Syrie, entre ruptures et nouvelles ambitions régionales

Par Arnaud Peyronnet, chercheur associé à la FMES

En douze jours (décembre 2024) et dans une accélération étonnante, les rebelles islamistes syriens ont réussi à conquérir Damas et à y chasser le régime baasiste de la dynastie Assad. Cette rupture géopolitique est la conséquence indirecte de la guerre en Ukraine, de l’érosion des capacités de dissuasion iraniennes, de la défaite militaire du Hezbollah libanais face à Israël, mais surtout du « lâchage » de Bachar el-Assad par son armée et son peuple, précipitant l’effondrement d’un régime fragilisé par les sanctions. La Syrie redevient, comme dans le passé, le cœur d’une reconfiguration géopolitique du Moyen-Orient au risque de sa fragmentation. L’axe de la résistance qui allait de Téhéran à Beyrouth s’est effondré et l’aventurisme russe au Levant semble s’achever. A la place se lève un nouveau national-islamisme panturc et un révisionnisme géopolitique israélien qui pourraient, à eux deux, et dans une logique de compétition accrue, définir les futures lignes de friction au Proche-Orient.

La chute rapide du régime de Bachar Al Assad en décembre 2024 constitue une nouvelle surprise stratégique. L’effondrement du régime syrien, sauvé in extremis en 2015 par l’interventionnisme militaire russe et iranien, a été facilité par l’érosion persistante des capacités d’action des milices pro-iraniennes en Syrie et surtout par l’effondrement militaire du Hezbollah au Liban suite aux actions militaires israéliennes. Sa chute est donc une conséquence directe de la guerre qu’a mené l’Etat hébreu au Hezbollah et à l’Iran au cours des six derniers mois. Elle n’aurait toutefois pas été possible sans le lâchage de l’armée et des fractions de la population initialement favorables au régime, qui n’adhéraient plus à la fuite en avant maffieuse d’un régime ayant transformé la Syrie en narco-Etat. L’Iran, dont le proxy libanais et les défenses aériennes venaient d’être affaiblies par Tsahal, n’avait plus les moyens de continuer à investir politiquement et financièrement en Syrie. L’armée russe, engagée massivement en Ukraine, n’était plus en mesure quant à elle de soutenir efficacement l’armée syrienne. Celle-ci, largement « clochardisée »[1], n’avait d’ailleurs plus envie de se battre tandis que le pays sombrait dans la misère. Les réformes menées par la Russie dans l’organisation de l’armée syrienne n’ont également pas porté leurs fruits, voire ont été contre-productives[2]. Les milices supplétives de l’armée syrienne, diverses[3] et corrompues, n’ont enfin pas compensé la déroute des unités régulières. Dans un rapport publié en avril 2024, l’Agence de l’Union européenne pour l’asile déclarait : « L’armée syrienne ne peut plus être considérée comme une force cohésive mais plutôt comme une coalition de forces régulières et de milices alliées »[4]. De plus, et même vis-à-vis de ses alliés, la rigidité du régime d’Assad était devenue problématique, limitant les velléités de soutien russo-iranien alors même que Moscou avait pourtant facilité, en lien avec Ankara, le maintien d’un conflit gelé dans le nord-ouest syrien[5]. Assad a en effet commis l’erreur de refuser (malgré les avertissements russes et iraniens) les négociations directes proposées par le président turc, de s’opposer à la moindre concession sur le sujet du retour des 4 millions de réfugiés et a continué à inonder les pays du Golfe de drogue Captagon, malgré les promesses faites à l’occasion du retour de Damas au sein de la Ligue Arabe. Assad n’aurait également pas accepté une offre israélo-russe, soutenue par les EAU, visant à écarter toute influence iranienne de Syrie en échange d’un soutien financier massif à la reconstruction du territoire syrien[6]. De fait, le découplage politique progressif entre Damas, Moscou et Téhéran a facilité l’abandon militaire de l’allié syrien par la Russie et l’Iran, dans un contexte régional déjà très compliqué pour ces deux pays.

L’avènement d’un nouveau modèle de gouvernance islamo-nationaliste ?

