Dr Niagalé Bagayoko, Responsable du programme Afrique de la FMES et en particulier de la formation « SHEGA ». Niagalé Bagayoko est également présidente du think-tank ASSN.
Le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont annoncé fin 2023 la création d’un nouveau cadre de coopération, l’Alliance des Etats du Sahel (AES) liant étroitement les trois pays. Ils ont par ailleurs conjointement annoncé le 28 janvier 2024 leur retrait de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), organisation dont ils étaient membres fondateurs. Ce départ concerté représente un moment charnière, aussi bien pour les trois pays concernés et pour la structure de la CEDEAO elle-même que pour ses Etats-membres. L’enjeu est non seulement celui de l’avenir de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest mais aussi fondamentalement de la reconfiguration des équilibres géopolitiques en son sein, voire plus largement avec les partenaires extérieurs au continent.
Introduction
Un an après l’annonce fracassante de leur décision de se retirer de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont officiellement quitté le 29 janvier 2025 l’organisation ouest-africaine dont ils étaient membres fondateurs. La décision des trois pays de se retirer de l’organisation ouest-africaine a été consécutive au maintien des sanctions économiques et politiques adoptées par l’organisation ouest-africaine à l’encontre du Niger après le renversement du Président Mohamed Bazoum[1], mais est aussi une réponse à la menace d’intervention militaire brandie par la CEDEAO – d’ailleurs désavouée par l’Union africaine[2]. Il est en outre important de rappeler que, loin de procéder d’une décision purement gouvernementale, cette décision de retrait relève également de la volonté de répondre aux aspirations des opinions publiques sahéliennes de plus en plus nationalistes et hostiles aux influences bilatérales et multilatérales traditionnelles[3], perçues comme aux mieux inefficaces et au pire comme néfastes.
Ce départ concerté représente un moment charnière, aussi bien pour les trois pays concernés et la CEDEAO elle-même que pour ses Etats-membres. Désormais, la géographie politique de la CEDEAO se limite aux États côtiers d’Afrique de l’Ouest tandis que les trois pays du Sahel central entendent désormais s’investir résolument au sein de l’Alliance des Etats du Sahel qu’ils ont créée dès le16 septembre 2023.

Source : African Security Sector Network (la_cedeao)
Le Traité instituant la CEDEAO a été signé en 1975 à Lagos, au Nigeria, par les chefs d’Etat et de gouvernement de la nouvelle Organisation. Il est essentiel de rappeler que les deux pères fondateurs de l’organisation, d’une part le général Gnassingbé Eyadema, Président du Togo, d’autre part, le général Yakubu Gowon, président du Nigeria, avaient accédé à la tête de leurs Etats respectifs à la faveur de coups d’état. Par ailleurs, de nombreux autres chefs d’état signataires du Traité avaient perpétré des putschs pour accéder aux plus hautes fonctions, à l’instar du Président malien Moussa Traoré, du Président du Burkina Faso Lamizana et du Président du Niger Seyni Kounché. Les autres pays membres de l’organisation étaient quant à eux gouvernés par des civils aux pratiques souvent autocratiques, à l’instar de la Côte d’Ivoire de Felix Houphouet-Boigny. Les origines de la CEDEAO sont donc en réalité prétoriennes et autoritaires. L’agenda démocratico-libéral ne faisait pas partie du projet originel de l’organisation qui se voulait prioritairement orientée vers la prospérité articulée autour de l’intégration économique de la région ouest-africaine et la libéralisation des échanges entre les Etats membres. La pression européenne – et française – pour accélérer les évolutions démocratiques et sociétales a favorisé la rupture des états sahéliens qui y ont vu un risque majeur en termes de stabilité sociale et politique.
La trajectoire politique des Etats sahéliens membres de l’organisation avait en outre été jalonnée par les coups d’Etat successifs[4] dont ceux survenus au Mali (en aout 2020 et mai 2021), au Burkina Faso (en janvier et septembre 2022), et au Niger en juillet 2023 ne sont que les derniers avatars.



