Benoît de la Ruelle, membre associé de l’Observatoire stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient (OS2MO).

La chute brutale du régime du colonel Kadhafi, conséquence de l’intervention étrangère de 2011, a certes mis un terme à la dictature libyenne mais elle a inauguré une décennie de violence et de désordres que puissances régionales, acteurs locaux, groupes terroristes et criminels ont mis à profit pour développer leurs intérêts politiques, sécuritaires et économiques. Ces ambitions contradictoires ont empêché l’émergence d’une autorité nationale incontestable sachant s’appuyer sur le tissu tribal encore important en Libye. Après l’apogée des combats, atteinte en 2019-2020, un processus politique piloté par les Nations unies voit enfin le jour et peut se targuer de réussites incontestables. Néanmoins la route du succès étant semée d’embûches, la Libye se trouve aujourd’hui face à plusieurs options et une reprise des hostilités est perçue par certains acteurs comme le meilleur moyen de parvenir à leurs fins.

Dix ans après l’opération de l’OTAN Unified Protector, la Libye est-elle engagée dans un processus politique vertueux pouvant enfin mettre un terme à la violence et à l’instabilité ? Le dialogue politique et militaire inter-libyen, conduit sous l’égide de la MANUL (Mission d’assistance des Nations unies pour la Libye) depuis le début d’année 2020, ayant mené début février 2021 à l’élection d’un nouveau Conseil présidentiel va-t-il changer la donne en vue des élections législatives et présidentielles de décembre 2021 ? Les Libyens vont-ils enfin pouvoir jouir de la paix et des richesses de leur pays ? Les entreprises étrangères peuvent-elles d’ores et déjà prévoir d’y revenir pour y reprendre ou développer leurs affaires ? La Libye va-t-elle cesser d’être le théâtre d’affrontements entre les différentes influences étrangères ? Les mercenaires étrangers arrivés depuis 2019 vont-ils quitter le pays ? Autant de questions qui conditionnent l’avenir de la Libye et des Libyens et dont les réponses restent incertaines. Le passé incite à la prudence car les épisodes de violence ont été nombreux au cours de la décennie écoulée. Même si les signes positifs s’accumulent et inclinent à l’optimisme, certaines ambiguïtés recélant un potentiel déstabilisateur ne sont pas encore levées. L’optimisme de rigueur ne doit donc pas se départir d’une bonne dose de réalisme.

Une décennie de confrontation permanente

Une décennie d’instabilité a engendré de profondes blessures internes très vives. Rappelons les principaux épisodes de violence successifs : révolution et intervention étrangère en 2011 ; affrontements entre milices zintanies et misraties à Tripoli en 2014 ; lutte de la coalition misratie Bunyan al Marsous contre l’État islamique (EI) établi à Syrte, Derna et Sabratha (2014-2016) ; opération Karama de l’ANL (Armée nationale libyenne du maréchal Haftar) avec appui égyptien et émirati contre les islamistes des Conseils de la Choura de Benghazi et Derna en Cyrénaïque (2014-2019) ; affrontements pour le contrôle du croissant pétrolier (2017-2018) ; combats à Tripoli entre milices tripolitaines et de Tarhouna (septembre 2018) ; violences interethniques (Arabes contre Toubous) dans le sud à plusieurs reprises ; offensive du maréchal Haftar pour le contrôle du Fezzan (janvier 2019) ; attentats islamistes incessants pendant toute la décennie.

Ces affrontements ont culminé en avril 2019 lorsque le maréchal Haftar a lancé son offensive pour s’emparer de la capitale aux mains des « milices qui volent l’État libyen » et des « terroristes », alors même que le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres était présent en Libye. Sur les raisons du tempo de cette offensive militaire, il semble, d’une part, que le maréchal Haftar était certain de remporter une victoire militaire rapide et, d’autre part, qu’il ne faisait pas confiance à la conférence nationale préparée par la MANUL car elle ramenait dans le jeu politique ses ennemis (kadhafistes, islamistes) avec lesquels il aurait dû alors composer.

