Comment préparer les marins au combat naval moderne ?

Les équipages des grandes marines occidentales doivent faire face à deux caractéristiques fondamentales du combat naval moderne : une complexité technique et opérationnelle, et une âpreté liée au retour de la haute intensité et renforcée par une hybridité insidieuse.

Pour s’y confronter, les marins militaires doivent pouvoir s’appuyer sur trois piliers. Le premier est la formation initiale qui, en leur faisant prendre conscience de leurs rôles à travers des situations représentatives de leur métier, leur apportera un solide socle de compétences professionnelles. Un entraînement de plus en plus réaliste prendra le relai en faisant largement appel à la simulation pour varier les scénarios et jouer des situations dégradées. Enfin la confiance dans l’institution pour soutenir les familles et le militaire de retour du combat reste un impératif pour que le marin consente aux sacrifices de la guerre.


Les jeunes d’aujourd’hui seront les marins de demain. À l’encontre des stéréotypes d’une jeunesse “déconnectée” de la réalité, la récente étude sociologique “les jeunes et la guerre” réalisée par Anne Muxel [1] met en lumière une jeunesse plutôt patriote, disposée à s’engager et surtout consciente que la guerre, dans ses formes les plus violentes, pourra faire partie de son avenir proche. Alors que le combat naval revient sur le devant de la scène, avec de nouvelles formes et exigences, il convient de s’interroger sur les qualités du marin, acteur principal de ce combat, et sur la manière de l’y préparer. L’observatoire « Marine 2040 », piloté par la FMES, s’y est intéressé et propose dans cet article un profil du marin de demain et plusieurs axes d’efforts pour le développer.


[1] Anne Muxel, « Les jeunes et la guerre : représentations et dispositions à l’engagement », IRSEM, avril 2024.

1.     Face à la complexité et à l’âpreté du combat naval : résilience et intelligence des situations

Complexité et âpreté sont deux caractéristiques essentielles du combat naval moderne qui s’imposent à tout marin militaire.

La complexité du combat est d’abord de nature opérationnelle. La multiplicité des acteurs en mer complique l’évaluation de toute situation tactique et augmente autant les risques de se faire surprendre que ceux d’une méprise. La diversité des modes d’action possibles, s’inscrivant dans le temps long ou dans la fulgurance de l’action létale, et l’incertitude des intentions d’un adversaire, imposent au marin une intelligence des situations. Il doit être capable de distinguer, dans un flot d’informations en expansion permanente et auquel l’adversaire cherchera à lui dénier l’accès, celles qui lui permettront d’agir de manière appropriée. Il doit également être conscient des biais que la guerre d’influence des pays compétiteurs peut introduire dans son analyse de la situation.

La complexité du combat naval est également technologique. Le sous-marinier des années 1970 connaissait chaque vanne ou sectionnement de son navire parce que sa complexité globale lui restait accessible et que la survie de l’équipage pouvait en dépendre. La maîtrise technique totale et précise d’un sous-marin ou d’une frégate moderne n’est plus accessible au marin ni même à l’équipage. Le marin doit aujourd’hui accéder à une autre maîtrise, plus globale, de l’état des systèmes, de leurs performances et de la confiance qui peut leur être accordée en fonction des situations techniques et opérationnelles rencontrées. Parallèlement, ces systèmes sont de plus en plus interdépendants. L’action d’un opérateur peut, tel l’effet papillon, entraîner des réactions en chaîne non perçues avant l’action. Dès les premiers niveaux d’emploi, le marin doit donc faire preuve d’une intelligence des situations et être capable de prendre des initiatives alors qu’il était auparavant formé pour appliquer des procédures précises.

S’il est indéniablement complexe, le combat naval est également âpre, caractérisé par une fulgurance et une létalité que les technologies modernes ont renforcées. Le marin ne peut plus ignorer que ce combat redevient probable dans ses formes les plus violentes. Le risque de disparaître au combat, d’être irréversiblement blessé physiquement mais aussi psychologiquement, doit être accepté et réfléchi. Le sens que le marin donne à son engagement en est sans doute la première garantie. Mais cette acceptation en amont ne suffit pas. Le marin de demain doit être capable d’agir dans le temps du combat. La virtualisation de l’affrontement le protège dans une certaine mesure d’un stress incapacitant : avant de faire but, un missile ou une torpille n’est qu’une piste sur un écran, qu’il faut traiter avec professionnalisme. Lors d’un impact la plupart du temps destructeur, situation dont la perspective resurgit, le marin est brutalement ramené à la réalité. Dans l’hypothèse où il n’est pas lui-même mis hors de combat, il doit faire preuve de résilience et de force de caractère pour continuer à agir avec professionnalisme, alors même que son environnement immédiat témoigne de la dureté extrême du combat. La capacité à gérer son stress est ici déterminante autant pour préserver les vies et la survivabilité du navire que pour continuer le combat. Sa résilience doit faire appel à des ressources psychologiques mais aussi techniques afin de maintenir une capacité d’action en situation dégradée.

