir la majorité des étrangers dans une unité particulière (la LI), pilotée par le renseignement militaire, s’est avérée une formule particulièrement bien adaptée[7].
La combinaison de tous ces dispositifs de recrutement a permis d’atteindre un effectif global de 800 000 hommes[8], tout en maintenant l’effort de mobilisation à un niveau acceptable pour la nation ukrainienne. La majorité des hommes mobilisables a été pour l’instant laissée à l’arrière du front, afin de faire fonctionner l’économie et les services essentiels à la population[9].
MOBILISATION DE LA POPULATION
Dès que les unités russes ont franchi la frontière le 24 février 2022, une partie importante de la population est entrée en résistance, passive ou active. Cette mobilisation a pris diverses formes, y compris celle de la lutte armée. Dans la ville de Soumy, plusieurs centaines d’habitants ont pris les armes quelques heures seulement après l’invasion. De manière totalement improvisée, des employés municipaux et des commerçants se sont transformés en soldats. S’organisant au fil des jours, ils se sont mis à harceler les forces russes déployées dans la ville par des actions de guérilla. En quelques semaines, ils ont infligé de telles pertes aux forces russes que celles-ci durent quitter Soumy.
Ce modèle de résistance spontanée a été observé dans plusieurs régions le long des frontières russe et biélorusse (le Donbass étant un cas bien différent). C’est de cette manière que s’est structurée la défense territoriale, présente dans chaque oblast. Chaque ville « génère » un bataillon, à partir de volontaires souvent dénués d’expérience militaire. Ce bataillon sert prioritairement à la défense de l’oblast, mais peut aussi être déployé sur le front du Donbass si la menace locale est écartée.
Le soutien de la population aux forces armées ne s’est pas uniquement traduit par un engagement armé. On a assisté à des initiatives spontanées de toutes sortes : remontées d’information sur l’ennemi, ravitaillement des combattants, fourniture de tracteurs et autres machines agricoles, réparation des véhicules militaires dans des garages civils, confection d’équipements militaires (tenues, effets de vie en campagne et parfois armes) dans des fabriques improvisées. C’est sans doute dans ce domaine que la société ukrainienne s’est montrée la plus inventive, car elle a pu s’appuyer sur un réseau d’ateliers mécaniques encore présents dans toutes les régions du pays. Dans le domaine informatique, des ingénieurs ont mis leur talent au service d’unités pour développer diverses applications (suivi de situation tactique, renseignement, conduite des tirs d’artillerie ou manœuvre des drones). Souvent conduites selon une logique de proximité, ces initiatives ont eu pour effet de rendre l’équipement des unités très hétéroclite. Cette disparité reste gérable pour les matériels d’ancienne génération, qui peuvent en général être réparés localement. Mais, s’agissant des systèmes d’information et des équipements connectés, la diversité crée des bulles qui ne communiquent pas entre elles et donc des casse-têtes logistiques. Aujourd’hui, l’état-major ukrainien cherche à uniformiser les solutions informatiques et les moyens de communication afin que les unités puissent partager leurs données et concourir à un suivi de situation tactique cohérent. Ceci n’est pas facile car certaines formes de compétitions subsistent entre les brigades, elles-mêmes soutenues par des personnalités parfois rivales.
Ce soutien de la population aux unités déployées sur le terrain a été crucial compte tenu de l’étirement des lignes logistiques (territoire ukrainien très étendu, réseaux de transport et d’électricité fragilisés par les bombardements russes). Déployées sur un front de plus de 1 000 km, les unités de première ligne se trouvent à plusieurs centaines de kilomètres de l’état-major central et de leur commandement logistique. Ce modèle de soutien informel avait déjà été expérimenté depuis 2014 dans la région du Donbass, à partir de villes situées en arrière du front[10]. Il s’est mis en place assez spontanément dès les premières semaines de l’invasion, puis s’est progressivement structuré là où le front s’est stabilisé. Alors qu’une base logistique classique est facilement repérable par un grand regroupement de camions et de tentes, souvent proches d’une gare ferroviaire, une structure informelle de soutien est moins exposée à l’artillerie ennemie. La participation de la population a permis de mailler le terrain en un réseau de petits ateliers de réparation (mécanique, impression 3D), de groupes électrogènes, de points d’alimentation (vivres, eau) et de dispensaires pour soigner et régénérer les combattants. Ce modèle présente l’avantage de la furtivité, de la résilience et de l’adaptabilité.