Dès les premiers jours de cette offensive, l’ANL a buté sur les faubourgs de Tripoli car les milices tripolitaines avaient fait bloc et stoppé son avance. Les affrontements se sont déroulés aussi dans les airs car l’ANL et l’armée du gouvernement d’entente nationale (GEN) de Tripoli disposaient chacune de quelques avions utilisés en appui des troupes au sol. L’ANL a essuyé un premier revers important après le retournement d’une milice locale à la suite de la perte de la ville de Gharyan, siège du commandement des opérations situé à 80 km au sud de Tripoli.

D’une crise libyenne à une crise méditerranéenne

Du printemps 2019 à l’hiver 2019-2020, le conflit acquiert une dimension méditerranéenne en raison de l’implication croissante et de moins en moins discrète d’acteurs régionaux : du côté de l’ANL, les appuis sont émirati (drones, systèmes sol-air Pantsir), jordanien (véhicules blindés, formation), égyptien (renseignement tactique), russe (logistique, mercenaires), syrien pro-Assad (mercenaires), soudanais (mercenaires) ; du côté du GEN, l’appui est qatari (financier) mais essentiellement turc sur le terrain dès le mois de mai 2019 (drones, véhicules blindés, forces spéciales, conseillers), avant de devenir massif à partir de la fin novembre 2019 avec la signature de deux Memorandum of Understanding (coopération de défense et délimitation des frontières maritimes) entre la Turquie et le GEN de Tripoli (déploiement naval, augmentation du nombre de conseillers, acheminement de mercenaires syriens depuis la poche syrienne d’ldlib, formation en Turquie de militaires libyens).

Mi-décembre 2019, l’ANL cesse de progresser vers le centre de Tripoli car l’appui turc au GEN est devenu déterminant et fait basculer localement le rapport de forces. L’ANL relance alors son offensive début janvier 2020 dans la région de Syrte dont elle s’empare en quelques heures, là aussi grâce à un retournement d’alliance locale, puis elle poursuit son offensive le long de la route côtière en direction de Misrata. Le front se stabilise finalement à environ 100 km au sud de cette ville.

Le printemps 2020 est marqué par l’avancée des forces pro-GEN sur plusieurs fronts : elles prennent le contrôle de l’ouest de la Tripolitaine et notamment de la base aérienne d’Al Watiya, dégagent le sud de Tripoli, s’emparent en quelques heures de la place forte de Tarhouna et poussent plus loin leur avantage vers le sud en direction de Shwayrif ; vers l’est, le front se stabilise à l’ouest de Syrte. Le GEN ne peut reprendre comme il l’escomptait initialement le contrôle de la ligne Syrte-Joufra et s’emparer du croissant pétrolier tenu par l’ANL en raison de l’appui des mercenaires russes du groupe Wagner qui bénéficient d’un soutien aérien sur mesure (chasseurs bombardiers russes MiG-29 et Su-24 démarqués, stationnés à Syrte et à Joufra).

Fin mars 2020, l’UE lance l’opération Irini qui succède à l’opération Sophia. Alors que la réalisation principale de Sophia était la formation des garde-côtes libyens dans le but de lutter contre le trafic d’êtres humains en mer, Irini est résolument axée sur le respect de l’embargo sur les armes, instauré par différentes résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies dans la lignée de la R 1973 (2011). Après des débuts difficiles, Irini est pleinement opérationnelle à l’été 2020 mais les rapports réguliers de la MANUL appelant la communauté internationale à respecter l’embargo montrent que celui-ci continue d’être violé.

Ce conflit génère également des dégâts collatéraux importants : sur terre, destruction de quartiers entiers, mouvements de populations importants au sud de Tripoli, minage de zones (sud de Tripoli, Syrte). Début juillet 2019, une centaine de migrants retenus dans un hangar à Tajourah (banlieue est de Tripoli) sont victimes d’un bombardement pro-ANL qui visait vraisemblablement un centre de maintenance militaire du GEN. En mer, l’immigration illégale, en baisse continuelle depuis 2016 grâce notamment à l’action des garde-côtes libyens formés par l’Union européenne, est repartie à la hausse l’année suivante. Enfin, dans les airs, soucieux de disposer d’une appréciation de situation autonome, l’Italie et les États-Unis perdent chacun un drone MALE fin novembre 2019, abattus (par erreur ?) par une DCA pro-ANL, probablement par des opérateurs russophones servant des équipements émiratis de type Pantsir.