Le nouveau pouvoir à Damas fait désormais face à un véritable « vide » politique laissé par le départ précipité du clan Assad, et ce dans un contexte d’extrême fragmentation sociale et religieuse. La voie du national-islamisme, sur le modèle turc mais en plus rigoriste, semble dès lors privilégiée par les nouvelles autorités pour maintenir l’ordre et l’unité du pays. Les vainqueurs du HTC (Hayat Tahrir al-Cham) sous l’égide d’Abou Mohammed al-Joulani (désormais connu sous le nom de Ahmed al Chareh) ont déjà l’expérience de la gouvernance puisqu’ils ont dirigé la province d’Idlib depuis 2017 sous la forme d’un gouvernement semi-technocratique nommé « gouvernement de salut syrien »[7]. Héritier du groupe salafiste Jabhat al-Nosra, affilié à al-Qaïda[8], le HTC bascule progressivement du djihad global vers le nationalisme syrien tout en prônant une société reposant sur les lois de la charia avec l’établissement d’un califat en Syrie[9]. Sa rupture avec al-Qaïda en 2016 et le changement de nom du Jabhat an-Nosra en Fatah al-Cham ont été justifiés par sa volonté de « protéger la révolution syrienne » et « d’ôter les prétextes avancés par la communauté internationale » pour classer le groupe comme « terroriste »[10]. En 2017, il parvient à coaliser autour de lui différentes factions rebelles et djihadistes et baptise ce nouveau groupe Hayat Tahrir al-Cham, futur conquérant de la cité des Omeyyades en 2024.

Le groupe n’a eu également cesse de chercher à gagner en respectabilité afin de représenter, notamment auprès de ses soutiens et vis-à-vis de la communauté internationale, une alternative politique crédible au régime baasiste, sans sombrer dans les excès de Daech. A Idlib, le mode de gouvernance était autoritaire et rigoriste ; les minorités voyaient leurs libertés diminuées, étaient parfois discriminées, mais elles n’étaient pas pourchassées[11]. C’est bien ce que semble vouloir reproduire Ahmed al-Chareh à l’échelle du pays tout entier. En saluant la diversité des confessions et en promettant la grâce pour les soldats du régime baasiste, il cultive une posture permettant d’obtenir la non-belligérance initiale de groupes qui lui auraient été naturellement hostiles, comme les Kurdes, et un soutien des factions rebelles dispersées. Une transition politique s’ouvre jusqu’au 1er mars 2025 et ce alors que le HTC a précisé que « toutes les armes des groupes rebelles, y compris celles appartenant aux groupes kurdes, devaient désormais être sous le contrôle de l’Etat »[12]. La survie de ce régime national-islamiste dépendra toutefois des réactions des autres factions à son encontre. Daech reste en embuscade dans le désert syrien et cherche à profiter du chaos sécuritaire ambiant pour renforcer ses positions et reconstruire ses réseaux dans tout le pays. L’organisation a d’ores et déjà refusé par avance toute forme de pouvoir à Damas autre que le sien[13]. Plus problématique pour le HTC, l’antagonisme des groupes pro-turcs de l’ANS (Armée Nationale Syrienne) à l’égard des kurdes, pourrait remettre en question la volonté de réconciliation nationale du nouveau pouvoir, le désarmement attendu des kurdes et donc l’autorité du HTC sur le pays. L’ANS regroupe en effet entre 50 000 et 100 000 combattants, officiellement sous l’autorité du « gouvernement intérimaire syrien » installé à Gaziantep, soutenue par le Qatar et la Turquie. Cette force militaire pro-turque, créée par Ankara pour ses propres besoins (création d’une zone tampon de 30 km le long de la frontière en zone kurde ; lutte contre le PKK), est aguerrie : 3 opérations militaires réussies contre les kurdes syriens dont la dernière, l’opération « Source de Paix » en 2019 ; déploiements de ses miliciens en Azerbaïdjan, en Libye et au Sahel. Cette force s’est en quelque sorte fait voler la victoire par le HTC alors même qu’elle représente une entité militaire conséquente. La compétition entre le HTC est l’ANS promet d’être rude dans les prochains mois, sous l’arbitrage de la Turquie, principal vainqueur stratégique de cette nouvelle situation.