Source : African Security Sector Network (histoire_politique)
En privilégiant les enjeux de stabilité et de sécurité, le retrait des trois pays du Sahel central et la montée en puissance de l’AES constituent une rupture majeure, non seulement pour l’avenir de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, mais aussi plus fondamentalement pour la reconfiguration des équilibres géopolitiques en son sein. Le modèle économique et libéral porté par la France et l’Europe laisse la place à une priorité donnée à la stabilité sociétale conservatrice, en ligne avec les postures russe, turque ou du Golfe.
La Charte du Liptako-Gourma
L’Alliance des États du Sahel (AES) repose juridiquement sur la Charte du Liptako-Gourma, adoptée le 16 septembre 2023, dont le Mali est le dépositaire officiel[5]. Ce texte consacre le droit des trois États à la légitime défense, qu’elle soit individuelle ou collective. En initiant cette alliance, les autorités actuelles du Burkina Faso, du Mali et du Niger ont exprimé leur volonté d’accroître leur souveraineté et de réaffirmer leur attachement au panafricanisme. Toutefois, au-delà de ces principes, la Charte vise avant tout à instituer un cadre sécuritaire commun aux trois nations, en mettant en place une « architecture de défense collective et d’assistance mutuelle » entre les parties signataires. L’AES se présente donc, en premier lieu, comme un pacte de défense réciproque[6]. Les membres de l’Alliance s’engagent à lutter conjointement contre le terrorisme et la criminalité organisée au sein de leur espace commun. L’un des articles les plus significatifs du texte, l’article 5, souligne également leur engagement dans la « prévention, la gestion et la résolution de toute rébellion armée ou de toute autre menace portant atteinte à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de chacun des États membres ». Cet élément est essentiel, car il marque une rupture avec la vision dominante qui faisait de la lutte contre le terrorisme la pierre angulaire des politiques sécuritaires. Or, au Mali en particulier, la priorité des régimes successifs a toujours été de contenir les mouvements autonomistes, notamment ceux du Nord revendiquant l’indépendance ou l’autonomie de l’Azawad. Cette charte réaffirme donc une posture stratégique où toute atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’un des États signataires est assimilée à une agression contre l’ensemble de l’Alliance, déclenchant un devoir d’assistance mutuelle, y compris par l’usage de la force si nécessaire, afin de restaurer la sécurité collective.
En contrepartie, les trois États s’engagent à ne pas recourir à la menace, à l’usage de la force ou à toute forme d’agression contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de l’un d’entre eux. De même, ils s’interdisent d’autoriser, sur leur sol, l’activité de groupes armés, de forces irrégulières ou de mercenaires menant des attaques contre l’un des membres de l’Alliance.
Vers une Confédération
Le 6 juillet 2024, les chefs d’État de l’Alliance des États du Sahel (AES) ont tenu leur tout premier sommet à Niamey, marqué par l’adoption d’un traité établissant une Confédération entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Cette entité, baptisée Confédération « Alliance des États du Sahel » (AES), ou simplement Confédération AES, élargit les domaines de coopération initialement centrés sur la défense et la sécurité pour y intégrer la diplomatie et le développement. Par ailleurs, les dirigeants ont convenu d’adopter une stratégie commune en matière de communication. Depuis sa fondation, l’AES s’est affirmée comme une alliance résolue à s’affranchir de l’influence de ses partenaires traditionnels[7]. Dans cette logique, la création de la Confédération AES s’inscrit dans la continuité d’un processus ayant déjà conduit au retrait des forces internationales présentes dans la région. Ce mouvement s’est manifesté par l’expulsion des troupes étrangères déployées au Mali, notamment la force française Barkhane et la Task Force européenne Takuba, évincées en 2022, suivies du départ de la MINUSMA, mission onusienne, en 2023. Le Burkina Faso a également exigé le retrait immédiat des forces françaises de l’Opération Sabre en 2023 et le Niger celui des effectifs stationnés sur son sol pourtant placés sous le commandement du chef d’état-major des forces armées nigériennes, tandis que la Force conjointe du G5 Sahel a vu son existence compromise après les départs successifs des trois États, scellant ainsi la fin de cette organisation éphémère.