Le dialogue initié à Genève au printemps 2020 sous l’égide de la MANUL semble produire des résultats

Depuis l’été 2020 et avec l’appui de la communauté internationale, la MANUL a patronné de multiples consultations qui ont conduit à des avancées dans les domaines politique, sécuritaire et économique.

Dans le domaine politique, les différentes consultations en Libye et à l’étranger (Maroc, Tunisie, Suisse) ont amené à l’élection, début février 2021, d’un nouveau Conseil présidentiel de trois membres, issus chacun d’une région (Tripolitaine, Cyrénaïque, Fezzan), et d’un Premier ministre assisté de deux vice-premiers ministres, originaires eux aussi chacun d’une région. Les missions du nouveau Conseil présidentiel consistent en l’unification des institutions, la préparation des élections prévues pour le 24 décembre 2021, mais aussi l’amélioration des conditions de vie des Libyens, notamment la fourniture d’électricité et l’accès aux liquidités financières. Depuis son élection début février, ce nouveau Conseil présidentiel a formé un gouvernement inclusif de 33 membres qui a reçu, le 10 mars, la confiance du Parlement réuni symboliquement dans la ville de Syrte. Les transferts d’autorité ont formellement eu lieu à son profit de la part des Premiers ministres en exercice, M. Al Sarraj à Tripoli, le 16 mars, et M. Al Thinni à Benghazi, le 24 mars 2021.

Dans le domaine militaire, les discussions à Genève du groupe réunissant cinq militaires de chaque camp ont abouti, le 23 octobre 2020, à la signature d’un accord de cessez-le-feu, alors qu’une simple trêve était en vigueur depuis la fin du printemps. Au fil des discussions s’étalant sur plusieurs mois, les prétentions de chacun des camps ont donc sensiblement diminué.

Dans le domaine économique, les avancées majeures concernent la fin du blocus des installations pétrolières par les forces du maréchal Haftar, blocage ayant engendré une perte, selon l’ONU, de 10 milliards de dollars pour le budget de Tripoli (au moins le double selon la NOC (National Oil Company libyenne) sur l’ensemble de l’année 2020. Fin décembre 2020, la production pétrolière atteignait toutefois à nouveau 1,2 million de bpj, un niveau équivalent à celui d’avant le blocus. Cette levée du blocus par l’ANL a été obtenue grâce à la mise en place de garanties sur l’utilisation des revenus pétroliers et la création d’un compte bloqué à la NOC alors qu’auparavant les revenus étaient utilisés de façon opaque par Tripoli, notamment pour financer son effort de guerre. Un autre progrès dans le domaine économique concerne l’unification des taux de change réalisée en décembre entre les banques centrales de Tripoli et de Benghazi.

Conséquences de toutes ces avancées, les signes encourageants se multiplient : réouverture au moins symbolique d’ambassades et de consulats étrangers, annonces de reprise des vols par des compagnies aériennes, intérêt économique marqué pour le pays.

Des ambiguïtés subsistent

Ces réussites largement médiatisées restent néanmoins fragiles car deux questions de fond ne sont pas réglées : d’une part, les desseins contradictoires de puissances régionales vis-à-vis de la Libye et, d’autre part, le contrôle de la violence légitime dans le pays. En dépit de son optimisme de façade, la MANUL en est consciente. Elle ne cesse de rappeler dans ses rapports réguliers la nécessité du départ du pays de tous les combattants et mercenaires étrangers et le nécessaire respect de l’embargo sur les armes.

Des combattants étrangers toujours présents

Si le cessez-le-feu a bien été signé le 23 octobre 2020, les dispositifs militaires de Tripoli et de l’ANL restent mobilisables en un délai très bref. Depuis juin 2020, les mercenaires russes de Wagner ont valorisé le terrain entre Syrte et Joufra (merlons, fossés anti-char, minage) sur des dizaines de kilomètres et ont fait de même plus récemment dans le nord du Fezzan pour prévenir une offensive éclair des forces de Tripoli.