Cette organisation s’est souvent structurée sur la base d’un dialogue entre commandants de brigades, chefs d’entreprise et gouverneurs d’oblast. Certains de ces accords conclus localement ont été entachés de corruption : les surfacturations sont une dérive courante que le ministère de la Défense ukrainien combat avec détermination. En janvier 2023, le vice-ministre de la défense Shapovalov a été contraint de démissionner en raison d’un scandale de corruption [11].
Le soutien est aussi moral. La population s’est mobilisée de mille manières pour soutenir ses troupes, dans les églises, les écoles, les entreprises et les clubs de sport. Au travers d’initiatives spontanées ou encadrées, les Ukrainiens ont envoyé à leurs soldats des dessins, lettres et cadeaux. Des collectes ont été organisées partout, des moindres petits villages jusqu’aux levées de fonds en ligne à l’échelle du pays.
Militarisation des milieux d’affaires
En écho aux mobilisations populaires, de nombreuses personnalités ukrainiennes se sont personnellement investies dans l’effort de guerre. Elles y ont trouvé le moyen de démontrer leur patriotisme tout en poursuivant leurs activités économiques. Qu’ils soient hommes ou femmes d’affaires, philanthropes, politiques, ces personnes utilisent leur notoriété (dans le cas des levées de fonds) ou leur fortune personnelle pour intervenir au profit des unités, mais aussi des populations civiles.
Rinat Akhmetov, qui a fait fortune dans les mines et la métallurgie pour devenir la principale fortune d’Ukraine, s’est investi dans l’effort de guerre. Outre sa contribution directe au budget ukrainien, il a beaucoup fait pour les populations victimes de la guerre dans les oblast de Louhansk et de Donetsk, région dont il est originaire . Vsevolod Kokhemyako a fait fortune à la tête du groupe Agrotrade, une multinationale spécialisée dans les céréales. Plutôt que de quitter le pays, il a choisi de créer de toutes pièces le bataillon Khartia : recrutement de civils, achat de matériels et de véhicules. Depuis, il commande cette unité en se plaçant sous l’autorité de l’état-major général.
De même, l’ancien président Porochenko soutient certaines unités sur ses fonds personnels. Par l’intermédiaire d’une ONG (Sprava Hromad), ce sont toutes sortes d’équipements (véhicules blindés, équipements de protection, drones, armement) qui parviennent aux bataillons soutenus par l’oligarque[12]. Le financement privé d’équipements permet de contourner les procédures bureaucratiques auxquels le gouvernement est confronté. Cette réactivité est un atout considérable qui a beaucoup servi la résistance ukrainienne. Toutefois, certains oligarques et barons locaux voient dans la guerre une occasion de renforcer leur assise régionale, parfois au détriment du pouvoir central. Le gouvernement s’efforce donc d’encadrer ce phénomène en désignant lui-même des personnalités politiques – y compris des ministres en exercice – pour parrainer certaines brigades.
Cette proximité entre le milieu politique, le monde des affaires et le secteur de la sécurité n’a pas débuté avec l’invasion russe. Héritée de l’ère soviétique, elle a été relancée par la guerre dans le Donbass en 2014, puis exacerbée avec l’invasion de février 2022. Aujourd’hui, les milieux d’affaires cherchent à capitaliser sur l’élan patriotique et à se rapprocher des forces armées. Par patriotisme ou par opportunisme, nombre d’entreprises adaptent leurs lignes de production à l’effort de guerre. Le complexe militaro-industriel ukrainien, important mais vétuste car en partie lié aux équipements soviétiques, a été redynamisé ; une partie a migré dans l’ouest du pays, tout particulièrement dans la région de Lviv à la fois éloignée des zones de combat et proche des flux logistiques provenant de l’extérieur.