Repli russe et iranien

Les grands perdants de l’effondrement du régime baasiste en Syrie sont la Russie et l’Iran. Si Moscou restait en effet profondément mécontent vis-à-vis du régime syrien, incapable de gouverner un pays que l’armée russe lui avait pourtant permis de conserver, et encore moins capable de négocier le maintien du statu quo avec la Turquie, la perte potentielle des deux bases de Tartous et Hmeimim pourrait représenter un coup dur à l’influence russe dans la région. Le soutien militaire au régime Assad a été limité les derniers mois de 2024, le théâtre ukrainien étant largement prioritaire pour Moscou. Quelques mercenaires de l’Afrika Corps auraient été déployés[14], mais sans forte implication des forces conventionnelles russes pourtant présentes dans le pays[15], signe supplémentaire des tensions accumulées entre Poutine et Assad quant à la gestion de ce conflit. Les bâtiments de la marine russe ont évacué le port de Tartous dès le 2 décembre[16] tandis que les forces russes se regroupaient dans leurs emprises en anticipation d’un repli potentiel. La perte de Tartous serait un revers pour la marine russe, déjà ébranlée en mer Noire. La perte de Hmeimim, hub militaire pour la logistique des opérations russes au Moyen-Orient et en Afrique, représenterait un coup encore plus dur pour Moscou. Sa capacité de projection de puissance dans la région serait ainsi perdue. Mais à ce stade, la Russie cherche à maintenir ses emprises et serait déjà en train de négocier avec le nouveau pouvoir syrien. Moscou estime en effet que « les règlements signés à propos des bases pourraient être révisés, mais cela ne signifie pas qu’elles devront être liquidées instantanément » et que « la question peut être négociée »[17]. Cette hypothèse reste toutefois fragile, vu que le nouveau pouvoir à Damas a été la cible de frappes intenses des russes depuis 2015 et que la communauté occidentale va sans doute demander à Damas de rompre tout accord avec la Russie en échange d’une levée des sanctions sur le pays. De fait, la Russie devra trouver un nouveau point d’appui pour ses forces et c’est sans doute vers la Libye que Moscou va porter son effort. Le port de Tobrouk, tenu par les forces du maréchal Haftar et déjà employé par les mercenaires de l’Afrika Corps, semble tout désigné pour accueillir les forces navales russes. Les autres bases tenues par les forces de Haftar pourraient également accueillir les forces russes, notamment aériennes et de défense sol-air auparavant déployées en Syrie[18]. Certaines bases aériennes[19] avaient d’ailleurs déjà été rénovées par la Russie. Dans tous les cas, l’évacuation à venir des forces russes de Syrie sonnerait le glas de la présence militaire russe au Levant et illustre finalement le fiasco du soutien apporté par la Russie au régime baasiste. Si les occidentaux ne peuvent que se réjouir de cette conclusion, il est par contre fortement probable que Moscou effectue désormais une bascule d’effort puissante vers l’Afrique mais aussi le Maghreb, dans une stratégie de soutien à ses alliés locaux et de captation de ressources afin de financer l’effort de guerre russe sur le théâtre européen.

Le plus grand perdant de la chute du régime Assad reste toutefois l’Iran. La Syrie était un maillon essentiel du dispositif iranien dans la région pour accéder à la Méditerranée et au Liban, afin d’y soutenir le Hezbollah pour exercer une pression sur Israël. Après l’effondrement militaire du Hezbollah, la chute de Bachar al Assad réduit à néant toute la stratégie iranienne mise en œuvre au cours des dernières décennies. « L’axe de la Résistance » iranien a quasiment disparu : le Hamas et le Hezbollah ont été militairement vaincus par Israël, le régime Assad s’est effondré. Ne restent que les houthis au Yémen, mais qui ont leur propre agenda et font l’objet de frappes israéliennes croissantes, et les milices chiites irakiennes qui ne sont pas intervenues en soutien au régime baasiste[20], sous la pression des autorités de Bagdad. Il s’agit donc bien d’un désastre stratégique pour Téhéran qui a perdu ses principaux atouts, a été incapable de défendre efficacement ses alliés et a vu enfin ses défenses aériennes très fragilisées par les frappes israéliennes du 26 octobre 2024. Le régime des Mollahs se retrouve dès lors dans une position de faiblesse inédite qui pourrait lui imposer de repenser sa sécurité. En cas d’échec des négociations avec la nouvelle administration Trump, l’Iran pourrait notamment vouloir accélérer l’acquisition de l’arme nucléaire pour sanctuariser son territoire et assurer la survie de son régime. Si ce choix est fait, cela pourrait déclencher en Israël, avec l’assentiment de Washington, la tentation du « coup de grâce » en éliminant par des frappes préventives de Tsahal tout le programme nucléaire iranien[21] et espérant provoquer ainsi un changement de régime.

