Perspectives Stratégiques 2024-2 : L’effondrement des certitudes (juillet-décembre)

L’année 2024 a vu les tensions s’accroître, donnant l’impression de se rapprocher
chaque jour un peu plus du moment où l’élastique va se rompre. Les ruptures s’enchainent et
l’ancien monde disparait peu à peu, emporté par un double mouvement que la FMES décrit
depuis plusieurs années : d’une part une fracturation globale qui sépare les points de vue,
les valeurs et les intérêts, des Etats comme des populations ; d’autre part une recomposition
géopolitique qui s’accélère sous l’effet de la polarisation provoquée par la remise en cause
du leadership occidental par les puissances eurasiatiques. Ce bouleversement se fait dans
une atmosphère rendue délétère par la menace et l’emploi désinhibés de la force militaire
et par la généralisation d’un ressentiment très fort, exacerbé par des réseaux sociaux et
des logiciels de plus en plus sophistiqués et incontrôlables.


Quatre évènements majeurs ont marqué ce semestre et illustrent par eux-mêmes la
violence qui s’installe, l’imprévisibilité des événements et leur interdépendance dans un
monde qui s’est paradoxalement rétréci alors qu’il est soumis à des forces centrifuges : le
rebond israélien, la chute brutale de Bachar El Assad, la stabilisation sanglante du front
Ukrainien et l’élection de Donald Trump.


Si l’armée israélienne avait démontré sa puissance lors de sa riposte au massacre perpétré
par le Hamas le 7 octobre 2023, la situation d’Israël à l’été 2024 n’était pas confortable et le
sentiment de sa vulnérabilité a prédominé jusqu’en septembre. Au sud, l’attaque du Hamas
avait montré que l’Etat hébreu n’était pas invulnérable ; au nord, le Hezbollah promettait
d’être un adversaire autrement plus coriace ; à l’est, un tabou avait sauté avec la première
frappe sur son sol de missiles balistiques iraniens en avril et à l’ouest, l’isolement de Tel
Aviv allait croissant, en particulier aux Etats-Unis qui lui apportent un soutien militaire
indispensable.


En six mois, la posture d’Israël s’est considérablement améliorée. L’Etat hébreu se retrouve
dans une position autrement plus confortable après une succession de réussites militaires
: la décapitation (septembre) des cadres du Hezbollah par une opération spectaculaire
de sabotage de bipeurs et de talkies-walkies ; l’élimination des chefs du Hamas et de la
milice chiite libanaise quelques semaines plus tard ; les frappes meurtrières sur les milices
pro-iraniennes au Liban comme en Syrie ; la riposte enfin de l’aviation israélienne, limitée
mais très efficace, après la frappe de missiles balistiques iraniens (octobre). En ce début
d’année 2025, la crédibilité militaire israélienne est restaurée et ses adversaires directs
considérablement affaiblis. Ces succès vont de plus provoquer un autre évènement majeur
qui va rebattre les cartes du Moyen-Orient.


La chute brutale de Bachar el-Assad en décembre et la victoire des rebelles islamistes
du Hayat Tahrir al-Cham (HTC) est en effet à la fois une conséquence et un amplificateur
de ce mouvement. Certes, la crise économique liée aux sanctions est probablement la
première cause de l’affaiblissement du régime syrien qui s’est progressivement transformé
en narco-Etat spoliateur de ses propres soutiens internes. Mais les coups portés par Israël
au Hezbollah et à l’Iran qui soutenaient militairement le régime ont porté le coup de grâce,
favorisé par l’excellente préparation des rebelles entrainés par l’armée turque. Face à cette
dégradation soudaine de la situation, la Russie a donné la priorité au front ukrainien et
abandonné son protégé, ce qui va probablement laisser des traces.


Ce coup de théâtre bouleverse en effet la hiérarchie géopolitique au Moyen-Orient comme
en Afrique. C’est un revers pour la Russie qui a dû prendre langue avec les rebelles qu’elle
combattait pour négocier le maintien de ses deux bases militaires sur le littoral syrien. C’est
un revers encore plus grave pour l’Iran qui vient de perdre coup sur coup ses deux alliés
historiques au Liban et en Syrie, de même que son accès à la Méditerranée et à Israël. Le
troisième partenaire du processus d’Astana, la Turquie, est la grande gagnante et peut
espérer étendre sa bande frontalière tampon au nord de la Syrie, éliminer toute résistance
kurde et renvoyer de nombreux réfugiés syriens sur place. Ce bouleversement est plutôt
une bonne nouvelle pour Israël qui pourra pendant un temps dominer militairement ses
voisins du Nord. Il reste que l’hypothèse de l’installation à sa frontière d’un califat sunnite
radical et hostile à Israël comme aux Européens, accédant à la Méditerranée et pouvant
s’étendre à la Jordanie, l’Irak et au Liban, est préoccupante pour tous.