La création d’une nouvelle force conjointe
L’élévation du rôle des Forces de Défense et de Sécurité des trois États, constamment mises à l’honneur pour leur courage et leur professionnalisme, constitue un axe central du discours officiel des gouvernements de l’AES. C’est dans ce cadre que, lors de la réunion des chefs d’état-major des 5 et 6 mars 2024, a été annoncée la création de la Force Conjointe des États du Sahel (FC/AES)[8]. Des opérations militaires coordonnées avaient déjà été menées par les trois armées, bien que la coopération avec le Burkina Faso reste relativement limitée en comparaison du partenariat renforcé entre le Mali et le Niger. À cet égard, le soutien nigérien a été déterminant dans la reconquête de Kidal, notamment grâce à la mise à disposition d’avions C-130 Hercules, qui ont permis le transport stratégique des troupes maliennes. Les avancées obtenues grâce à la mutualisation des capacités des trois États ont été régulièrement mises en avant par l’AES, en particulier la reprise de Kidal. Cette victoire, obtenue avec l’appui des supplétifs russes du groupe Wagner, a été remportée face aux mouvements autonomistes du nord du Mali, désormais systématiquement désignés comme terroristes par Bamako. Toutefois, ces groupes ont riposté en infligeant une sévère défaite aux Forces Armées Maliennes (FAMa) et à leurs alliés russes lors de la bataille de Tinzaouaten en juillet 2024, entraînant des pertes humaines considérables. Par ailleurs, la recrudescence d’activités de groupes armés opposés à l’État nigérien alimente les préoccupations sécuritaires au sein de l’Alliance[9]. Face à cette situation, le ministre nigérien de la Défense, le général Salifou Mody, a annoncé le 20 janvier 2025 la formation d’une « force unifiée » regroupant les trois États sahéliens. Cette nouvelle structure disposera de ses propres capacités aériennes, de ses équipements dédiés ainsi que de ses ressources en matière de renseignement. Elle sera déployée sur l’ensemble du territoire des trois pays.
Vers un élargissement de l’AES ?
L’article 11 de la Charte du Liptako-Gourma qui établit l’AES prévoit la possibilité pour d’autres États de rejoindre l’Alliance, à condition qu’ils partagent des réalités géographiques, politiques et socio-culturelles similaires et qu’ils adhèrent aux objectifs définis par l’organisation. Un temps considéré comme un candidat naturel en raison du régime militaire en place sous Mamady Doumbouya depuis son coup d’État de 2021, la Guinée a finalement pris ses distances[10], préférant se rapprocher de la CEDEAO plutôt que d’intégrer l’AES.
En revanche, d’autres États, tant en Afrique de l’Ouest qu’en Afrique centrale, pourraient être tentés d’y adhérer. Cette hypothèse a été suggérée par le ministre togolais des Affaires étrangères, mettant en avant la proximité du régime de Faure Gnassingbé avec les dirigeants des trois États de l’AES[11]. De plus, l’accès à la mer constitue un enjeu stratégique pour le Burkina Faso, le Mali et le Niger, tandis que le Togo ambitionne de renforcer l’attractivité du port de Lomé au détriment de celui de Cotonou. Un rapprochement du Togo avec l’AES, voire son intégration au sein de celle-ci[12], semble ainsi se profiler, sans pour autant entraîner son retrait de la CEDEAO, organisation fondée en partie par le père de l’actuel président togolais. En Afrique centrale, le Tchad apparaît également comme un candidat potentiel à une intégration future au sein de l’Alliance. Son rapprochement avec les dirigeants de l’AES s’explique par des affinités politiques, mais aussi par la rupture décidée par le président Mahamat Idriss Déby avec le partenariat militaire de longue date qui unissait son pays à la France[13]. Dans ce contexte, il est significatif qu’en mai 2024, un exercice militaire conjoint de grande envergure ait été organisé, impliquant les forces armées du Niger, du Mali, du Burkina Faso, du Tchad et du Togo. Cet événement témoigne d’une dynamique de coopération sécuritaire croissante entre ces États, laissant entrevoir la possibilité d’une extension future de l’AES[14].
L’avenir de l’AES : sans, avec ou à côté de la CEDEAO ?