Vers une compétition turco-israélienne ?

La Turquie est stratégiquement la grande gagnante de l’effondrement du régime Assad et de l’installation d’un nouveau pouvoir islamiste à Damas. L’offensive du HTC, d’abord sur Alep et ensuite sur l’ensemble de la « Syrie utile », n’aurait en effet pas pu avoir lieu sans le blanc-seing initial et l’appui d’Ankara, mais surtout sans le soutien turc aux factions insurgées depuis le début de la crise syrienne en 2011. Le refus obtus d’Assad de normaliser ses liens avec Ankara, malgré les gestes du président turc en ce sens, a conduit la Turquie à laisser ses proxies effectuer davantage d’opérations offensives contre l’armée syrienne, même si la chute brutale du régime a sans doute été aussi une surprise pour la Turquie. Dans ce cadre, cette rupture des équilibres est une source d’opportunités stratégiques pour Ankara qui ne se privera pas de l’exploiter au maximum. Tout d’abord, la Turquie va s’appuyer sur les milices qui lui sont inféodées pour créer une zone tampon à l’intérieur du territoire syrien afin d’y chasser les milices kurdes accusées de lien avec le PKK, et pour y renvoyer une partie des 4 millions de réfugiés syriens qui vivaient jusqu’à présent sur son sol et qui devenaient un fardeau tant économique que politique[22] et social. « Nous ferons ce qui est nécessaire, y compris une opération militaire » si les forces kurdes ne répondent pas aux exigences d’Ankara, a d’ailleurs déclaré le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan[23].

Surtout, la Turquie cherchera à avoir son mot à dire dans l’élaboration de la stratégie du nouveau pouvoir à Damas. Celle-ci, clairement compatible avec l’agenda des Frères Musulmans, représente une victoire symbolique et idéologique majeure pour Erdogan, faisant de la Syrie un nouveau pôle d’expansion des idées nationales-islamistes au Moyen-Orient. Avec la victoire de ses alliés, la Turquie va étendre son influence politique et militaire « néo-ottomane » en Syrie. Ses alliés locaux ont en effet chassé l’Iran de la région[24], ont provoqué un repli militaire russe[25] et vont sans doute laisser Ankara s’occuper du problème kurde au nord-est du pays[26]. L’action turque en Syrie n’a donc plus aucune restriction extérieure, mis à part celle des Etats-Unis dont le maintien de troupes auprès des kurdes reste soumis à la décision de la prochaine administration.

Preuve de la future implication massive de la Turquie au Levant, le président turc a indiqué que son pays soutiendra les nouvelles autorités dans la rédaction d’une constitution et dans la réforme des institutions, fondées sur les expériences du régime turc, ce qui a été accepté par Ahmed al Chareh, nouvel homme fort du pays[27]. La Turquie devrait également s’impliquer massivement dans la reconstruction du réseau de transports du pays, dans la fourniture d’énergie, notamment électrique[28], et potentiellement dans la refonte de l’armée syrienne[29]. Au plan diplomatique, la Syrie sera utilisée comme le meilleur allié d’Ankara dans ses ambitions régionales, tant pour ses prétentions maritimes vis-à-vis de Chypre et de la Grèce, que pour peser sur la situation au Liban ou pour contrer géopolitiquement Israël, l’autre grand vainqueur de la chute du régime. Dans tous les cas, la victoire islamiste pro-turque en Syrie démontre toute la centralité d’Ankara dans les équilibres de force en cours de recomposition au Moyen-Orient.

