héo Nencini, L’Irak chiite parle persan, L’Harmattan, 215p, 2021, 25€.
En Irak, le meurtre du militant prodémocratie Ehab al-Ouazni par un haut responsable d’une coalition paramilitaire pro-Iran intégrée à l’Etat irakien a provoqué une onde de choc dans tout le pays. Ce dernier dénonçait en effet depuis plusieurs années les groupes armés pro-Iran dans son pays ainsi que la mainmise exercée par la République islamique. Ce fait de l’actualité internationale rappelle la proximité entre Bagdad et Téhéran et souligne la pertinence de l’ouvrage de Théo Nencini L’Irak chiite parle persan. Islamisme, milices, réseaux iraniens. Diplômé de Sciences Po Grenoble et spécialiste des questions géopolitiques et sécuritaires au Moyen-Orient, il écrit cet ouvrage à la suite d’un séjour académique à l’université de Téhéran.
Dans la préface de l’ouvrage, rédigée par Pierre Razoux, directeur académique et de la recherche de l’institut FMES, ce dernier met en avant la triple casquette de l’auteur qui lui confère la légitimité et l’expertise pour écrire un tel ouvrage. Théo Nencini est à la fois historien, politiste et analyste, ce qui lui permet de donner les clés aux lecteurs pour décrypter les liens entre les deux pays.
Cet ouvrage est composé d’une introduction d’une dizaine de pages et de deux parties scindées en trois chapitres, eux-mêmes composés de deux ou trois sous-parties. Après sa conclusion, Théo Nencini nous livre sa bibliographie très étayée ainsi qu’une chronologie des faits depuis 632 et la mort du prophète Mohammed à la suite de laquelle la division religieuse entre Sunnites et Chiites est née. Cette chronologie déroule les événements jusqu’en novembre 2020 avec l’élection de Joe Biden à la tête de l’administration américaine, ce qui permet aux lecteurs de comprendre la situation en Irak à partir de ces éléments factuels en bénéficiant d’une vision d’ensemble.
Cette étude entend retracer la genèse de l’idéologie chiite en Irak en rapport à sa relation avec l’Iran et notamment ses gouvernants. L’auteur tente de répondre à la question : quelle emprise la République islamique exerce-t-elle réellement sur le pays et sa mouvance islamiste chiite ?
Il apparaît clair à la lecture de cet ouvrage que la République islamique use de sa posture religieuse pour influencer l’Irak où la composante chiite a longtemps été écartée du roman national. Cependant, la débaasification entreprise par la coalition internationale faisant suite à la chute de Saddam Hussein a embrasé le clivage entre Chiites et Sunnites dans un pays déjà marginalisé et islamisé depuis la guerre du Golfe et l’embargo qui a par la suite pesé sur Bagdad. Cette situation a permis à l’Iran de s’imposer comme l’un des principaux acteurs de la transition politique en Irak après 2003.
Ces liens étroits entre Téhéran et Bagdad interviennent dans un contexte de polarisation du Moyen-Orient. L’Irak catalyse ainsi les dynamiques géopolitiques complexes. D’ailleurs, le pays subit encore actuellement les conséquences de la guerre Irak-Iran (1980 à 1988) et connaît depuis 2019 une nouvelle vague de revendications. Face à l’instabilité de son voisin, Téhéran a en parallèle adopté une stratégie particulière et les gouvernants iraniens font de l’Irak leur principale priorité de sécurité extérieure.
Si l’Iran a tissé des relais opérationnels dans le passé qui lui ont permis post-2003 de muer sa politique de défense régionale en un instrument intensif, la question de l’avenir des milices chiites en Irak reste en suspens et reste liée à l’avenir politique de l’Irak qui subit depuis 2019 une nouvelle vague de revendications. L’élection de Joe Biden pourrait ouvrir un nouveau cycle s’agissant des relations entre l’Iran et les Etats-Unis et donc par extension en Irak. Il est clair que la République islamique devra réfléchir à l’efficacité de sa stratégie chiite incarnée en grande partie par les milices.
SS.
Diplomatie n° 108, La Russie en Afrique, Areion Group, 98p, mars-avril 2021, 9€80.
Le numéro 108 de Diplomatie dresse un état des lieux de la présence croissante de la Russie dans le continent africain. Alexis Bautzmann explique dans l’édito que les ambitions russes en Afrique, illustrées par le sommet de Sotchi de 2019, viennent concurrencer les politiques chinoises, américaines mais surtout françaises dans le continent. Cette véritable guerre d’influence se voit notamment en ligne, où les campagnes de désinformation russes visent à saper l’influence française.