En outre, il existe une difficulté pour désigner de façon certaine un groupe combattant étranger comme mercenaire ou comme contingent invité par une autorité officielle pour aider à la constitution de l’armée libyenne. Si cela semble assez facile de désigner comme mercenaires les contingents syriens (dont plusieurs centaines seraient déjà retournés en Syrie) ou africains, on voit bien que pour Tripoli, le contingent turc (qui se monterait à environ 4 000 hommes) est d’une tout autre nature car selon les dires de Tripoli comme d’Ankara, il œuvre à la mise sur pied de l’armée libyenne. Par ailleurs, il est légitime de s’interroger sur le degré de contrôle du contingent russe par les autorités de Benghazi. Les contingents les plus solides, turc et russe en l’occurrence, sont donc bien présents pour agir comme des leviers au profit de leur pays d’origine et contribuer à construire des relations privilégiées avec le pouvoir libyen. De ce point de vue, la Turquie a incontestablement une longueur d’avance sur la Russie car la légitimité du gouvernement d’entente nationale est plus solide aujourd’hui que celle du maréchal Haftar.

D’autres contingents militaires étrangers sont présents en Libye : les Italiens qui n’ont pas quitté le port de Tripoli ni Misrata tout au long de la guerre de 2019-2020 et ont récemment renforcé leur coopération avec Tripoli ; de même, les Britanniques ont fait leur retour il y a peu à Misrata par le biais de contractors.

Cette question des combattants et des mercenaires étrangers risque donc d’être instrumentalisée et de ne pas recevoir de réponse à brève échéance. Or ces contingents peuvent, pour certains, être engagés dans une reprise des hostilités.

Le difficile contrôle des miliciens

Une autre difficulté subsiste concernant les forces armées libyennes : à l’ouest, les milices restent très puissantes, auréolées de leur victoire contre l’ANL, renforcées par tous les équipements reçus de l’extérieur, en dépit de l’embargo, mais aussi saisis dans les dépôts de l’ANL lors du retrait de celle-ci du sud de Tripoli en juin 2020. Gâtées financièrement par les autorités de Tripoli jusqu’au départ de l’ex-Premier ministre Al Sarraj, elles sont théoriquement sous la coupe des ministères de la Défense et de l’Intérieur du nouveau gouvernement, mais dans les faits, elles n’obéissent qu’à leurs chefs locaux, d’autant plus que le nouveau chef du Conseil présidentiel et ministre de la Défense, Abdul Hamid Dbeibah, est originaire de Misrata et non de Tripoli. La rivalité est toujours vive entre les deux cités de Tripolitaine et une autorité nationale originaire de Misrata mais siégeant à Tripoli reste en sursis, soumise au bon vouloir des puissantes milices de la capitale.

À l’est, l’ANL a continué à recevoir énormément d’équipements depuis le printemps 2020, mais ce sont surtout les unités les plus fidèles au maréchal Haftar, dont la 106e brigade de son fils Saddam, qui en bénéficient. Régulièrement, cette puissante unité se livre à des manœuvres aéroterrestres avec tirs à munitions réelles, comme pour délivrer un message de détermination et d’indépendance vis-à-vis des autorités provisoires de Tripoli.

Haftar en perte de légitimité en Cyrénaïque

Longtemps solide et en position de force, le tandem politico-militaire Haftar-Saleh (président de la Chambre des représentants, originaire de Tobrouk) est en perte de vitesse depuis un an, à la suite de l’échec de l’offensive militaire visant à prendre le contrôle de Tripoli. Le ticket Saleh-Bashaga (ex-ministre de l’Intérieur de Tripoli) n’a pas réussi à s’imposer début mars 2021 comme nouvel exécutif provisoire. Quant au maréchal Haftar, il apparaît comme le grand perdant politique. Le soutien des tribus de Cyrénaïque s’érode, sa seule force réside désormais dans le contrôle de son appareil militaire. Écarté politiquement de l’édifice qui se construit à Tripoli, n’ayant guère de chance de jouer un rôle dans une structure militaire unifiée, il pourrait donc être tenté d’utiliser une fois encore son appareil militaire depuis ses positions dans le centre du pays pour lancer une offensive en Tripolitaine visant à saisir des gages limités et s’imposer ainsi en « faiseur de roi ».