De son côté, Israël renforce son hégémonie régionale avec la chute du régime Assad qui suit de près l’effondrement militaire du Hamas et du Hezbollah et participe de l’affaiblissement de l’Iran. Et ce d’autant plus que le changement de régime à Damas a pu se réaliser grâce à la stratégie d’attrition menée par Tsahal vis-à-vis des groupes pro-iraniens présents en Syrie. Indirectement, la campaign between wars israélienne et le profond affaiblissement du Hezbollah ont provoqué la chute du régime baasiste et la fin du corridor iranien vers la Méditerranée. C’est donc en soi une victoire majeure pour Israël, même si le nouveau pouvoir à Damas reste intrinsèquement hostile à l’Etat hébreu. C’est justement pour limiter toute menace ultérieure qu’Israël a mené des actions militaires préemptives massives sur le territoire syrien dans les jours suivant la chute du régime, détruisant l’ensemble du potentiel offensif syrien. L’armée israélienne a également pris le contrôle de l’ensemble du mont Hermon, région stratégique du plateau du Golan[30], et déployé des troupes dans certaines parties de la « zone tampon démilitarisée » qui était sous contrôle des forces onusiennes de la FNUOD. Ces conquêtes territoriales, annoncées comme « temporaires »[31], permettent à l’Etat hébreu d’augmenter le glacis sécuritaire à ses frontières et surtout de dissuader le nouveau pouvoir syrien de toute action anti-israélienne à l’avenir. L’aviation israélienne a bombardé les stocks d’armes et de munitions de l’ex armée syrienne, afin que ces équipements ne tombent pas dans les mains de milices et que le nouveau pouvoir à Damas ne puisse reconstituer rapidement une force militaire à même de menacer l’Etat hébreu. Près de 500 frappes aériennes en deux jours ont permis d’éliminer 80% des capacités militaires syriennes[32], dont l’ensemble de ses forces navales[33]. Car si Israël se méfie du HTC, ses dirigeants s’interrogent également sur les conséquences sécuritaires à venir de l’influence islamiste turque en Syrie[34]. La nouvelle situation à Damas et le vide sécuritaire encore présent en Syrie renforce Jérusalem dans sa perception que ses actions depuis le 7 octobre 2023 « changent la physionomie du Moyen-Orient »[35]. Une analyse qui est partagée par de nombreux think-tanks israéliens qui ont leurs relais aux Etats-Unis[36] et qui pourrait pousser l’Etat hébreu à pousser son avantage encore plus loin afin de rompre définitivement l’héritage des accords Sykes-Picot et de redessiner la carte de la Syrie sur des lignes communautaires. La division de la Syrie[37] éviterait ainsi pour Israël le maintien d’un bloc national syrien unique potentiellement menaçant pour sa sécurité. L’idée de trois entités distinctes (région autonome kurde, zone alaouite côtière, centre syrien sunnite) fait ainsi son chemin[38], tandis que les druzes sont présumés préférer l’Etat hébreu et donc demander leur rattachement à Israël à terme, surtout si leur autonomie est menacée[39]. Dans tous les cas, l’effondrement du régime baasiste à Damas est pour Israël tant un succès stratégique qu’une nouvelle opportunité de redessiner les rapports de force, et peut-être même les cartes du Moyen-Orient.

Les Etats-Unis et les Etats du Golfe en arbitres de cette nouvelle compétition israélo-turque ?

Vu la volonté des monarchies du Golfe de normaliser leurs relations avec Bachar Al Assad, matérialisée par la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe en 2023, la chute brutale du régime a pris Ryad et Abu Dhabi par surprise. Dans les premiers jours de l’offensive rebelle, ces deux pays ont même affirmé soutenir le régime dans ses nouvelles difficultés[40]. Après la chute de Damas, ils ont appelé à préserver la souveraineté et l’unité territoriale de la Syrie, et à rejeter l’ingérence dans les affaires intérieures syriennes. Le radicalisme des vainqueurs de Damas, ainsi que leurs liens établis avec les Frères Musulmans et la Turquie inquiètent ces puissances arabes[41] qui craignent avant tout la contagion de l’instabilité sur leurs propres territoires. L’émergence d’un centre de gravité islamiste fort au Levant suscite donc leur inquiétude. Mais le pouvoir économique et financier des pays du Golfe et leur potentiel rôle dans la reconstruction de la Syrie demeure un atout pour le maintien de leur influence. Leur contribution potentielle pourrait être un fort levier de négociation auprès du HTC afin que celui-ci tempère ses éléments les plus radicaux et limite l’influence turque.

