Le 10 mars 2023 marquera une rupture dans la géopolitique du Moyen-Orient : la signature sous l’égide de la Chine d’un accord de normalisation entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, deux puissances régionales antagonistes en choc frontal depuis une décennie. C’est le sujet de notre article du mois. Depuis dix-huit mois, nous alertons nos lecteurs sur l’attraction que la Chine exerce sur les Etats du Moyen-Orient, au point que les Etats-Unis considèrent cette évolution comme le défi majeur auquel ils font face dans la région, plus important encore que le dossier nucléaire iranien. Certes, il ne s’agit pas d’un revirement complet des pétromonarchies du Golfe, mais cet évènement illustre leur choix de s’autonomiser par rapport à Washington en misant sur plusieurs parrains à la fois.
Ce coup diplomatique de Pékin montre en tout cas que la Chine est désormais perçue comme une puissance stabilisatrice et d’équilibre dans la région, ce qui n’est plus le cas des Etats-Unis. Nul doute que d’autres chefs d’état du Moyen-Orient se rendront prochainement à Pékin, notamment en cette période de Ramadan propice aux annonces médiatiques. La Chine pose ainsi ses pions sur le plateau mondial de jeu de Go qui l’oppose aux Etats-Unis. L’Institut FMES a pu s’en rendre compte lors d’une mission passionnante à Djibouti au cours de laquelle nous avons constaté l’ampleur des investissements chinois autour du détroit stratégique de Bab el-Mandeb, incluant un projet de base spatiale/balistique sur le site d’Obok.
La normalisation des relations diplomatiques et commerciales entre Téhéran et Riyad est malgré tout une bonne nouvelle pour les Européens puisqu’elle pourrait concourir à stabiliser le Liban, la Syrie, l’Irak et le Yémen tout en apaisant les tensions dans le Golfe Persique, sécurisant par là-même les flux d’hydrocarbures en direction de l’Europe et de l’Asie. Le message subliminal de Pékin à Bruxelles paraît clair : c’est avec nous qu’il faut s’entendre pour stabiliser le Moyen-Orient.
Les deux grands perdants sont indubitablement les Etats-Unis – qui oscillent entre déni et absence de stratégie régionale (même s’ils viennent de riposter en Syrie à des frappes visant des contractors américains) – et Israël qui voit l’Iran échapper à son isolement et qui s’enfonce chaque semaine davantage dans une crise intérieure d’une gravité sans précédent depuis son indépendance, il y a 75 ans. Car à la menace d’un soulèvement des populations palestiniennes appuyées par certains Arabes israéliens s’ajoute le risque – décrit comme tel par les médias et responsables politiques israéliens – de « guerre civile au sein de la population juive ». En cherchant à réduire drastiquement les pouvoirs de la Cour suprême qui fait office de garant démocratique et d’arbitre du jeu institutionnel en l’absence de toute constitution, Benjamin Netanyahou joue à l’apprenti-sorcier. Outre qu’il a mis une partie de sa population dans la rue, il a provoqué une rafale de démissions et le tollé des élites sécuritaires (notamment du Mossad) soutenues par de nombreux réservistes qui refusent de servir et invitent le Premier ministre israélien à stopper la réforme en cours. Ce dernier a riposté en limogeant Yoav Gallant, son ministre de la Défense ancien général de division de l’armée de terre.
Pendant ce temps, la guerre russo-ukrainienne s’enlise un peu plus dans le secteur de Bakhmout, l’emprise chinoise sur la Russie s’accroît, l’Iran s’approche toujours davantage du seuil nucléaire, R.T. Erdogan prépare sa possible réélection en Turquie en mai prochain, tandis que le Maghreb et les Européens se divisent un peu plus autour d’une ligne de fracture séparant le Maroc d’un côté de l’Algérie et de la Tunisie de l’autre. Cette dernière, sans espoir politique, s’enfonce un peu plus dans le marasme économique et social. Il n’est pas sûr que les Français, actuellement obnubilés par un agenda social d’une autre nature, réalisent les tensions qui les assiègent ; ils devraient pourtant, car ils en subiront les conséquences, y compris en termes de politique intérieure.
L’équipe de direction de l’Institut