« Russie-Turquie, un défi à l’Occident », sous la direction d’Isabelle Facon, Passés Composés, Paris, 2022, 219p., 18€.
Cet ouvrage collectif, composé de onze chapitres chacun rédigé par un contributeur différent, décrypte la relation russo-turque dans divers domaines ainsi que leurs rivalités sur des zones géographiques distinctes. Malgré des conflits armés fréquents qui ont opposé les deux Etats au fil des siècles, des points de convergences les ont amenés à reconsidérer leurs différends historiques et à opérer un rapprochement progressif. Même si la Turquie est un membre de l’OTAN, la chute de l’URSS a redistribué les cartes et le rôle turc de « zone tampon » entre l’Occident, l’Orient et la zone d’influence russe a été remise en question.
Cinq chapitres sont consacrés aux zones géographiques sur lesquelles la Turquie et la Russie tentent d’étendre leur influence tout en défendant leurs propres intérêts. Malgré des agendas concurrents en Syrie, la communication constante entre R.T. Erdogan et V. Poutine leur a permis de trouver un terrain d’entente. Néanmoins, en Lybie, « l’engagement mutuel turco-russe a été limité, tant par sa portée que par sa durée », car chacun des deux Etats cherche indépendamment à renforcer son influence dans la région. Les enjeux en Mer Noire, en Asie Centrale et au Caucase du Sud sont également développés dans le détail, tout particulièrement avec le conflit au Nagorno-Karabakh.
Les trois chapitres suivants traitent de multiples coopérations qui lient la Turquie à la Russie et leurs limites dans les domaines de l’armement, de l’économie et de l’énergie. La formule « interdépendance asymétrique » résume bien les enjeux de ces relations, qui semblent plutôt bénéficier à la Russie et créent une dépendance progressive côté turc.
Dans sa conclusion, Isabelle Facon, notre conférencière du mois de mars 2023, ouvre le débat sur l’avenir des relations russo-turques après la guerre en Ukraine. En effet, malgré la rupture progressive entre la Turquie et l’Occident ayant fortement contribué à son rapprochement avec la Russie, la position turque sur la question ukrainienne tend à se conformer à la posture occidentale. La directrice de l’ouvrage conclut en évoquant une possible rupture entre la Russie et la Turquie. Il s’agit d’un ouvrage incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la Russie ou à la Turquie.
L.F.
« La rançon de la terreur », d’Etienne Dignat, Presses Universitaires de France, Paris, 2023, 440p, 23€.
Etienne Dignat publie sa brillante thèse de doctorat sur la négociation d’otages, fruit d’un très important travail de terrain, soutenue à Sciences-Po-Paris (CERI). Il débute cet ouvrage très original par le récit glaçant de l’exécution filmée de James Wright Foley, journaliste américain pris en otage par Daesh. Il s’intéresse dès lors à une problématique peu abordée : les prises d’otages à des fins économique ou politique, qui posent la question de la valeur d’une vie humaine aux yeux de l’Etat. En plus de détailler les deux prises de position classiques (« payer ou ne pas payer ») et leurs limites, il présente une troisième possibilité qui, d’après lui, serait la plus efficace mais reste très peu utilisée : la solution responsabilisante.
L’ouvrage est divisé en quatre parties : Payer, Refuser, Interdire et Déléguer. Selon l’auteur, le comportement d’un Etat face à une crise d’otages est révélateur de sa position vis-à-vis de ses citoyens. Dans le premier cas, lorsque l’Etat choisit de payer, il envisage une réponse solidaire mais controversée car il s’agit de céder au chantage. L’Union Européenne suit en règle générale ce précepte, fortement critiquée par ses collègues américains et britanniques.
Les Etats-Unis comme le Royaume-Uni ont une position de fermeté concernant les prises d’otages : celle de ne pas payer. L’auteur questionne ce choix qui semble radical, d’autant plus que ces Etats exercent des pressions sur les familles des victimes qui ne peuvent pas non plus payer de rançon pour sauver leurs proches, sous peine d’être accusées de financer le terrorisme. La ligne de conduite de ces Etats peut être résumée en une phrase : « on ne cède pas face au terrorisme ». Londres et Washington aspirent à une règle universelle interdisant de payer les rançons, afin de ne pas encourager les groupes armés à perpétrer de nouveau enlèvements, et ainsi de « réduire globalement l’attractivité de tous les occidentaux ».
Etienne Dignat envisage une solution responsabilisante, à laquelle les Etats sont reluctants car il s’agit de déléguer la négociation et de ce fait perdre une partie de leur monopole régalien. Responsabiliser les employeurs, en les encourageant à souscrire à une assurance telle que Kidnap & Randsom (interdite aux Etats-Unis et au Royaume-Uni), acteur privé qui prendrait en charge les frais de rançon si nécessaire. Il insiste également sur la nécessité d’anticiper en responsabilisant les voyageurs en amont de leur départ, sur les dangers qu’ils pourraient rencontrer ainsi que sur les lois en vigueur dans la région de destination. Ceux qui poursuivraient leur projet le ferait à leurs risques et périls.