Les Etats-Unis restent également prudents, partagés entre la satisfaction de voir l’empreinte russo-iranienne annihilée en Syrie et l’inquiétude vis-à-vis de la future posture du nouveau régime[42]. Le rôle des Etats-Unis reste donc aujourd’hui centré sur le maintien de ses positions militaires dans le nord-est syrien, essentiellement afin de contenir Daech tant dans les camps de prisonniers surveillés par les kurdes[43] que dans le désert syrien[44]. D’ailleurs, la centralité de la lutte contre Daech dans l’approche américaine en Syrie est illustrée par les nombreuses frappes américaines qui ont ciblé des positions du groupe terroriste au moment même où le régime Assad s’effondrait. Mais la position américaine reste fragile, partagée entre son soutien erratique aux kurdes[45] et les incertitudes quant au positionnement de la nouvelle administration américaine dans cette région[46]. D’ailleurs, en anticipation d’un possible repli américain du nord-est syrien (ou afin de le provoquer), le chef de la diplomatie turque a déclaré que son pays était en mesure de prendre en charge la gestion des prisons et des camps de détention des djihadistes de Daech en Syrie[47]. Le maintien de la présence américaine en Syrie reste pour l’instant une garantie de protection pour les kurdes et aurait l’avantage de laisser les Etats-Unis dans une position d’arbitre de la future rivalité israélo-turque pour le Levant.

* * *

La chute du régime Assad et l’avènement d’un régime islamo-nationaliste à Damas ouvrent une période inédite de compétition géopolitique entre Israël et la Turquie, tant en Syrie qu’au Proche-Orient dans son ensemble, avec Washington comme arbitre, si du moins la nouvelle administration accepte de jouer ce rôle. La crainte d’une extension de l’influence de la mouvance des Frères musulmans dans la région va pousser les EAU et surtout l’Arabie Saoudite à s’y réinvestir afin de stabiliser les pays les plus fragiles, dont le Liban. L’expansionnisme pro-turc va également pousser le monde hellénique (Grèce et Chypre) voire l’Egypte à se rapprocher davantage d’Israël et des Etats-Unis afin de bénéficier d’une forme de réassurance que l’Europe ne produit pas encore. Un axe d’endiguement de la Turquie, reliant Athènes à Jérusalem, au Caire et à Ryad va sans doute chercher à se reconstituer au Levant et en Méditerranée orientale sans que le rôle de la France et de l’Europe dans ce réalignement soit encore précisé.


[1] Les soldats gagnant 10 à 15 dollars par mois. Fabrice Balanche, Le Figaro, 06/12/2024.

[2] Le commandement tactique syrien a été placé en arrière des lignes de front afin d’éviter les pertes trop importantes de cadres militaires. Cela a entrainé d’importants problèmes de coordination et de prise d’initiative des unités en 1ère ligne lors de l’offensive insurgée de décembre. Charles Lister, Middle East Institute, in Le Figaro, 10/12/2024.

[3] Mélange de milices locales et d’ex insurgés, formant un ensemble hétéroclite et fragile.

[4] Le Figaro, 10/12/2024.

[5] Facilité par le processus d’Astana, créé en janvier 2017 par Moscou, en lien avec Ankara et Téhéran. Middle East Eye, 04/12/2024.

[6] Renaud Girard in Le Figaro, 10/12/2024.

[7] Charles Lister, Middle East Institute, in Le Figaro, 08/12/2024

[8] Abou Mohammed al-Joulani se bat en Irak au milieu des années 2000 contre les forces américaines. Il est arrêté et emprisonné, en compagnie notamment d’Abou Bakr al-Baghdadi, futur « calife » de Daech. Créant le Jabhat al-Nosra en 2011, il refuse toute allégeance à Daech, préférant tisser des liens avec Al-Qaïda de 2013 à 2016.