L’incapacité des États membres de l’AES à stabiliser la situation sécuritaire au Sahel central constitue un facteur d’incertitude majeur quant à l’avenir de leur alliance[15]. Les attaques menées par des groupes djihadistes, notamment celles du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) affilié à Al-Qaïda, illustrent cette menace persistante[16]. Le 24 août 2024, une offensive meurtrière a visé des centaines de civils creusant une tranchée défensive près de Barsalogho, au nord-est de Ouagadougou. Quelques semaines plus tard, le 17 septembre, des commandos du même groupe ont frappé au cœur du Mali, attaquant l’École nationale de gendarmerie ainsi que l’aéroport international de Bamako, faisant plusieurs dizaines de victimes. Parallèlement, l’État islamique au Sahel (EIS) poursuit son avancée, notamment dans la région des trois frontières, renforçant ainsi la pression sur les États de l’AES.
En plus de ces défis sécuritaires, l’AES est confrontée aux dynamiques politiques internes propres à chacun de ses membres[17]. Si la cohésion semble relativement stable au Mali, elle demeure plus fragile au Niger et au Burkina Faso, où les rapports de force entre les figures dominantes du pouvoir restent incertains.
Toutefois, au-delà des régimes en place, une conviction s’est ancrée depuis longtemps dans l’esprit des élites sahéliennes et d’une partie de l’opinion publique : il existe un espace d’action pertinent en dehors de la CEDEAO[18]. Contrairement à une idée reçue, la création de l’AES ne résulte pas uniquement du rapprochement des régimes militaires en place, mais s’inscrit dans une continuité historique. L’existence, depuis 1970, de l’Autorité de Développement Intégré des États du Liptako-Gourma (ALG) [19] en témoigne. Centrée sur l’intégration économique des trois États, cette organisation basée à Ouagadougou avait déjà amorcé des réflexions sur une coopération approfondie[20]. De plus, en 2014, sous des gouvernements civils élus, le Burkina Faso, le Mali et le Niger avaient envisagé la mise en place d’une force d’intervention de 3 000 hommes, opérant sous l’égide du G5 Sahel. Bien que la CEDEAO ait levé, en février 2024, une grande partie de ses sanctions contre le Mali et le Niger, les trois États de l’AES ont maintenu leur décision irrévocable de quitter l’organisation avec effet immédiat. Face à cette rupture, la CEDEAO a tenté d’initier un dialogue en désignant, en juillet 2024, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye comme facilitateur, avec le soutien du président togolais Faure Gnassingbé. Des efforts diplomatiques ont suivi, impliquant le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko et son envoyé spécial pour le Sahel, Abdoulaye Bathily, qui se sont rendus dans les capitales sahéliennes pour rencontrer les chefs militaires. La CEDEAO a multiplié les gestes d’apaisement afin de retenir ces pays dans son giron[21]. Plusieurs voix au sein de l’organisation plaident pour un compromis permettant l’intégration de l’AES dans une architecture élargie. Le Nigeria, qui préside l’Autorité des chefs d’État de la CEDEAO, a notamment dépêché son chef d’état-major au Niger, en août, afin d’explorer des possibilités de coopération militaire et un éventuel retour de Niamey au sein du bloc. Le principal argument avancé pour convaincre les pays de l’AES[22] de réintégrer la CEDEAO repose sur l’importance de la libre circulation des biens et des personnes au sein de l’espace régional. Toutefois, cet argument peine à convaincre, dans la mesure où le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont toujours membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), qui leur garantit cet avantage. Seuls les échanges avec les pays de la CEDEAO n’appartenant pas à l’UEMOA sont affectés par leur retrait. Lors de leur 66e session ordinaire, le 15 décembre 2024, les chefs d’État de la CEDEAO ont dû acter officiellement le retrait du Mali, du Niger et du Burkina Faso, effectif à compter du 29 janvier 2025. Cependant, l’organisation a décidé de prolonger la mission du président Faye de six mois et de reporter l’application définitive du retrait au-delà du délai d’un an prévu par ses textes. En réponse, les États de l’AES ont rejeté cette initiative, soulignant le large soutien populaire dont bénéficie leur rupture avec la CEDEAO et affirmant qu’un retour en arrière serait politiquement impensable. Néanmoins, ils ont annoncé que les citoyens de la CEDEAO pourraient circuler sans visa au sein de l’AES, facilitant ainsi les flux économiques et humains, notamment avec les pays anglophones de la région. Face à