Le jeune câblier (le Sophie Germain d’Orange Marine) et la vieille dame (la Convention de Paris de 1884)

Le 22 septembre prochain Orange Marine inaugurera à la Seyne sur Mer son nouveau navire câblier, le Sophie Germain, qui confirmera la place majeure de la France dans le domaine stratégique de la pose et de l’entretien des câbles sous-marins.

Cet évènement majeur remet en avant un des atouts de la France dans la nouvelle économie numérique mondiale. En effet, grâce à la flotte câblière d’Orange Marine – 15% de la flotte mondiale – la France dispose d’un opérateur majeur et stratégique qui a déjà contribué au développement du réseau mondial en installant plus de 240.000 kilomètres de câbles sous-marins en fibre optique. Ces quinze dernières années, les navires d’Orange marine ont réalisé près de 600 réparations sur des liaisons sous-marines, dont certaines à 6.000 mètres de profondeur. L’importance de cette flotte stratégique devrait être rappelée par le prochain rapport du député du Var, M. Yannick Chenevard, à l’occasion de la mission de réévaluation du dispositif de flotte stratégique qui lui a été confiée par la Première ministre et par le Secrétaire d’État chargé de la mer.

Il n’est plus nécessaire de rappeler l’enjeu stratégique de ce maillage sous-marin de câbles qui permet de relier tous les États de notre planète. Avec, désormais, 98% des flux des données numériques mondiales transitant par le fond des mers, la dépendance de notre monde à ce réseau sous-marin est presque totale. Or, souvent, nous n’avons pas conscience qu’un simple mail échangé entre deux personnes distantes de seulement quelques mètres parcourra, au minimum, 15 000 km avant de parvenir à son destinataire…

La sensibilité de ce réseau représente désormais un enjeu stratégique pour les États. Le récent conflit entre la Russie et l’Ukraine a relancé l’intérêt de la communauté internationale pour la protection des câbles sous-marins. En effet, parmi les scénarios de la guerre moderne, une action militaire ou terroriste sur des réseaux de câbles n’est pas à exclure, compte tenu de l’efficacité d’un tel mode d’action et de son cout économiquement insupportable en particulier pour les pays dépendants des flux maritimes.

C’est pour prendre en compte ce type de menace que le ministère des armées s’est doté (février 2022) d’une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins. Elle fait l’inventaire des menaces mais aussi des équipements et des technologies dont nous devrions disposer pour nous garantir la maitrise de cette nouvelle dimension stratégique vitale pour notre pays.

Néanmoins, avec une dissémination considérable de ces câbles sur toutes les étendues marines, la prévention d’une opération militaire ou terroriste demeure une gageure. C’est pour cette raison que la véritable résilience des Nations réside dans la redondance des câbles. Plus un pays est raccordé à un nombre important de câbles avec des atterrages différents, plus le risque de rupture totale des liaisons est amoindri.

En réalité, ce que l’on sait moins, c’est que les coupures accidentelles de câbles sous-marins sont assez fréquentes et sont liées, soit à des activités humaines, soit à des phénomènes naturels ou biologiques. Dans un contexte d’ultra-dépendance aux liaisons numérique, la réparation rapide du câble sectionné prend une sensibilité considérable. C’est ce constat que fait Guillaume Pitron dans son ouvrage « L’enfer numérique », en rappelant que “si des navires câbliers ne passaient pas leur temps à les réparer, l’Internet mondial serait coupé en quelques mois à peine”.

En effet, c’est à la cinquantaine de navires câbliers répartis sur tous les océans que l’on doit notre « continuité de service ». Ces flottes agissent dans le cadre de contrats de maintenance dans des zones maritimes prédéfinies. Ainsi, la Méditerranée relève de la zone MECMA (Mediterranean Cable Maintenance Agreement) qui couvre aussi la mer Rouge (71 000 km de câbles sous-marins).

Dans chacune de ces zones de l’océan mondial, les propriétaires de câbles font appel, dans le cadre d’un contrat de maintenance, à l’opérateur retenu (Orange Marine en Méditerranée) pour demander une intervention en cas de défaillance d’un câble. Cet opérateur a, alors, pour obligation d’intervenir dans les plus brefs délais. La charge financière de cette permanence de moyens est financée par les propriétaires de câbles de la zone, regroupés dans un consortium.