Les objectifs contradictoires des puissances étrangères

Les ambitions des pays étrangers peuvent se résumer ainsi : capitaliser sur les risques et les investissements consentis pour certains (Turquie, Russie, Émirats arabes unis), ou bien obtenir le départ des contingents turc et russe, stabiliser le pays et y développer un fructueux partenariat stratégique et économique pour d’autres (UE, États-Unis, pays arabes voisins).

La Turquie a été capable de réaliser une projection de puissance à grande échelle et d’inverser le cours de la guerre en payant ponctuellement le prix du sang dans les opérations militaires. Elle compte saisir nombre d’opportunités économiques, en premier lieu énergétiques (off-shore, notamment le bassin de Syrte) mais aussi liées à la reconstruction, et utiliser la Libye comme porte d’entrée vers l’immense marché africain dans lequel elle avance ses pions avec succès depuis le début des années 2000. À cet effet, elle prépare la construction d’un axe logistique moderne nord-sud reliant le Sahel à la Méditerranée. La tête-de-pont libyenne lui permet en outre de projeter son idéologie islamiste politique en direction de l’Afrique sahélienne.

L’Égypte a fait son deuil des capacités du maréchal Haftar. Elle recherche avant tout la stabilité d’un pays qui ne soit pas dirigé par les islamistes, la sécurité le long de sa frontière occidentale et souhaite que le marché libyen retrouve tous ses attraits pour une main-d’œuvre égyptienne en quête d’opportunités. Pragmatique, elle a renoué depuis plusieurs mois le dialogue avec les autorités tripolitaines et envisage la réouverture symbolique de son consulat à Tripoli.

Les États-Unis semblent abandonner le savant équilibre qui prévalait sous le mandat de l’administration Trump et font du départ des mercenaires russes du territoire libyen une priorité. Il s’agit pour eux de s’assurer que la route maritime Gibraltar-Suez ne saurait se trouver à la merci d’une quelconque base navale russe en Libye. En cas de reprise des hostilités, il n’est pas exclu que les forces de Tripoli (et donc la Turquie) bénéficient d’un soutien américain.

Les Émirats arabes unis, ayant énormément investi sur le maréchal Haftar et continué à violer l’embargo au cours de l’année 2020, pourraient inciter celui-ci à reprendre l’offensive pour obtenir un retour sur investissement plus massif et plus rapide qu’une éventuelle et douloureuse reconfiguration pragmatique au profit des autorités de Tripoli.

La Russie cherche à être incontournable dans le nouveau paysage libyen. La présence des mercenaires du groupe Wagner reste une carte maîtresse dans son jeu mais, même durant les affrontements inter-libyens de 2019-2020 dans lesquels elle était impliquée, elle a veillé à toujours maintenir un dialogue avec Tripoli[1]. La constitution d’une base navale à Tobrouk sur le modèle de celle de Tartous en Syrie relève pour l’heure d’un vœu pieu.

L’UE tantôt unie, tantôt divisée, recherche la stabilité dans son voisinage méridional : contrôle du flux migratoire, de la menace terroriste et opportunités économiques forment le triptyque de ses attentions. La Libye reste la priorité de l’Italie en matière de politique étrangère car Rome dispose de belles perspectives dans le pays, comme l’a encore souligné récemment le président du Conseil présidentiel provisoire Abdul Hamid Dbeibah.

Quels scenarii pour les mois qui viennent ?