En bref, cet ouvrage passionnant permet de mieux comprendre les enjeux des prises d’otages au niveau politique, économique et sécuritaire ; illustrés par de nombreux exemples, les arguments avancés par l’auteur présentent une réflexion profonde et enrichissante. A lire absolument.
L.F.
« Le chat sur la dune », du colonel Charles Michel, Lavauzelle, 2022, 294p, 25€.
Dans cet ouvrage passionnant, le colonel Charles Michel emmène le lecteur avec lui dans ses 10 années de missions au Sahel, en s’inspirant de ses contacts avec ses supérieurs et de ses échanges avec les locaux qu’il a recensés dans un journal de marche, au fil des ans. De la Mauritanie au Mali en passant par le Tchad, de l’opération Serval à l’opération Barkhane, l’auteur décrit non seulement les rouages militaires mais aussi sa vie quotidienne en tant que soldat.
Sa démarche est d’autant plus intéressante qu’elle mêle analyse géopolitique et réalité du terrain, montrant le décalage qui existe parfois entre les deux. Il dépeint avec précision les interactions et les opérations sous-jacentes auxquelles il a pris part, tout en donnant une vision globale des enjeux politiques et sécuritaires de la région.
Le colonel Michel déconstruit la perception que nous avons de la « guerre contre le terrorisme », terme qui selon lui est loin de décrire la réalité. En effet, le terrorisme n’est pas une idéologie mais un moyen d’action ; il faut donc traiter le problème à la source en se concentrant sur les « causes profondes » de l’insurrection. L’efficacité d’une opération ne se mesure pas au nombre de victimes du côté des groupes armés, mais par la perte d’influence de ces groupes sur la population.
Malgré une description élogieuse de l’armée, le colonel parvient à prendre du recul et à énoncer les limites des opérations militaires tout en suggérant des améliorations pour remédier à leurs lacunes. Il atteste néanmoins du succès des opérations Serval et Barkhane dans les missions pour lesquelles elles étaient mandatées, et entretien l’espoir (malgré la situation au Mali en 2022) que la Mission de formation de l’Union européenne au Mali puisse étendre ses missions et optimiser son efficacité, à l’heure où la présence militaire française en Afrique de l’Ouest est remise en cause. Au bilan, un témoignage précieux et un ouvrage incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la bande Sahélo-Saharienne.
L.F.
Revue Diplomatie, N°119 : « Quelle évolution du Monde ? 20 ans de diplomatie : 2003 – 2023 – 2043 » (Janvier-Février 2023), 9,80€.
Ce numéro anniversaire, dirigé par Alexis Bautzmann, marque les 20 ans de la revue Diplomatie ; en cet honneur, divers experts ont pour mission d’« analyser 20 ans passés et 20 ans à venir ». Chaque lecteur y trouvera son compte, avec pas moins de douze analyses et sept focus sur des sujets variés allant des recompositions géopolitiques en cours aux enjeux climatiques à prévoir, en passant par l’impact du progrès technologique. On peut apprécier une cartographie détaillée des zones d’influences chinoises et américaines dans l’Océan pacifique, suite à l’accord de partenariat américain avec les nations insulaires de cette région. Et pour les férus d’Histoire, un dossier consacré à la diplomatie byzantine montre la façon dont cette diplomatie a été développée, nécessitée par la position géographique particulière des byzantins à la croisée de plusieurs continents.
Anne Gadel, consultante spécialiste du Moyen-Orient, offre une analyse éclairée de la situation dans la région avec son article « L’Arabie Saoudite dans la nouvelle donne internationale ». Elle commente la dégradation des relations entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, ainsi que le rapprochement progressif des saoudiens avec l’Asie : de nombreux investissements ont été faits en Russie, alors que la Chine est maintenant le principal partenaire commercial du Golfe.
Le dossier de Cyrille Bret sur l’Union européenne au 21e siècle est également très original. La guerre en Ukraine ayant fait prendre conscience aux Etats membres de la nécessité d’une expansion des capacités de défense européennes, il y a trois scénarios envisageables à long terme : un retour à la case départ (à cause d’une omniprésence de l’OTAN rendant l’Union Européenne caduque), l’émergence d’une puissance « à part entière », ou encore un nouveau concept (avec la Communauté politique européenne comme garante de bonne communication entre membres).
Concernant l’Afrique, plusieurs articles sur le sujet alertent sur les problèmes de démocratisation qui ne pourraient qu’amplifier les phénomènes de radicalisation, coups d’Etat militaire et guerres civiles. Les rivalités concernant les ressources et richesses du territoire risquent d’empirer au fil des années. Quant à la croissance démographique exponentielle, elle peut être à la fois une opportunité de développement non-négligeable mais également un risque qui pourrait entrainer de nouvelles tensions (crise de l’eau, nécessité d’une transition alimentaire).
On ne peut que recommander ce numéro pour la diversité des sujets traités et la qualité des analyses des experts ; l’alternance entre rétrospection et prospection donne une idée précise des enjeux actuels et de leur articulation avec ceux passés comme avec ceux qui pourront vraisemblablement poser problème dans un futur proche.
L.F.