Article initialement publié pour la revue Servir de l’ENA
Résumé
La guerre d’Ukraine nous rappelle que nous pouvons être confrontés à une menace militaire très violente, sous le seuil de la dissuasion nucléaire. Elle pourrait cependant laisser croire que la conflictualité à venir sera surtout terrestre. Or il n’en n’est rien. Les océans sont le théâtre de nombreuses tensions susceptibles de dégénérer en conflits qui pourraient nous concerner directement, par leur impact sur le trafic maritime, parce que la France pourrait être impliquée au côté de ses alliés ou tout simplement parce que nous représentons une cible potentielle. Nous devons donc nous y préparer.
Le monde se tend. Cette réalité frappe les observateurs depuis plusieurs années et le grand public européen depuis l’invasion russe de l’Ukraine. La convergence économique de la planète initiée au XIXème siècle, qui s’était accélérée depuis les années 1980 avec la libéralisation initiée par le couple Thatcher-Reagan et avait été renforcée par l’essor de l’informatique et de l’Internet, n’a pas abouti à la convergence des modèles politiques et à la coopération internationale attendue. Au contraire, elle a nourri les ressentiments, les appétits de puissances et la rivalité géopolitique.
Ces tensions ont leurs conséquences naturelles en mer, qui reste un des lieux de confrontation privilégié entre Etats et qui devient désormais aussi un objet de leurs contestations. Loin du public et des médias, moins sujets aux frottements de l’action militaire sur terre et autorisant un meilleur contrôle de l’escalade, l’océan constitue en effet de tout temps le ring idéal pour que les Etats se portent des coups de façon à « vider leur querelle » et tenter d’assoir leur ascendant l’un sur l’autre. Il est également devenu, grâce aux progrès technologiques, un réservoir de plus en plus convoité de ressources diverses, dans un monde de huit milliards d’êtres humains à la recherche effrénée de matières premières et de nourriture.
La carte des « points chauds de l’espace maritime » recoupe donc celle des compétitions entre les puissances pour dominer les rivaux et accéder aux ressources. Les passer en revue, c’est identifier les champs de bataille maritimes potentiels qui pourraient pour beaucoup concerner la marine française.
Les trois zones de frottement des plaques tectoniques stratégiques sino-américaines.
Les principales régions de tension sur le globe sont liées à la compétition entre la Chine et les Etats-Unis qui structure désormais les relations internationales. Pékin souhaite capter le leadership mondial au cours de ce siècle et promouvoir son modèle et ses intérêts au détriment de Washington qui n’envisage pas de se laisser marginaliser. La France, puissance moyenne mais mondiale et alliée des Etats-Unis, sera inévitablement concernée.
La première zone de confrontation maritime se situe autour de Taiwan. La conquête de cette île est en effet une étape clé pour l’acquisition de la suprématie chinoise. Au-delà de l’aspect symbolique de l’annexion du dernier bastion nationaliste qui s’était opposé à la révolution communiste de Mao en 1949, l’ile est un verrou pour l’accès libre à l’océan mondial. Son contrôle permettrait à la Chine d’asseoir sa domination sur la mer de Chine et de garantir le déploiement de ses sous-marins stratégiques capables de faire peser dans le Pacifique la menace de frappes de représailles nucléaires inacceptables pour les Etats-Unis. C’est donc un enjeu majeur pour les deux puissances, ce qui explique le poids croissant que va prendre ce dossier dans les années qui viennent. La méthode chinoise est celle de l’étouffement progressif, en interdisant progressivement le libre accès à la mer de Chine du sud et en matérialisant la menace d’un blocus de l’île pour décourager les Taiwanais et leurs soutiens.
Face à cette stratégie les Etats-Unis pourraient être tentés de faire diversion pour éviter d’être confrontés au dilemme entre un renoncement ou une confrontation sanglante. Cette diversion pourrait s’exercer sur le poumon énergétique de la Chine, à l’ouvert du Golfe persique, dans le nord de l’océan Indien. C’est la deuxième zone de confrontation possible entre les deux puissances. Presque la moitié des hydrocarbures consommés par la Chine est issue de cette région qui est devenue la pompe à essence de l’atelier du monde. Bloquer ce flux vital permet d’ébranler considérablement une société chinoise fondée sur la promesse – fragile – d’une prospérité partagée. Une telle opération, insupportable pour Pékin, est relativement aisée à réaliser par les forces américaines très présentent dans la région, mais les forces chinoises, soutenues à partir du Pakistan, de Djibouti ou de l’Iran pourraient relever le défi d’une confrontation maritime. La position de l’Inde dans un tel conflit sera d’ailleurs déterminante. Une variante de ce scénario consiste en un embargo réalisé autour du détroit de Malacca. S’il serait techniquement plus simple, il poserait cependant la question de l’implication des pays riverains (en particulier Singapour et la Malaisie) et permettrait un renforcement plus facile des moyens chinois, réduisant l’avantage de la supériorité américaine dans le domaine de l’action océanique.
La troisième région de confrontation entre les deux rivaux implique la Russie, désormais partenaire stratégique de la Chine pour plusieurs décennies. Il s’agit de la compétition pour le contrôle de l’Arctique qui marque la frontière maritime entre les blocs nord-américain et eurasiatique et qui devient, grâce au réchauffement climatique, le chemin le plus court pour relier le Pacifique à l’Atlantique et une source potentielle de richesses sous-marines. Il est improbable que les Etats-Unis et la Russie tolèrent une prise de contrôle de cette région stratégique par l’adversaire. La Chine, moins exposée dans cette zone, pourrait tenter de faire monter la pression pour détourner son rival de la région indopacifique.