Première option optimiste. Le pire n’étant jamais certain, l’hypothèse que le processus vertueux engagé depuis plusieurs mois se poursuive ne peut être exclue. Dans ce cadre, les élections auront bien lieu le 24 décembre 2021 et les résultats seront admis par tous. Le nouveau pouvoir achèvera l’unification des institutions, répartira harmonieusement les bénéfices de l’exercice du pouvoir entre les différentes régions, villes et communautés. La Libye se reconstruira en équilibrant ses relations extérieures, contrôlera ses frontières et traquera les trafiquants et les terroristes qui chercheraient refuge sur son sol. C’est sans doute le vœu de l’immense majorité des Libyens. Est-ce réalisable ? La réponse revient à chercher la ou les personnes capables d’unifier les Libyens. C’est là que les choses se compliquent car, dans le paysage politique actuel, une telle personnalité a du mal à émerger. La moins mal placée pourrait être Seif el Islam Kadhafi (fils de l’ancien dictateur) auquel la décennie d’instabilité ne peut être reprochée. Il faudrait néanmoins que celui-ci apparaisse publiquement et incarne le recours face à un nouveau chaos et à la désunion. S’il était dans l’impossibilité de se présenter aux élections (en raison d’un mandat d’arrêt de la CPI à son encontre), il pourrait adouber un candidat. Les Libyens n’ont pas tous une vision irénique de l’ère Kadhafi, mais une décennie de chaos a fait évoluer leur regard sur cette période et s’ils peuvent garder les bienfaits de la révolution de 2011 (accès à un certain mode de vie, possibilité de voyager…) et les concilier avec des aspects positifs caractéristiques de la période Kadhafi (sécurité intérieure, équilibre entre régions et villes), ils pourraient se tourner vers ce candidat.

Seconde hypothèse pessimiste. Malheureusement une reprise des hostilités ne peut être écartée, l’échec ou la lenteur du processus politique redonnant de la crédibilité à une nouvelle campagne militaire. Celle-ci résulterait de la frustration de certains de tout perdre, au premier chef le maréchal Haftar. Celui-ci doit faire face à plusieurs défis. Il est d’ores et déjà confronté au mécontentement de ses partisans salafistes madkhalistes, réfugiés en Cyrénaïque depuis leur expulsion de l’ouest de la Tripolitaine, en particulier des villes de Sorman, Sabratha et Tarhouna, lors de l’offensive du GEN dans cette région au printemps 2020. Ces combattants sont maintenant désireux de retourner dans leur région d’origine mais les accords tribaux qui le permettraient sont fermés aux combattants de cette obédience. Ces centaines de combattants souhaitent donc s’emparer de gages par la force pour négocier leur retour.

Cette hypothèse ferait dérailler le processus de dialogue engagé par la MANUL depuis des mois. Elle pourrait donner un prétexte à la Turquie pour chercher à s’emparer du croissant pétrolier dans le fond du golfe de Syrte. Elle amènerait vraisemblablement à une confrontation plus ou moins directe entre forces turques et mercenaires russes (comme en début d’année 2020). Elle pourrait fournir une opportunité à Seif el Islam d’apparaître publiquement comme l’ultime recours.

Troisième hypothèse, forcément médiane. Les autorités temporaires (Conseil présidentiel, gouvernement) exercent la façade du pouvoir mais leurs décisions se heurtent à plusieurs résistances. Le calendrier électoral prend du retard compte tenu des résistances locales incarnées par des personnalités politiques, tribales ou miliciennes. Les baronnies locales privilégient leurs intérêts personnels, locaux et communautaires et ne parviennent pas à les concilier avec les intérêts supérieurs du pays. La présence de combattants étrangers se prolonge à la demande des différents acteurs locaux et le pouvoir exécutif fait face à des poches de résistance et des phases d’instabilité. Les trafics se poursuivent en provenance principalement du Sahel et débouchent sur la Méditerranée en ayant alimenté sur la route de nombreux acteurs libyens. Les opportunités économiques existent mais restent compliquées, opaques et en deçà des espérances. Les règlements de compte se poursuivent et ne font pas l’objet de poursuites judiciaires. Somme toute, la vie reprend un cours « vivable en Libye » comme cela semble être le cas depuis 10 ans.


[1] Adlene Mohammedi, « La stratégie russe en Libye », FMES, 17 juillet 2020.

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