[9] Uniquement en Syrie, ce qui explique les divergences de vision politique avec Daech.

[10] Fabrice Balanche in Le Figaro, 08/12/2024.

[11] Malgré l’histoire du Jabhat an-Nusra, matrice initiale du HTC, à l’origine de nombreuses exactions contre les druzes au début de la guerre civile syrienne. Middle East Eye, 09/12/2024.

[12] Al Monitor, 23/12/2024.

[13] Le Figaro, 10/12/2024.

[14] Le Figaro, 08/12/2024.

[15] Seules des frappes aériennes dans le Nord-Ouest syrien ont été effectuées par les avions russes. Entre 3 000 et 5 000 soldats russes stationnaient en Syrie avant le déclenchement de l’offensive insurgée de décembre 2024. Le Figaro, 08/12/2024.

[16] Ibid.

[17] Le Figaro, 10/12/2024.

[18] Opex 360, 20/12/2024.

[19] Brak Al Shatti, Al Jufra, Al Qardabiyah and Al Khadi, The Maritime executive, 06/12/2024.

[20] France 24, 08/12/2024.

[21] Jerusalem Post, 06/01/2025.

[22] L’opposition turque prenant un virage parfois xénophobe et anti-arabe.

[23] Le Figaro, 07/01/2025.

[24] L’affaiblissement du pôle persan au Levant et sur l’Euphrate a toujours, dans l’histoire, été contrebalancé par une poussée ottomane. Gilles Kepel, Le Figaro, 08/12/2024. 

[25] Du jamais vu depuis le début de la guerre de Crimée en 2014, la Russie étant en phase expansionniste depuis lors.

[26] Comme esquissé par la prise de Manbij par les forces pro-turques, facilité par un accord turco-américain. Al Monitor, 10/12/2024.

[27] Middle East Eye, 20/12/2024.

[28] Les livraisons de pétrole iranien ayant été stoppées. Middle East Eye, 24/12/2024.

[29] Al Monitor, 05/01/2025.

[30] De par ses ressources en eau qui en font un « château d’eau » régional et par sa position qui permet de surplomber la région de Damas, le Sud Liban et une partie de la Beqaa.

[31] Al Monitor, 13/12/2024.

[32] Le Figaro, 10/12/2024.

[33] CNN, 10/12/2024.

[34] Comité Nagel, Middle East Eye, 07/01/2025.

[35] Ministre de la défense Israel Katz, CNN, 10/12/2024.

[36] Washington Post, 20/12/2024 ; The Hill, 27/12/2024.

[37] Objectif qui irait d’ailleurs à l’encontre de ce que souhaite la Turquie, menant les acteurs dans une trajectoire de collision.

[38] Au travers d’une alliance des kurdes et des druzes avec l’Etat hébreu. Middle East Eye, 04/12/2024 et 06/12/2024.

[39] The Hill, 27/12/2024; Al Monitor, 13/12/2024.

[40] CNN, 07/12/2024.

[41] Tout comme l’Egypte aussi.

[42] Le chef du HTC faisait l’objet d’une prime de 10 millions de dollars, retirée par pragmatisme après la conquête de Damas alors même que les sanctions américaines sur le pays restent maintenues à ce stade.

[43] Environ 9 000 personnes. Opex360, 09/12/2024.

[44] Entre 3 000 et 5 000 combattants selon les estimations. Ibid.

[45] Repli des forces kurdes (FDS) de la ville de Manbij et de tout l’Ouest de l’Euphrate sous pression politique américaine afin de laisser la voie libre aux milices pro-turques, mais renforcements américains à Kobané.

[46] Donald Trump a clairement manifesté son intention de ne pas s’impliquer dans les affaires syriennes. La défense d’Israël, la stabilisation de ses voisins (Liban et Egypte notamment), l’endiguement de l’Iran et de la Russie devraient rester cependant des priorités de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient.

[47] Le Figaro, 07/01/2025.

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