Mais l’âpreté du combat naval prend également la forme d’une hybridité permanente et insidieuse. Dans le temps de l’action navale, la maîtrise du spectre électromagnétique qui hier passait exclusivement par les systèmes du bord s’étend aujourd’hui jusqu’à l’usage des téléphones mobiles personnels. Les signaux associés, utilisés par exemple par les armées ukrainiennes pour cibler des forces russes, peuvent à la mer révéler ou confirmer la position d’un navire, où qu’il soit. À proximité des côtes et dès lors que des communications peuvent être établies, l’analyse de cette activité électromagnétique à l’aide d’une intelligence artificielle, ainsi que celle des communications interceptées, peuvent donner des indications sur l’activité prévisible du navire. Les marins doivent donc s’astreindre à une discrétion rigoureuse. À terre, dans un cadre privé, le marin a toujours été appelé à faire preuve de discrétion sur ses activités professionnelles. Dans un monde numérisé, ses indiscrétions sont à la fois plus fréquentes et plus compromettantes : plus fréquentes, car le marin a moins conscience dans ses relations virtuelles de qui accède aux informations qu’il émet ; plus compromettantes, car justement son message est plus facilement accessible aux adversaires potentiels et plus facilement combinable avec les messages de ses camarades pour élaborer une information fiable et d’intérêt opérationnel.

Même avec un comportement exemplaire, le marin militaire reste une cible de l’hybridité. Il est soumis aux opérations d’influence en tant que citoyen recevant l’information diffusée par des acteurs concurrents, mais aussi potentiellement de manière spécifique dès lors qu’il aura été identifié comme militaire et peut-être plus spécifiquement comme marin, membre de tel équipage ou acteur de telle mission. S’il n’est pas immunisé contre ces actions d’influence, il pourra douter de la légitimité de son action, du succès de l’équipage dont il fait partie, ou craindre des situations extrêmes que l’adversaire lui aura fait envisager. Il en résultera alors potentiellement un moindre engagement et une moindre efficacité au combat. Le marin peut également être ciblé à travers son environnement personnel. Il doit donc faire preuve d’une certaine résilience face à des menaces – ou a minima l’émergence d’un sentiment d’insécurité – qui pourraient peser sur ses proches. La discrétion sur sa vie privée est pour lui plus que pour d’autres une exigence de sécurité. Mais il doit également faire preuve de force morale face à toute menace de nature militaire ou terroriste qui pèserait sur son port-base où réside souvent sa famille. Faire preuve de telles qualités techniques et morales ne s’improvise pas. Pour la Marine française, trois axes prioritaires d’efforts peuvent être recommandés.

2.     Moderniser la formation initiale en adoptant une approche par les compétences

Transformer en trois à quatre mois un jeune issu de la société civile en marin apte au combat est une gageure. Pourtant, le sens de l’engagement de la jeunesse et son obligation de composer avec l’incertitude que lui propose la société tempèrent l’opposition entre mondes militaire et civil, opposition trop souvent présentée comme absolue. Mais les premières années des jeunes français les préparent peu à ce monde professionnel si exigeant.

Pour relever le défi de cette transformation, la Marine française doit faire évoluer son modèle de formation. Malgré des réformes régulières dans les décennies passées, souvent poussées par des contraintes budgétaires et un objectif de réduction du temps de formation, ce modèle reste classique et représentatif de la majorité des formations professionnelles en France : la modernisation des moyens a peu fait évoluer la relation entre des formateurs qui transmettent des connaissances et des élèves qui en sont le réceptacle passif. Ce modèle ne favorise ni la compréhension des situations professionnelles, ni la mémorisation à long terme et moins encore l’autonomie des marins en devenir.

