LA FRONTIÈRE EUROPÉENNE MÉRIDIONALE : DIALOGUE AVEC PASCAL AUSSEUR, PASCAL ORCIER ET CATHERINE WIHTOL DE WENDEN

Article publié sur le site du Cercle Agénor le 23 mai 2023.

Propos recueillis le 30 juin 2022, dans le cadre du cycle de réflexion du Cercle Agénor sur la géo-politique des frontières européennes, et reproduits dans le numéro de mai 2023 de la revue du Cercle.

S’il est un lieu où la frontière de l’Europe semble aujourd’hui évidente c’est bien en Méditerranée. Frontière physique, entre ses deux rives, la Méditerranée est une fin clairement délimitée pour l’Europe, géographique comme politique. Mais elle est aussi une unité, un lieu d’intenses passages et brassages, « des civilisations entassées les unes sur les autres » disait Fernand Braudel. Elle est un lieu-miroir, où les héritiers de ces brillantes civilisations se regardent, désormais le plus souvent en chiens de faïence. Pour prendre la mesure des évènements et des mutations qui affectent cet espace, nous avons sollicité trois fins connaisseurs, dont les perspectives respectives offrent un précieux éclairage. Crise migratoire, divergence culturelle, économique et politique, poids des mémoires et des ressentiments, etc. : le tableau est assez noir et l’Union européenne en prend pour son grade. Le débat fait rage et des pistes de solutions s’esquissent. Considérons-les !

Pierre-André Hervé (PAH) : La Méditerranée est-elle une frontière ? La notion de frontière est-elle utile pour penser cette région en termes géopolitiques et politiques ?

Catherine Wihtol de Wenden (CWW) : En ce qui concerne les migrations, la Méditerranée est bien une frontière, entre le nord et le sud de cette mer. Elle est à la fois un espace qui sépare et un lieu d’échanges, très traversé. Elle est d’abord une frontière institutionnelle, avec une politique européenne des visas lourdement vécue et tout un arsenal de contrôle de la frontière (Frontex, Système d’informations Schengen, accords de Dublin, etc.) qui n’a d’égal que la frontière entre les USA et le Mexique. Lieu de passage contrarié, elle connait une grande mortalité (environ 50 000 morts depuis les années 1990). C’est aussi une frontière démographique : compte tenu du vieillissement de la population en Europe, le seul facteur de croissance y est l’immigration, tandis que le Sud vit sa transition démographique. C’est aussi une frontière économique et politique : il y a peu de démocraties au Sud.

Il y a donc une opposition Nord-Sud, mais il y a aussi des convergences, en partie liées d’ailleurs à cette fermeture car les trafics de passage sont d’autant plus importants que l’entrée est difficile, notamment depuis la mise en place de la politique européenne des visas en 1986. Il y a une ancienneté des liens de travail entre le Maghreb et l’Europe. Il y a des liens transnationaux, familiaux, économiques, culturels (langues, radios, télévision). La rive nord fait rêver celle du Sud, en particulier sa population jeune, sans emploi ou qui aspire à un avenir meilleur. Je précise que pour partir il faut des ressources, non seulement économiques mais relationnelles, de réseaux. Sans réseau, pas de migration, en général. La Méditerranée est un des premiers points de passage des migrations dans le monde. On a fermé cette frontière méditerranéenne quand on a ouvert les frontières orientales de l’Europe, ce qui a été très mal perçu par les habitants de la rive sud de la Méditerranée. Ces populations sont mal outillées pour dialoguer avec l’Europe, car d’un côté on a une UE très militarisée et répressive donc dissuasive à l’égard des flux migratoires irréguliers et de l’autre la moribonde Union du Maghreb arabe, réunissant les 5 pays du Maghreb, qui a échoué car ses membres sont en conflit entre eux et dans une sorte de concurrence d’image bilatérale avec les Etats européens. En conséquence, ils ne font pas front commun dans des négociations qui pourraient être plus efficaces vis-à-vis de l’Europe. Il y a essentiellement des accords bilatéraux (commerciaux, militaires, etc.) entre les pays de la rive sud et ceux de la rive nord de la Méditerranée. Côté européen, l’Union pour la Méditerranée est quasiment morte, c’était une tentative visant à compenser l’ouverture à l’Est de l’Europe qui a fait suite aux accords de Barcelone de 1995.