cette crise, plusieurs scénarios se dessinent pour la CEDEAO. Un retour des trois États sahéliens au sein de l’organisation semble hautement improbable. Certains évoquent le précédent mauritanien : en 2000, la Mauritanie avait quitté la CEDEAO pour se rapprocher de l’Union du Maghreb arabe (UMA) [23], tout en maintenant des liens étroits avec l’Afrique de l’Ouest. Un autre scénario, plus tacite, est discrètement évoqué par le président béninois Patrice Talon et pourrait séduire Faure Gnassingbé : il s’agirait de réorienter la CEDEAO en abandonnant son agenda démocratico-libéral et en revenant à ses fondements économiques et commerciaux. L’évolution de la gouvernance régionale vers un modèle plus autoritaire rend cette option plausible, bien que le Sénégal, avec son attachement aux principes démocratiques, puisse s’y opposer. Ce changement ne serait pas sans rappeler les origines de la CEDEAO, dont la création, en 1975, avait été portée par des régimes militaires ou autoritaires, comme ceux du Nigeria (général Yakubu Gowon), du Togo (général Gnassingbé Eyadéma), du Mali (Moussa Traoré) ou encore du Burkina Faso (Sangoulé Lamizana). À cette époque, l’intégration régionale était avant tout économique, sans réelle considération pour la démocratie ou les droits politiques[24]. En définitive, la CEDEAO pourrait devoir réinventer son modèle en adoptant une structure plus flexible, lui permettant d’interagir avec diverses alliances régionales, dont l’AES, qui semble désormais vouée à perdurer.
De la dénonciation des alliés traditionnels à la mise en place de nouveau partenariats
L’AES se positionne explicitement depuis sa création comme une alliance mue par la détermination de se soustraire à l’influence des partenaires traditionnels de ses trois fondateurs[25] .
La France est le premier objet de la rhétorique particulièrement agressive qu’ils développent. C’est en grande partie contre l’ancienne puissance coloniale que les Etats de l’AES entendent forger leur identité stratégique. Outre le renvoi des troupes françaises ci-dessus mentionné, les trois Etats ont aussi tour à tour expulsé les ambassadeurs de France et mis un terme la coopération au développement en provenance de l’Hexagone. Cependant, la France demeure encore accusée de tous les maux par les trois régimes au pouvoir. A titre d’exemple, le 22 décembre 2024, le Collège des Chefs d’Etat de l’AES a publié un communiqué, décrivant la France comme une puissance impérialiste, qui multiplierait les stratagèmes pour enrayer la dynamique émancipatrice des Etats de l’AES avec l’appui de certains chefs d’État de la sous-région. La France est ainsi accusée d’orchestrer des actions visant à affaiblir l’AES tout en cherchant à maintenir un contrôle indirect sur ses anciennes colonies. Selon ce discours, la présence militaire française se maintiendrait en réalité sous des formes discrètes, prétextant des retraits alors qu’elle procèderait à une réorganisation stratégique, notamment au Bénin. Le financement et l’équipement logistique de groupes armés opérant dans le Bassin du lac Tchad et dans les zones frontalières du Sahel central proviendrait également de la France selon la rhétorique de l’AES
Par ailleurs, les Etats de l’AES ont suspendu ou mis fin à une grande partie de la coopération militaire ou civile avec d’autres pays occidentaux. La décision la plus spectaculaire a été celle du Niger de signifier aux Etats-Unis l’exigence de les voir se retirer des bases militaires de Niamey et d’Agadez. La rupture avec les Etats-Unis s’est cependant faite uniquement sur le plan militaire, principalement à cause des conditions posées par les Américains à la poursuite de leur présence (statut des soldats américains au Niger ; non-vente d’uranium à l’Iran en particulier). Les relations avec l’Union Européenne sont tendues, particulièrement avec le Niger. En revanche, les pays membres de l’UE cherchent pour certains à conserver une présence et des relations bilatérales avec les trois pays. Si les pays scandinaves ont mis fin à leur présence dans la zone, la Belgique[26] et l’Allemagne parviennent à maintenir leur présence, cependant amputée de tout volet militaire[27]. C’est incontestablement l’Italie[28] qui poursuit le plus aisément sa coopération civile comme militaire au Niger, sans poser de condition qui irriterait le régime, afin de pouvoir trouver avec lui des solutions à la question migratoire, alors même que le gouvernement a abrogé une loi de 2015 réprimant le trafic illicite de migrants et mis un terme à la coopération avec l’Union européenne en matière de contrôles aux frontières.[29].