Pour aider le marin à comprendre les situations auxquelles il sera confronté et à s’adapter à l’évolutivité du combat et des technologies, sa formation initiale doit avoir pour objectif le développement d’une culture de son métier, véritable socle sur lequel il pourra s’appuyer pour agir et progresser. Toutes les catégories de grades sont concernées. Mais l’effort doit porter en priorité sur les premiers niveaux d’emploi, ceux des matelots et de jeunes sous-officiers (officiers mariniers), afin d’améliorer leur employabilité sur les navires modernes. Ce socle doit intégrer des connaissances, des capacités et des aptitudes sur lesquelles le marin pourra s’appuyer tout au long de sa carrière, tout en l’élargissant et le renforçant au fil du temps : connaissance de l’environnement géopolitique, de la Marine et des navires ; capacité à appréhender la complexité dès les premiers niveaux d’emploi, résilience, combattivité, esprit d’équipage ; aptitude à transposer ce qu’il a appris dans des situations tactiques et techniques nouvelles, intelligence des situations et compréhension de son rôle au sein de l’équipage en fonction de ces situations. Si les éléments constitutifs de ce socle sont évoqués ici de manière générique, ils doivent bien sûr être déclinés selon le domaine d’emploi prévisible du marin – canonnier, spécialiste de la lutte sous la mer ou encore mécanicien naval – tout en lui donnant la capacité à prendre de la hauteur par rapport à ce domaine d’emploi. Ce dernier point est fondamental tant l’interdépendance des systèmes des navires et donc des spécialités des marins est forte.

Cette formation initiale doit comporter deux dimensions bien présentes dans le modèle actuel : celle de l’opérateur et du technicien, qui met en œuvre les systèmes et participe à leur maintenance, et celle du militaire, orientée vers l’aguerrissement, la préparation physique, et des activités stressantes comme la lutte contre un incendie dans un environnement clos et enfumé. Les véritables axes d’effort résident d’une part dans l’agrégation de ces dimensions pour que le jeune marin puisse se représenter le rôle qu’il devra tenir dès son premier embarquement, et d’autre part dans l’évolution de la relation entre le formateur et l’élève afin que ce dernier soit véritablement actif dans sa formation. Une véritable approche par les compétences fondée sur des situations professionnelles représentatives, plus que sur une traditionnelle logique disciplinaire, permettra d’y répondre. Adieu les QCM favorisant le bachotage ou la théorie dissociée des situations professionnelles pratiques. Le jeune marin sera formé et évalué autour des rôles qu’il devra tenir, dans des situations du navire de plus en plus complexes, qu’elles soient nominales ou dégradées. La Marine française a heureusement abordé ce virage en développant une nouvelle approche pédagogique répondant à ces objectifs et servie par un outil numérique innovant. Cette approche est fondée sur une vision générique du navire de guerre illustrée par quelques navires réels significatifs de la flotte renouvelée. Cet environnement permet au marin de se projeter dans la future vie professionnelle. Dès l’été 2024, de jeunes matelots pourront l’expérimenter. L’enjeu sera ensuite de changer d’échelle.

3.     Le réalisme de l’entraînement

Mais la formation de suffit pas. Les compétences et capacités d’adaptation qu’elle a permis de développer doivent être soumises au révélateur d’un entraînement toujours plus réaliste et exigeant. Face à l’imprévisibilité de l’adversaire, à un emploi inventif et innovant de technologies duales pour des actions offensives et au caractère hybride des engagements futurs, cet entraînement doit évoluer dans une logique déjà adoptée par la Marine française avec les exercices Polaris et plus largement par les Armées avec les exercices interarmées Orion.

La difficile maîtrise des modes de fonctionnement dégradés de systèmes de combat toujours plus sophistiqués doit faire partie des savoir-faire techniques du combat naval. La répétition d’exercices y contribue de manière déterminante. Elle peut pour cela s’appuyer sur des outils permettant de simuler l’avarie des éléments constitutifs des systèmes de combat, pour entraîner tous les maillons des chaînes de mise en œuvre aux réactions adéquates et éviter le passage brutal de l’hyper-performance à la paralysie.

Les savoir-faire tactiques doivent quant à eux être adaptés à l’ère du combat collaboratif et à la perfidie de la guerre hybride. Alors que le combat collaboratif exige une organisation du commandement très structurée, l’hybridité de la menace requiert au contraire une réactivité et une intelligence de situation qui s’accommode mal de cadres rigides. L’entraînement doit soumettre les modes d’action à l’épreuve de brusques changements de situation impliquant la décentralisation des prises de décision. Il doit également encourager les solutions innovantes pour inciter les marins français à s’appuyer eux-aussi sur des modes d’action hybrides. Il devra enfin insister sur la conception de manœuvres plaçant la force navale en situation de prendre l’ascendant et de délivrer le premier coup.