Le front Ukrainien a compté, on l’a vu, dans l’effondrement du régime syrien. Vladimir Poutine a «mis
le paquet» ce semestre en Ukraine pour contrer l’offensive ukrainienne vers Koursk et continuer à
grignoter la ligne de front. Le renfort de 10 000 soldats nord-coréens illustre à la fois la difficulté du
Kremlin en termes de recrutement, la volonté pugnace de Poutine et la solidarité eurasiatique qui
s’installe progressivement à l’occasion de cette guerre ; Pyongyang rejoint ainsi Téhéran et Pékin
dans le soutien concret à Moscou dans ce conflit, structurant un peu plus un bloc géopolitique
autocratique opposé à l’Occident. Ce conflit, existentiel pour les Ukrainiens, est devenu majeur pour
Poutine car son issue déterminera le positionnement russe dans le concert des puissances qui se
met progressivement en place.


Pour compenser une avance trop lente en Ukraine, Moscou joue à fond la carte indirecte destinée
à affaiblir le camp européen. Dans son étranger proche d’abord, en Moldavie, en Roumanie et en
Géorgie, elle perturbe les processus électoraux pour éloigner ces pays de son adversaire. En Afrique
ensuite, où les milices aux ordres du Kremlin renforcent leur position au sud de la Méditerranée, en
Libye, au Soudan, au Mali, au Niger et désormais au Tchad. En Europe de l’ouest enfin, où les tentatives
de déstabilisation russes sur les réseaux sociaux sont de plus en plus fréquentes. La pression monte
donc en attendant le game changer : la prise de fonction de Donald Trump le 20 janvier 2025.
Car la victoire du candidat républicain le 5 novembre, associé au disruptif milliardaire Elon Musk, est
probablement l’évènement le plus déterminant de ce semestre par les conséquences multiples qu’elle
a déjà entraînées et qu’elle promet. Son pacifisme, son transactionnalisme, son unilatéralisme, son
obsession pour la Chine et son absence totale de références idéologiques, historiques ou morales
laissent la place pour des changements de cap radicaux et inattendus. Si on peut s’attendre à un
allègement du dispositif militaire américain dans la région, le caractère imprévisible du futur président
et la conscience que ce dernier mandat sera déterminant pour l’image qu’il laissera dans l’Histoire
laissent ouverte l’hypothèse de retournements de situation totalement imprévus. En tout état de
cause, seul l’intérêt des Etats-Unis comptera, les alliés comme les adversaires seront jugés et traités
à cette aune. Les Européens doivent s’y préparer.


Ailleurs c’est « l’accroissement normal du chaos » qui est à l’œuvre. Le désintérêt qui a entouré la 79e
Assemblée Générale des Nations Unies à l’auditoire très clairsemé, a illustré la perte de prestige et
d’autorité de l’ONU. Curieusement, son secrétaire général Antonio Gutterrez a renforcé un organisme
concurrent en participant au sommet des BRICS+ en octobre à Kazan à l’invitation de Vladimir Poutine
pourtant poursuivi par la cour pénale internationale. Le trucage, dans un désintérêt général, des
élections présidentielles en Algérie et en Tunisie (Septembre-Octobre) confirme que l’époque des
espoirs démocratiques est révolue. Dans l’indifférence générale, la guerre faire rage au Soudan et
l’insécurité et les massacres s’accumulent au Niger, au Mali comme dans la région des Grands lacs.
Il n’y a aucune raison pour que la montée des tensions entre populations et entre Etats ne se renforce
pas en 2025. Les Européens qui sont positionnés à proximité de ces foyers sont déjà concernés,
même s’ils n’en ont pas tous conscience. Ils devraient se préparer à affronter des antagonismes de
toute nature (économiques, informationnels, politiques, sécuritaires et militaires) et venus de toute
part (de l’Est, du Sud et même de l’Ouest) qui sont déjà sensibles et qui vont s’accentuer. Une chose
paraît sure : le parapluie américain risque de couter de plus en plus cher et d’être de moins en moins
étanche pour nous protéger de l’orage d’acier qui approche.


Face au basculement qui s’accélère et aux anciennes certitudes qui s’effondrent nous devons, comme
l’avait identifié il y a 80 ans March Bloch : bientôt panthéonisé, ne pas perdre la bataille intellectuelle
de la compréhension du monde qui advient et des guerres qui se profilent. C’est ce combat auquel
la FMES est fière de participer.


L’élastique de l’Histoire se tend et peut se rompre à tout instant. L’Europe et la France doivent être
prêtes à faire face à la rupture, pour ne pas connaitre une nouvelle « étrange défaite ».

La version complète des Perspectives Stratégiques est téléchargeable.

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