Un grand nombre de spécialistes se sont attelés à décrypter la stratégie russe et vous livrent leur expertise sur sa nouvelle influence en Afrique. Ainsi Jean Lévesque (UQAM, Canada) se pose la question des facteurs du retour russe en Afrique après 30 ans de de désengagement. Concurrent à l’influence chinoise grâce à plusieurs leviers d’influences (accords agricoles ou de coopération militaire et nucléaire, vente d’armes, investissements divers), le leadership russe tend à se développer en Afrique centrale, en parallèle de ses engagements en Afrique du Nord. Une interview de Kevin Limonier (Institut français de Géopolitique, Paris VIII) traite plus particulièrement de l’écho médiatique russe dans le continent : selon lui, il n’existe pas de grande stratégie russe en Afrique mais des actions opportunistes de la part de Moscou dans le traitement de l’actualité.
Nour Hedjazi (doctorante à l’Institut Français de géopolitique, Paris VIII), s’intéresse à la relation russo-égyptienne, qui a connu un rebond exponentiel depuis la prise de pouvoir d’al-Sissi, rebond favorisé par des liens historiques et des points de vue communs en matière de sécurité et de diplomatie, par exemple sur les dossiers syrien et libyen. Respectivement premier partenaire commercial nord-africain de Moscou et troisième partenaire commercial du Caire, les deux pays ont signé de multiples accords dans les domaines de l’énergie, de l’armement, de l’industrie, du nucléaire civil et du tourisme, que l’auteure détaille dans l’article. Chaque pays cherchant des opportunités ailleurs, leur alliance est nécessaire tant qu’elle n’est pas exclusive.
Plus au sud, Moscou continue de tenter de tirer profit de l’isolement du Soudan afin de se construire une porte d’entrée en Afrique. Thierry Vircoulon (coordinateur de l’observatoire de l’Afrique centrale et australe à l’IFRI) analyse le deal « sécurité contre ressources économiques » qui unie les deux pays dans les secteurs nucléaires et miniers, mais aussi diplomatiques. Malgré la chute d’el-Béchir, le partenariat, notamment militaire, n’a pour l’instant pas été remis en cause ; mais un éventuel rapprochement du Soudan avec l’Occident pourraient remettre en cause le partenariat stratégique lié avec Moscou. Sur cette question, vous pouvez vous reporter à l’article d’Arnaud Peyronnet que la FMES a publié récemment.
Si vous voulez également en apprendre plus sur les relations sino-pakistanaises, sur les enjeux de la présidence portugaise de l’UE ou sur les enjeux des Jeux Olympiques, lisez le « Diplomatie Mars-Avril 2021 » !
CJ.
Ardavan Amir-Aslani, Le siècle des défis – Grands enjeux géostratégiques internationaux, L’Archipel, 2021, 413 pages, 22€.
Avocat d’origine iranienne passionné de géopolitique, Ardavan Amir-Aslani enseigne à l’Ecole de guerre économique et conseille plusieurs gouvernements du Moyen-Orient. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’Iran, l’Arabie saoudite et le Pakistan, il nous livre cette fois-ci un essai dont on comprend qu’il reprend les lignes directrices de ses enseignements, constituant une « introduction aux grandes tendances géopolitiques actuelles ».
En huit parties regroupant chacune un nombre variable de chapitres, Ardavan Amir-Aslani aborde les thèmes qui lui sont chers : les nouveaux empires (Chine, Russie, Iran, Turquie), la fracture occidentale (fin du siècle américain et réveil – selon lui – de l’Europe), les enjeux du monde musulman, l’Afrique à la peine, les conflits non-résolus (Inde-Pakistan, Israël-Palestine, Corées), les guerres énergétiques et les enjeux climatiques, pour conclure par deux chapitres sur les mondes spatial et virtuel (Internet). Il explique d’emblée pourquoi l’année 2020 restera une année charnière et comment la crise sanitaire de la Covid-19 transformera durablement les équilibres géopolitiques. En avocat très attentif à la défense des libertés individuelles, il s’étonne que « les résidents de pays démocratiques aient aussi facilement choisi de sacrifier leur liberté au profit de leur sécurité, acceptant avec une déconcertante facilité d’être contrôlés par la solution numérique » (p. 26).
Le rappel du piège de Thucydide est pertinent, tout comme le constat selon lequel le conflit sunnites-chiites reste avant tout une histoire de rivalités communautaires instrumentalisée par des régimes qui en profitent au gré de leurs intérêts économiques et géopolitiques. Sur un tout autre registre, une phrase à retenir et méditer : « le monde est par nature inquiétant et imprévisible, réalité longtemps niée par deux illusions : celle qui veut qu’une croissance économique effrénée soit le meilleur chemin vers le progrès social universel ; et celle portée par le transhumanisme qui pousse jusqu’à l’absurde la nécessité de progrès et le mythe presque icarien de l’homme maître de toute chose » (p. 35).
On regrettera l’absence d’analyse sur la fragmentation actuelle de l’Europe, peut-être parce que l’auteur, convaincu que l’Union européenne va se réveiller après la crise de la Covid-19, reste un optimiste infatigable de la cause européenne. On aurait aimé également quelques développements sur l’Amérique latine, notamment sur le Brésil. On ne peut qu’apprécier en revanche la présence de quelques cartes et d’une bibliographie à jour, même si celle-ci se limite aux seuls ouvrages en langue française. Il est dommage que certains des plus brillants essais en langue anglaise n’y figurent pas, même lorsqu’ils ont été traduits en français à l’instar de ceux de Yuval Noah Harari.