Le flanc sud de l’Europe : zone de rivalités des puissances régionales
Mais les tensions du monde ne se limitent pas à la confrontation entre la Chine et les Etats-Unis. Désormais éloignée des priorités de son protecteur américain, l’Europe est confrontée à l’antagonisme des puissances régionales qui l’entourent et qui sentent qu’une fenêtre d’opportunité se présente : l’Europe riche et affaiblie devient en effet une proie tentante. La France par sa géographie, son histoire, sa politique et sa société est en première ligne dans ce champ de forces.
La Guerre d’Ukraine illustre parfaitement cette nouvelle donne : La Russie pense pouvoir reconquérir une partie de son empire passé. Sur le flanc nord, la mer Baltique lui est désormais hostile avec l’intégration prévue de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. L’accès aux mers chaudes par le sud reste donc l’axe privilégié de sa stratégie d’action indirecte contre les Européens. Le contrôle de la mer Noire, l’accès facilité aux détroit turcs, les points d’appuis à Tartous et bientôt à Port Soudan, garantissent au Kremlin une sécurisation du transit vers l’océan global et la possibilité de faire peser une menace de revers sur ses adversaires européens. La mission est en passe d’être accomplie : La mer Noire est aujourd’hui une mer russe, la Méditerranée orientale est sous la menace des forces que Moscou déploie en Syrie et la mer Rouge pourrait assez facilement nous devenir hostile.
Autre puissance révisionniste, la Turquie partage cette analyse. L’affaiblissement occidental lui permet d’envisager d’accroitre son poids régional sur le périmètre de l’ancien Empire ottoman. Elle utilise avec savoir-faire tous les outils dont elle dispose : la diplomatie du grand écart entre les grandes puissances, la force face à ses adversaires (en Syrie, en Irak, au Karabakh, en Libye ou en Méditerranée), le soft power dans le monde musulman et le chantage migratoire vis-à-vis de l’Europe. S’il est peu probable qu’Ankara déclenche délibérément une confrontation, le risque existe d’une erreur d’appréciation qui dégénérerait en un combat limité mais destructeur. L’appropriation par un fait accompli d’espaces territoriaux ou maritimes en mer Egée ou à Chypre pourrait déclencher de telles hostilités auxquelles la France, liée par un accord de défense mutuelle à la Grèce, serait impliquée.
La Méditerranée occidentale pourrait également devenir le théâtre d’un conflit maritime. Le pouvoir algérien, confronté à la frustration croissante de sa jeune population prisonnière d’une société bloquée, pourrait être tenté par une fuite en avant qui viserait un de ses boucs émissaires favoris : le Maroc ou la France. Là encore, c’est surtout une erreur d’analyse misant sur la faiblesse morale de l’opposant qui pourrait être à l’origine des hostilités. Celles-ci mettraient en œuvre, notons-le, des capacités aéromaritimes de premier ordre à proximité de nos côtes.
La France archipélagique : cible potentielle des puissances révisionnistes
La France est confrontée à une vulnérabilité qui lui est propre en raison de sa singularité stratégique qui lui apporte à la fois des atouts exceptionnels mais également des risques particuliers : Elle est un pays du sud, présent sur tous les océans, ce qui lui offre une ouverture sans égal sur les nouveaux centres névralgiques du monde et des opportunités considérables en terme de ressources maritimes puisqu’elle dispose du deuxième espace maritime après les Etats-Unis. Mais ces « parties de France » éparpillées sur les océans sont particulièrement vulnérables face aux prédateurs. Des opérations militaires de pillage maritime, de déstabilisation ou même d’annexion, organisées par des pays voisins soutenus par des puissances révisionnistes, sont envisageables. Elles imposent une réflexion sur la protection et la défense de notre souveraineté outre-mer. Dans ce domaine Mayotte, les îles Eparses, la Réunion et la Nouvelle-Calédonie sont des cibles de choix.
La France est donc confrontée à un choix stratégique : elle peut renoncer à son identité de nation archipélagique comme l’y pousse de nombreux acteurs internationaux ou nationaux, sous les prétextes d’une décolonisation à achever ou d’un détachement à l’égard du Sud qui ne présente pas d’intérêt économique et menace notre confort et notre stabilité. Elle se concentrerait alors sur son européanité et rentrerait en quelque sorte dans le rang. Elle peut en revanche s’appuyer sur ce legs de l’histoire pour s’approprier les enjeux du Sud et entrer pleinement dans le 21ème siècle qui se décentre de l’Europe. Elle devra alors assumer cette spécificité et les responsabilités qui l’accompagnent sur les plans politique, économique, sociétal mais également en terme de défense. Car, soyons-en certains, dans ce domaine notre détermination sera testée.
Ainsi, la carte des espaces maritimes mondiaux se couvre de points chauds. Les tensions géopolitiques sont de retour et avec elles les risques de conflits et de combats naval. La France, plus que ses partenaires européens, est concernée par ce retour de la conflictualité en mer. Elle doit s’y préparer avec grande attention car, de même que la probabilité s’accroit, les risques induits sont plus forts que jamais : notre supériorité militaire conventionnelle n’est plus ce qu’elle était il y a quelques décennies. Nos adversaires potentiels sont plus nombreux et plus forts. Les points chauds de l’espaces maritimes pourraient devenir nos cimetières.