Le secteur numérique, particulièrement performant en Ukraine, s’est aussi mis au service de l’économie de guerre. Ingénieurs et développeurs ont produit – souvent spontanément – des centaines d’applications digitales pour satisfaire aux besoins opérationnels nés avec la guerre : programmation de drones, renseignement, réglage des tirs d’artillerie, suivi de situation tactique, communication, défense anti-aérienne, logistique. Beaucoup de ces applications sont collaboratives, permettant ainsi aux civils de contribuer au renseignement sur l’ennemi. Ce foisonnement digital a beaucoup profité aux unités, mais il a eu des effets négatifs sur la cohérence des forces armées. Plusieurs applications différentes ont parfois été déployées pour une même fonction opérationnelle, générant des disparités d’une unité à l’autre. Par exemple, les applications Delta, Kropyva et MilChat ont été développées par trois sociétés différentes pour représenter la situation tactique. Les différents utilisateurs finissent par développer des procédures différentes et communiquent mal entre eux. L’état-major s’emploie aujourd’hui à imposer des solutions standardisées, ou au moins compatibles, dans un but de performance opérationnelle.
Emergence de nouvelles structures civilo-militaires
En parallèle de la mobilisation de personnalités, l’Ukraine a vu se développer des dizaines d’organisations affichant leur ambition d’appuyer les forces armées dans l’effort de guerre. Ces structures se présentent comme des ONG patriotiques (Armya SOS, Patriot Defense, Sprav Hromad, Ukrainian Patriot…) ou comme des fondations. Issues d’initiatives privées et parfois locales, ces organisations et ces fondations collectent des fonds au travers de plateformes dédiées à l’effort de guerre. Certaines sont adossées à des organisations existantes (municipalités, ONG, universités, hôpitaux) et consacrent une partie de leurs ressources à l’assistance humanitaire et au déminage[13]. Mais la plupart interviennent exclusivement au profit des forces armées – et même parfois à leur place – y compris dans les domaines les plus régaliens : achat d’équipements militaires, entrainement, soutien médical, construction d’infrastructures défensives, etc… Parmi ces multiples structures, deux ont connu un succès spectaculaire : Serhy Prytula (du nom de l’acteur et producteur TV qui l’a fondée) et Come Back Alive (CBA). Cette dernière est emblématique de ces organisations hybrides. Lors de sa création en 2014, CBA avait pour seule ambition de venir en aide à la 95e brigade, une unité engagée dans le conflit qui venait de débuter dans le Donbass. Vitaly Deynega, son fondateur, utilisait alors ses deniers personnels pour acheter des équipements de protection dont les soldats étaient démunis. Réalisant que sa démarche n’aurait qu’un impact dérisoire si elle demeurait individuelle, il a décidé d’accélérer en recourant aux technologies digitales[14]. C’était le début des collectes de fonds en ligne qui ont fait le succès de CBA et d’autres structures similaires.
Dès les premiers jours de l’invasion russe, CBA a lancé diverses campagnes de financement participatif sur les réseaux sociaux, aussi bien en Ukraine qu’à l’international (notamment vers la diaspora). Une partie des dons a été recueillie en crypto monnaies, ce qui garantissait à la fois le bon transfert des fonds et la discrétion des donateurs[15]. Ces « crypto fonds » ont été directement réutilisés dans l’achat d’équipements militaires. Véritable machine à lever des fonds, CBA déclare avoir collecté 210 millions de dollars depuis 2014[16]. Détenant une licence pour l’importation de matériels de guerre, ainsi que pour les biens à double usage, la fondation détaille sur son site tous les achats effectués, avec les montants, année après année : véhicules, équipements de protection, d’observation, de communication et de renseignement. CBA se félicite d’avoir acheté et fait venir un système Bayraktar complet : trois drones, une station-sol, des munitions guidées et 11 véhicules blindés déployés au sein d’une unité. La transparence ne va pas jusqu’à mentionner les unités bénéficiaires de ces équipements, sans doute pour des raisons de confidentialité.