L’essentiel de l’activité géopolitique en Méditerranée est tout un maillage d’accords (environ 500) sur le contrôle des frontières, demandant l’externalisation du contrôle des frontières de l’Europe plus loin par les pays de la rive sud. C’est un « containment » qui vise à empêcher les gens de partir. Son efficacité est très limitée, les politiques de retour ont 30 ans d’échec derrière elles. Ce n’est pas forcément dans cette voie qu’il faut continuer d’aller. Ce que demandent les pays de la rive sud c’est de pouvoir circuler, ouvrir des voies légales de passage, ce qu’on avait en Europe avant 1974, quand on a fermé l’immigration de travail salarié. Les gens allaient et venaient. L’ouverture à l’Est nous a montré que plus on ouvre les frontières plus les gens circulent et moins ils s’installent. Aujourd’hui, on paye les conséquences de cette fermeture : ceux qui arrivent à passer, à leurs risques et périls, même s’ils sont en situation irrégulière ne repartent pas car ils essayent de consolider, dans la précarité, leur situation. Plus on ferme plus les gens s’installent, plus on ouvre plus ils circulent. On a une sorte de blocage de la mobilité autour de la Méditerranée qui est liée à cette frontière institutionnelle accentuée depuis l’institution des visas et que s’est imposée l’idée que les frontières extérieures de l’UE se situaient notamment en Méditerranée et qu’il fallait les consolider. On est perdants économiquement comme humainement, compte tenu des scènes dramatiques de passage des frontières. L’Europe manque d’imagination dans son entêtement à vouloir regarder la Méditerranée uniquement comme une frontière militarisée.

Pascal Ausseur (PA) : La rive sud de la Méditerranée est un sujet qui, pour le dire trivialement, empoisonne tout le monde. Les politiques ont beaucoup de mal à s’en emparer craignant qu’on en revienne toujours aux mêmes sujets sensibles de migrations, de terrorisme ou de colonialisme. Politiquement, il n’y a rien à gagner à s’occuper des relations entre les deux rives ce qui explique que ces problèmes, faute d’être traités, ont empiré. Contrairement aux attentes, matérialisées par le processus de Barcelone en 1995 qui visait à faire converger les deux rives par l’accroissement des échanges économiques, les deux rives ont divergé. Il n’y a eu ni convergence économique (la zone de libre-échange prévue pour 2010 n’a par exemple pas vu le jour), ni politique, ni sociale, ni culturelle, mais au contraire des divergences accrues. Un des points qui me semble préoccupant est la différence croissante en termes de représentations culturelles et intellectuelles entre les deux rives. Les référents en termes de valeurs, d’organisation de la société, de rapport au religieux, ou de mémoire coloniale sont de plus en plus éloignés. Cette différence participe d’une incompréhension et d’un ressentiment qui s’accroissent. L’Europe ne fascine plus, son modèle est beaucoup moins attractif qu’au sortir de la Guerre froide, il suscite même un rejet croissant qui n’est pas seulement lié à la lenteur du processus de rapprochement mais également à l’émergence de modèles alternatifs, voire antagonistes vis-à-vis du modèle européen : la Chine, la Turquie, la Russie, l’islam politique.

Une fois ce constat posé, que faire ? Le préalable à la résolution des problèmes de l’espace méditerranéen me semble être le développement économique de la rive sud. Compte tenu des très mauvaises conditions de vie de ce côté-là, rien ne peut retenir les migrants (également issus d’Afrique sub-saharienne) désirant rejoindre l’Europe, pas même le risque de mort. Il n’y a pas, à mon sens, d’alternative à un transfert massif de richesses. Les pays de l’Union européenne, collectivement ou individuellement, transfèrent environ 5 milliards d’euros par an vers les rives est et sud de la Méditerranée (dont environ 1 milliard à destination de la Turquie dans le cadre du « deal migratoire »), un chiffre qui peut sembler important mais qui est en réalité dérisoire au regard des enjeux. Les recettes du passé, du libéralisme économique à la convergence culturelle sur le modèle du melting-pot, paraissent en tout cas inopérantes.

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