Au fond, c’est beaucoup plus l’état du monde actuel que la vision du monde vers lequel nous allons que nous livre l’auteur. On ne peut pas vraiment le lui reprocher, car les éditeurs renâclent bien souvent à ce que leurs auteurs s’engagent dans des analyses prédictives qui risquent de démonétiser leur ouvrage trop rapidement. Dans ce registre, l’ouvrage de Thomas Gomart que nous avons recensé très récemment nous semble un bien meilleur viatique pour aborder la décennie qui vient, même si les analyses d’Ardavan Amir-Aslani restent précises et précieuses.
PR.
Pascal Boniface, Comprendre le monde, les relations internationales expliquées à tous, Armand Colin, avril 2021, 332 pages, 19€90.
Pour comprendre le monde, l’auteur, Pascal Boniface a tenu tout d’abord à préciser le cadre de la vie internationale. Elle s’inscrit dans un environnement mondialisé ou plus précisément globalisé qui aurait pu laisser imaginer la disparition de toute forme de frontières. Dans les faits, il n’en est rien et ces frontières cristallisent d’ailleurs les plus vives tensions géopolitiques de ce début de 21ème siècle (Haut Karabakh, Crimée, Erythrée et le Sud Soudan…). Les Etats sont et resteront donc les acteurs clés des relations internationales. Les rapports de force en sont d’ailleurs le principal déterminant. Dans cet environnement, il souligne le bilan mitigé des grandes instances, notamment les Nations unies dont la vocation universelle et multilatérale peine à s’imposer. L’auteur aborde ensuite les puissances dont le caractère est évidemment relatif et évolutif. L’Europe n’en a plus le monopole. Seuls, les Etats-Unis affirment une puissance globale au-delà des contradictions internes et de la crainte d’être déclassés. L’Asie est le nouveau centre du monde avec la montée en puissance de la Chine dont la combinaison de l’autoritarisme politique et du libéralisme économique rencontre un franc succès. Le Japon, plate-forme insubmersible de l’Amérique, reprend une place de choix en Asie alors que l’Inde reste englué dans les méandres de ses handicaps structurels. Mais c’est aussi le grand retour de la Russie sur la scène internationale. Elle l’exprime notamment dans la déclinaison de sa politique étrangère au Moyen-Orient. L’Amérique latine a fait son entrée dans ce monde globalisé avec les deux grands de cet espace, l’Argentine et le Brésil, la première victime de sa dette et le second confronté à ses problèmes intérieurs. Le continent africain fait aussi son entrée avec une croissance notoirement insuffisante pour les populations malgré un capital de matières premières intéressant. S’agissant du monde arabe, l’auteur insiste sur le ressentiment de plus en plus fort des pays arabes vis-à-vis de l’Europe et souligne la désunion qui le caractérise avec une montée en puissance de l’islamisme radical. Dans cette compréhension du monde, l’auteur s’intéresse aux défis globaux à venir. Les enjeux environnementaux, les déséquilibres économiques et démographiques avec des incidences migratoires dont l’acceptation sociale est de plus en plus difficile pour les pays d’accueil. Puis, contrairement à la fin de l’histoire emportée par un libéralisme économique faisant prévaloir la paix, les guerres résistent et même si le choc des civilisations de Samuel Huntington n’en est pas le nouveau paradigme, elles résultent le plus souvent de conflits idéologiques. Dans cet ouvrage est également abordée la prolifération. Elle reste un sujet alors que nucléaire avait révolutionné la stratégie mondiale tout en gelant la situation stratégique. Enfin, Pascal Boniface s’intéresse aux valeurs qui façonnent la marche du monde. La démocratie progresse même si quelques signaux incitent à la prudence. La responsabilité de protéger s’est imposée en lieu et place de l’ingérence antinomique de la souveraineté. La morale aussi s’impose dans les affaires internationales avec le poids croissant de la société civile de mieux en mieux informée. Les effets ne sont d’ailleurs pas toujours à la hauteur des attentes et pourraient faire regretter l’approche réaliste des relations internationales préconisées par Henry Kissinger. En conclusion, Pascal Boniface affiche un optimisme mesuré par rapport à l’édition antérieure. Le lecteur disposera, à n’en pas douter, d’une vision d’ensemble. Mais il pourra s’intéresser davantage à la combinaison des facteurs qu’ils soient économiques, environnementaux, sociétaux voire éthiques. C’est cette combinaison qui façonnera le monde de demain. Plus que tout, la volonté stratégique reste le principal déterminant. Pour s’en convaincre, et lorsqu’elle existe, elle permet de s’affirmer en tant que puissance mondiale ou régionale. La Russie et la Turquie (peu abordée) en sont l’illustrative démonstration !
PL.