CBA ne fait pas qu’acheter du matériel : elle se positionne sur le marché très sélectif de la formation. Ses instructeurs ont la capacité de transférer des savoir-faire dans des domaines divers et recherchés : génie, artillerie, drones, aide médicale. De nombreuses formations sont en ligne, comme ce cours sur l’utilisation du drone Dji Mavic en condition de combat[17]. CBA est en outre un service social, qui accompagne et soigne les blessés de guerre. Elle aide les vétérans (parfois infirmes) à trouver leur place sur le marché du travail, une fois qu’ils sont rendus à la vie civile. Enfin, CBA est devenu un institut de recherche. La fondation fait travailler ses experts sur les enjeux technico-opérationnels, afin d’améliorer la performance de l’armée ukrainienne. Réservoir d’idées dédié aux questions de sécurité, elle entend prendre sa part dans le débat public pour influencer les responsables politiques (exécutif et législatif) dans un sens plus favorable à la défense de l’Ukraine. Objet hybride et innovant, CBA (à l’instar d’autres fondations) a permis d’associer à l’effort de guerre des donateurs privés désireux d’aider directement les troupes sur le terrain, sans passer par l’administration.
Externalisation des opérations d’influence
Le président Zelensky a développé une action diplomatique extrêmement active. Assisté par ses conseillers et son administration, il s’est employé à mobiliser des ressources (financements, armes, aide humanitaire) au profit des forces armées ukrainiennes, et à priver la Russie des ressources dont elle a besoin pour la guerre (élaboration de paquets de sanctions, gel des avoirs russes dans des pays tiers, et ralliement des soutiens à ces initiatives[18]).
La réussite de cette diplomatie réside notamment dans la capacité à influencer les gouvernements, organisations internationales, ONG, médias et opinions publiques dans un sens favorable à l’Ukraine. Cette stratégie d’influence mobilise au premier chef le gouvernement ukrainien (diplomatie, services de renseignement et agences cyber). Mais, là encore, le talent ukrainien a été d’en appeler à l’initiative privée. Rappelons quele président Zelensky vient du monde des médias et de la production audiovisuelle, tout comme Andriy Yermak, son plus proche conseiller.
De nombreuses agences privées se sont lancées dans la production de contenus médias, d’actions d’influence numérique, et même d’investigations afin de constituer des dossiers contre des personnalités considérées comme proches du Kremlin. Plusieurs entités et ONG ukrainiennes travaillent à documenter une liste de sociétés et de personnalités internationales accusées de soutenir l’effort de guerre russe[19]. La publication de cette liste, régulièrement mise à jour, vise l’opinion publique internationale (principe du name and shame)[20].
A la marge des opérations d’influence, de très nombreuses sociétés (ukrainiennes ou non) agissent dans le champ cyber, sans qu’on sache précisément s’il s’agit d’initiatives autonomes ou pilotées par le gouvernement. Cette coordination est facilitée par le soutien des géants technologiques occidentaux (Google et SpaceX notamment).
Cette stratégie repose aussi sur la production massive de contenus en ligne, dont l’immense majorité est d’origine privée. Influenceurs ou simples particuliers publient d’innombrables vidéos, souvent humoristiques, dont l’impact sur les opinions publiques est considérable. Enfin, l’espace numérique est aussi un champ de bataille où les blogueurs militaires ukrainiens affrontent leurs opposants russes pour valoriser des succès tactiques. Nombreux sont les militaires eux-mêmes qui animent des fils d’information sur Telegram ou Twitter, parfois suivis par plus de 100 000 personnes. Loin d’interdire cette pratique, le ministère de la Défense ukrainien semble encourager les militaires à publier des flux, tant que la sécurité des opérations n’est pas exposée (tel que le site Kriegsforscher).
Dans un registre différent, certains cabinets ou ONG se positionnent sur le terrain des négociations avec la Russie. A partir de liens établis avec chacun des camps, mais sans mandat apparent du gouvernement, ils tentent d’imaginer des plans de sortie de crise : le Centre pour le dialogue humanitaire aurait permis la conclusion d’un accord pour les céréales ; l’agence Inter Mediate se positionne pour sa part sur la cessation des hostilités.
