Préface : L’Europe et son sud : l’orage approche
La réorganisation du Monde poursuit son cours et le premier semestre 2023 a permis d’observer la mise en place progressive du nouvel ordre international qui se dessine, y compris dans notre zone d’intérêt.
Ce début d’année a ainsi confirmé la polarisation du monde, structurée par la compétition entre la Chine et les États-Unis pour la position de première puissance mondiale qui permettra à son détenteur d’imposer ses normes, d’influencer les décisions globales et de conforter ses intérêts.
La Chine s’affirme à mesure qu’elle a le sentiment de se rapprocher de cet objectif et sa diplomatie se fait de plus en plus agressive. Sa stratégie s’oriente vers deux directions : agréger autour d’elle le Sud et renforcer son rapport de force face à l’Ouest. Face au Sud dont elle revendique le leadership, elle sait être subtile et profiter des opportunités. La façon dont la Chine a récupéré les discussions menées de longue date entre l’Iran et l’Arabie Saoudite pour superviser leur conclusion et chapeauter leur signature en mars dernier l’illustre à merveille. Sa force de frappe vers les pays en développement s’appuie sur sa capacité à vendre des produits de bonne qualité à faible coût et à prêter sans limite grâce au surplus commercial qu’elle génère grâce aux occidentaux. Face à l’Amérique, la Chine est désormais sans fard et n’hésite pas à durcir le ton pour l’impressionner et la faire reculer sur l’emploi de son arme la plus efficace : les restrictions d’exportation des technologies et en particulier des semi-conducteurs.
Car les Américains ont bien compris que le découplage commercial entre les deux puissances qu’ils souhaitent mettre en place prendra du temps et qu’un embargo sur la technologie occidentale affaiblira la dynamique de domination chinoise, économique et militaire. L’Europe fait l’objet, quant à elle, d’une alternance de signes de bienveillance et de menaces à peine voilées destinés à lui faire choisir le bon camp.
Ce combat de Titans qui marque la fin de la dynamique d’occidentalisation du Monde initiée il y a deux siècles, ouvre des espaces de manœuvre pour les autres États, petits ou grands, qui ont des ambitions internationales : c’est le retour de la géopolitique.
Si la guerre en Ukraine entraine mécaniquement un alignement fort des Européens sur les États-Unis, principaux remparts face à la menace russe, tel n’est pas le cas des puissances du Sud qui plébiscitent la diplomatie à la carte, théorisée par le ministre indien des affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar sous le concept de multi-alignement. La désoccidentalisation en marche offre aux pays du Sud les opportunités de choisir les orientations politiques, économiques ou sécuritaires qui leurs semblent les plus adaptées. Cette généralisation des politiques à la carte est un défi pour les occidentaux, en particulier pour les Européens qui avaient pris l’habitude de régenter le monde en s’appuyant sur un magistère moral désormais inopérant. Nous devons réapprendre à dialoguer et négocier avec des États – et des sociétés – qui s’identifient désormais comme différents, sans que cette différence impose d’ailleurs un antagonisme que nos compétiteurs les plus virulents (Russie, Chine, Turquie) tentent de susciter.
Notre capacité à proposer un nouveau mode d’interaction, plus attractif, avec « le Sud Global » sera déterminante pour éviter de le voir se précipiter dans l’alternative que représente la Chine. Le succès des initiatives comme l’Organisation de coopération de Shanghai (l’Iran est devenue membre en juillet) ou les BRICS (l’Algérie, l’Argentine et l’Iran ont postulé, l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Égypte et l’Afghanistan ont déclaré leur intérêt) montre que la compétition sera rude.
Cette évolution est particulièrement sensible dans le voisinage sud de l’Europe. L’invasion russe de l’Ukraine n’a fait qu’ajouter de la tension à une région frappée structurellement par les tensions internes, les rivalités géopolitiques et le ressentiment à l’égard de l’Europe.
Sur ce dernier sujet ce semestre a été particulièrement révélateur : la demande de départ des forces militaires françaises du Burkina Faso, le diktat azerbaidjanais forçant le gouvernement arménien à négocier avec son adversaire faute de soutien européen, l’accord irano-saoudien sous l’égide chinoise, l’invitation de Bachar El Assad au sommet de la Ligue arabe à Djeddah, la nette victoire de Recep Tayyip Erdogan sur un programme islamo-nationaliste, le retrait des forces émiriennes de la force maritime pilotée par les États-Unis dans le golfe persique, la posture anti-française adoptée par le président algérien Abdelmadjid Tebboune ou le discours anti-occidental de son homologue tunisien Kaïs Saïed ont été les illustrations de l’indifférence, voire de l’hostilité de la rive sud à l’égard des positions occidentales et européennes.
Notre voisinage est donc en ce milieu d’année 2023 plus tendu et plus anti-occidental qu’en janvier. Il est cependant, paradoxalement, moins instable et d’une certaine façon plus prévisible. L’influence chinoise d’une part, qui recherche la stabilité nécessaire à ses objectifs économiques et énergétiques, le statu quo des combats en Ukraine de l’autre, qui rappelle l’incertitude de la guerre et de son déroulement, sont des facteurs dissuasifs pour les chefs d’États tentés par une aventure militaire.
Les planificateurs en Algérie vis-à-vis du Maroc, en Turquie vis-à-vis de la Grèce ou en Israël vis-à-vis de l’Iran ont certainement réévalué leurs options. Cette atmosphère de prudence est cependant fragile. Une rupture dans les équilibres stratégiques pourrait changer les perceptions et favoriser les fuites en avant.
Un recul brutal des forces ukrainiennes, un changement de stratégie aux États-Unis, une guerre à Taiwan ou une déstabilisation sociétale dans un pays européen ou en Israël par exemple, pourraient donner des arguments favorables aux initiatives agressives.
L’Europe et la France ne peuvent pas ignorer ces bouleversements qui structurent progressivement la scène internationale et notre environnement direct, désormais fortement désoccidentalisé.
Nous devons réfléchir d’urgence à une nouvelle forme de relation avec notre Sud : plus équilibrée elle devra mieux respecter les spécificités culturelles, sociétales et politiques de nos partenaires, plus lucide elle devra relever le gant des rapports de force et défendre plus clairement nos intérêts, plus efficace elle devra privilégier l’amélioration des conditions de vie des populations, plus généreuse enfin elle devra s’attacher à réduire le décalage de niveau de vie entre les deux mondes qui s’éloignent et sont pourtant géographiquement si proches.
Une réflexion doit être menée pour identifier des propositions concrètes et la FMES entend y participer. La deuxième édition des Rencontres stratégiques de la Méditerranée organisée à Toulon les 9 et 10 novembre prochains sera une excellente occasion d’avancer dans ce débat. Vous y êtes les bienvenus.
Par Pascal Ausseur, directeur général de l’institut FMES