Pour préparer les marins à l’incertitude accrue des engagements futurs, l’entraînement doit par ailleurs diffuser un état d’esprit particulier. L’évolution de la place de l’opérateur dans la mise en œuvre de systèmes de combat qui s’appuient sur l’intelligence artificielle et les automatismes l’exige, ainsi que la contraction du temps du combat. La subsidiarité à tous les niveaux doit être mise à l’épreuve pour s’assurer que les échelons locaux prennent effectivement l’initiative en s’adaptant aux situations tactiques ou techniques rencontrées.

La place de la simulation doit par ailleurs être accrue afin d’assurer des conditions d’entraînement réalistes et cohérentes avec la variété des situations rencontrées au combat. Utilisée de façon combinée avec l’entrainement réel, la simulation permet de contourner la difficulté de réunir les moyens pour élargir le champ de l’entraînement et intégrer les dimensions multi-milieux et multi-champs déterminantes pour la préparation opérationnelle des forces navales.

4.     L’assurance d’un soutien fort de l’institution

Si réaliste soit-il, l’entraînement n’est pas le combat. Il permet certes d’affiner les doctrines et les techniques et de travailler sur les postures intellectuelles et la résistance physique, mais il lui manque une dimension essentielle : la prise en compte des conséquences réelles de l’action offensive adverse. La dangerosité et l’incertitude du combat ne sont pas vécues comme celles de l’entraînement. La dangerosité provient en particulier de la létalité des engagements. La confrontation du marin à cette hostilité peut être à l’origine du développement de formes de stress intense, devenant chronique et dépassant ses capacités d’adaptation. L’incertitude provient quant à elle de la volatilité des situations opérationnelles. Elle est entretenue par la complexité des conflits futurs, difficiles à appréhender, et par le recours à des modes d’action hybrides dont l’objectif est bien souvent de déstabiliser et d’entretenir la confusion sur les intentions de l’ennemi. Cette densification du brouillard de la guerre peut conduire à des questionnements individuels ou collectifs sur l’utilité de la mission et la clarté des objectifs, et dans les cas extrêmes à une remise en cause de la mission, du métier, et de l’acceptation des risques encourus.

L’entraînement permet de développer une indispensable confiance au sein de l’équipage dans la capacité des uns à prendre en charge autant que possible ceux qui seront touchés. Mais pour être efficace et consentir au risque, le marin doit également avoir une confiance forte en l’institution militaire pour le soutenir dans la durée. Sans même évoquer la prise en charge des blessures physiques, cette institution se doit de mettre en place des dispositifs adaptés pour répondre à trois objectifs : assurer la récupération physique et mentale du marin après la mission ; préparer le marin au retour en famille ; soutenir la famille pendant la mission.

La récupération du marin après la mission est facilitée par des sas du type de ceux mis en place par l’armée de Terre depuis 2009 au profit des militaires engagés sur des théâtres d’opérations. Ces sas constituent un véritable temps de transition entre deux univers opposés. En prenant en compte des dynamiques psychologiques plus larges que les seuls troubles psychiques post-traumatiques, ils favorisent le passage d’un état psychologique lié à un contexte de temps de guerre à un état psychologique lié à un contexte de temps de paix. Au combat, des liens très forts peuvent s’établir entre les individus. À l’échelle d’un équipage, l’objectif peut être de clore la mission et de l’ancrer dans le passé, par une distanciation progressive entre le marin et l’équipage sous tension de la mission. Le débriefing collectif, centré sur le vécu pendant la mission, en est alors un élément essentiel permettant de tourner la page de la mission.

Le retour serein en famille demande pour sa part une prise de conscience par le marin des mécanismes d’adaptation au combat qu’il a pu développer, dont certains sont susceptibles d’affecter significativement son comportement en privé. Un accompagnement fait de conseils favorisant la désactivation de ces mécanismes être indispensable à certains.

Enfin, spectatrices des opérations relatées par les médias, parfois isolées, les familles vivent la mission et subissent un niveau important de stress parfois destructeur. Un accompagnement psychologique des conjoints en particulier serait bienvenu pour être mis en œuvre dans le temps de la mission. Alors que le combattant est souvent peu conscient des risques psychologiques auxquels il est soumis, ce soutien à la famille est sans doute le meilleur gage de confiance que puisse lui proposer utilement l’institution militaire.

***

Face à l’âpreté et à la complexité du combat naval, la formation et l’entraînement sont donc les principales clés de l’efficacité du marin qui doit également pouvoir compter sur l’implication de l’institution dans la prise en charge des risques auxquels il est exposé. Ces clés sont également des conditions sine qua none de la fidélisation de cette précieuse ressource. Fidélisation qui reste, avec le recrutement, une des principales difficultés des marines occidentales.

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