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La remarquable performance des forces armées ukrainiennes s’explique en bonne partie par une efficace mobilisation des ressources nationales, bien au-delà du périmètre de l’Etat. Les Ukrainiens n’ont à l’évidence pas le monopole de l’externalisation (cf Wagner côté russe). Toutefois, ils sont probablement les seuls à avoir su agréger autour des forces armées un système complexe de renforts et de catalyseurs, au service du plan d’opérations. Leur talent réside dans cette ingénierie informelle, capable de fédérer les énergies les plus diverses et notamment celles de la population. Ce degré d’autonomie laissé aux échelons locaux et aux initiatives privées renvoie sans doute à la tradition cosaque dont les Ukrainiens sont si fiers, même si ces nombreuses milices et ces fondations indispensables pour résister à l’invasion ont acquis depuis des prérogatives exorbitantes. Certaines difficultés pourraient survenir à la fin de la guerre, lorsqu’il faudra désarmer ces organisations ou les intégrer dans les forces armées régulières. Le gouvernement ukrainien devra faire preuve à nouveau d’ingéniosité pour éviter les dérives du phénomène milicien parfois observées en Afrique ou au Moyen-Orient lors de la transition post-crise.
[1] Ces décrets ont été régulièrement prolongés depuis, selon la même procédure d’approbation.
[2] En 2021, le PIB russe était 9 fois supérieur au PIB ukrainien.
[3] Le service militaire obligatoire avait été rétabli en 2014 après une interruption sous le président Yanoukovych, ce qui avait permis de faire monter les effectifs de 130 000 à 200 000 en neuf ans.
[4] Le nombre de chars est passé de 6 500 en 1991 à 700 en 2013. De 2014 à 2022, l’Ukraine consent une remontée en puissance capacitaire, toutefois modeste.
[5] Pour citer des exemples, Kraken est rattaché au ministère de la défense et Azov à la Garde nationale qui dépend du ministère de l’Intérieur.
[6] Déclaration de M. Dmytro Kuleba, ministre des Affaires étrangères (interview CNN, le 7 mars 2022).
[7] Les commandants de brigades peuvent engager aussi des volontaires étrangers. Mais l’expérience s’avère souvent compliquée quand ceux-ci ne parlent pas ukrainien ou une langue voisine.
[8] En incluant les forces du ministère de l’Intérieur.
[9] Des dérogations sont accordées aux hommes travaillant dans les services essentiels, soutiens de famille, étudiants, etc… Aller plus loin dans la mobilisation en levant ces dérogations comporterait des effets pervers (familles laissées sans ressources, fuites de jeunes à l’étranger, paralysie des services publics).
[10] Kramatorsk, nœud routier et ferroviaire en arrière du front, en est un bon exemple.
[11] https://kyivindependent.com/investigative-stories-from-ukraine-defense-ministry-allegedly-buys-food-supplies-for-military-at-inflated-prices/
[12] https://youtu.be/tGt_6LrL7Gc
[13] Parmi celles qui interviennent dans le champ humanitaire : Nova Ukraine, People’s Bayraktar, United 24.
[14] Vitaly Deynega était ingénieur informaticien.
[15] La Banque centrale ukrainienne a gelé les virements digitaux pendant une certaine période. Par ailleurs, certaines plateformes de crowdfunding traditionnel ont bloqué CBA par opposition de principe aux levées de fonds destinées aux matériels de guerre (Patreon par exemple).
[16] https://savelife.in.ua/en/
[17] https://savelife.in.ua/en/materials/news-en/en/
[18] Une agence publique a été spécifiquement dédiée à la recherche et à la saisie des actifs russes sur le sol ukrainien.
[19] Don’t Fund Russian Army est une de ces ONG ukrainiennes qui conduisent des actions d’investigation, en recourant à des recherches collaboratives (https://dont-fund-russian.army/).
[20] https://sanctions.nazk.gov.ua/en/boycott/