Ces accords de zone fonctionnent bien sous l’angle technique. La mobilisation des moyens est rapide, dans des délais inférieurs à 24 heures. Mais, la vraie difficulté vient du fait que les opérateurs se heurtent de plus en plus à des difficultés d’intervention liées aux nouvelles exigences de certains États côtiers…. En effet, après avoir fait une déclaration d’intervention dans l’espace maritime sous juridiction d’un État côtier, l’opérateur peut se voir imposer des délais ou des conditions abusives à l’intervention ou se trouver dans une situation d’insécurité en l’absence de toute réponse.

Parfois, les conditions émises par un État côtier sont exorbitantes du droit international qui repose sur le principe de liberté de pose et de réparation des câbles sous-marins en haute-mer, dont fait partie la zone économique exclusive. 

Cette situation est assez représentative de l’interprétation de plus en plus « extensive » du droit international de la mer et de la difficulté croissante de la communauté internationale à faire appliquer les Traités. Si ces restrictions mises en place par les États côtiers peuvent s’expliquer par la menace croissante que représentent les technologies d’espionnage ou de sabotage sous la mer, elles participent de ce mouvement de « territorialisation » de l’espace maritime qui constitue une vraie menace pour la liberté de la mer sur laquelle repose de nombreuses activités maritimes.

Le paradoxe est que, alors que l’enjeu des câbles sous-marins n’a fait que croitre, les conditions d’intervention des navires câbliers pour effectuer des réparations se compliquent.

Cette situation n’est bien sûr pas compatible avec l’extraordinaire sensibilité de ces infrastructures sous-marines pour les États. Comme le souligne de nombreux juristes, il serait peut-être temps de réaffirmer le principe de liberté de pose et d’entretien des câbles sous-marin dans un cadre rénové. Ce droit qui repose sur une Convection internationale ancienne, celle de Paris de 1884, mériterait d’être actualisé et réaffirmé au regard de l’évolution du statut juridique des espaces maritimes et des nouvelles technologies. On ne peut qu’appeler de ses vœux un nouvel Accord international qui viendrait renforcer la Convention de Paris à l’instar du nouveau traité de protection des ressources marines et de la biodiversité de l’Océan mondial (BBNJ) signé en juin 2023 qui est venu utilement compléter la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982.

En attendant, que faire ?

Un des facteurs de difficulté réside dans l’absence d’une Autorité de régulation internationale du réseau mondial de câbles sous-marins. En effet, comme le souligne Camille Morel « si une autorité de régulation existe au niveau français avec l’Autorité de régulation des communications électroniques et postales (ARCEP) et au niveau européen avec l’organe de régulation européen des communication électronique (ORECE) », il n’existe aucun équivalent au niveau international. Or, les interprétations de plus en plus extensives des États côtiers sur les conditions de pose ou d’entretien des câbles peuvent s’expliquer par l’absence d’une Autorité internationale des câbles sous-marins qui serait en mesure de soutenir les Etats et les opérateurs mais aussi de réguler cette activité stratégique.

En attendant, l’instauration d’une telle autorité internationale, la France pourrait prendre l’initiative d’une conférence méditerranéenne sur les câbles sous-marin. Cette initiative pourrait déboucher ensuite, à minima, sur l’établissement d’un mémorandum d’entente (Memorandum of Understanding – MoU) entre les États riverains de la Méditerranée qui pourrait prévoir, à minima :

  • le point de contact dans chaque État côtier ;
  • une procédure opérationnelle unique et commune à tous les États méditerranéens ;
  • les prescriptions propres à chaque État, dans le respect des règles du droit international, notamment pour les interventions dans les espaces maritimes relevant de leur souveraineté.

L’intérêt d’utiliser le support du MoU serait de ne pas rentrer dans des négociations trop complexes et éventuellement déstabilisatrices dans le contexte international actuel. S’il n’a pas de valeur juridique engageante, le MoU aurait pour intérêt de définir des règles d’interventions communes et détaillées (réalisation d’une procédure opérationnelle). Mais rien n’interdit d’être plus ambitieux avec un Accord régional plus contraignant s’il y a une réelle volonté de tous les États méditerranéens d’avancer sur ce sujet. Cela pourrait être devenir le cas un jour avec une rupture grave et durable des communications pour des États riverains…

Ce projet pourrait être porté soit par la France dans le cadre d’une initiative régionale, soit par une organisation régionale comme l’Union pour la Méditerranée, soit par une organisation internationale comme le Comité international de protection des câbles.

Dans tous les cas, il y a sans doute urgence à agir. En effet, les études conduites actuellement par la FMES montre l’avancée rapide du phénomène de territorialisation des espaces maritimes par certains États, qui n’hésitent plus à remettre en cause des pans complets du principe fondateur de liberté des mers. Plus nous agiront tôt, plus la pente sera facile à remonter…

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