En outre, les pays de l’AES sont également en rupture de ban avec certains Etats-membres de la CEDEAO. Des accusations graves ont ainsi été portées par les pays de l’AES contre certains d’entre eux, au premier rang desquels le Nigéria et le Bénin, auxquels il n’est toujours pas pardonné d’avoir voulu prendre la tête de l’intervention destinée à rétablir le Président Bazoum dans ses fonctions. Dans un communiqué du 26 décembre 2024, la CEDEAO a dû démentir fermement les accusations portées contre ses membres : la Commission a ainsi exprimé sa profonde préoccupation face aux accusations selon lesquelles le Nigéria et d’autres États membres seraient impliqués dans le parrainage du terrorisme, rappelant que ce pays joue depuis des années un rôle crucial dans le maintien de la paix et de la sécurité dans la sous-région ouest-africaine et au-delà, y compris dans le cadre de la Force Multinationale Mixte (MNJTF). Par ailleurs, les autorités béninoises ont contesté les accusations contre le Bénin, précisant que « le Bénin ne servira jamais de base arrière pour des actes de déstabilisation du Niger ».
C’est dans ce contexte tendu que les Etats de l’AES cherchent à développer ou approfondir d’autres partenariats.
Le rapprochement des pays de l’Alliance avec la Russie est celui qui a fait l’objet de l’attention la plus soutenue de la part des observateurs. Moscou, qui était déjà un fournisseur majeur d’armement aux trois pays sous les régimes civils, a accru la livraison d’équipements militaires aux régimes de l’AES. C’est au Mali que la coopération est la plus poussée, notamment grâce au déploiement d’un millier de combattants du Groupe Wagner/Africa Corps en appui des forces armées maliennes. En août 2024, les trois pays ont conjointement accusé l’Ukraine de soutenir des groupes rebelles dans le nord du Mali[30]. La Russie a également dépêché des conseillers en sécurité au Burkina Faso et au Niger.
Dans le même temps, les trois pays ont aussi renforcé leurs liens avec la Turquie. Déjà sous les régimes élus de Mahamadou Issoufou et Mohamed Bazoum, la Turquie était devenue au Niger une alternative de plus en plus importante dans les domaines économique, politique, et universitaire (à travers les bourses d’étude) ainsi que dans la construction d’infrastructures. C’est cependant dans le domaine militaire que la percée de la Turquie est la plus importante, particulièrement à travers la vente de drones Bayraktar dont se sont dotés de manière croissante les trois pays.
La présence des pays du Golfe persique au Sahel est ancienne et s’approfondit : bien entendu sur le plan religieux au Mali et au Niger (Université islamique de Say, mosquées, formation d’oulémas), mais aussi à travers la diplomatie et l’appui au développement, comme en témoigne le financement d’hôpitaux par l’Arabie saoudite, la présence du fonds Qatar charity, de l’ Islamic relief et d’autres ONG islamiques.
L’Iran est en train de s’y ajouter. Le régime au pouvoir à Niamey a ainsi été soupçonné d’avoir conclu un accord avec Téhéran, qui souhaiterait lui acheter 300 tonnes de concentré d’uranium issu des mines exploitées par le groupe français Orano à Arlit[31].
L’Inde développe des relations significatives avec le Niger depuis le milieu des années 2010 tandis que la Chine reste présente dans le pays dans plusieurs domaines, notamment le pétrole, l’uranium, les travaux publics, les matériels militaires et les structures sanitaires. Cependant, les investissements chinois sont désormais en forte baisse, et la crise du pipe-line nigéro-béninois menace gravement leurs intérêts[32].
Enfin, il convient de mentionner la reconfiguration des relations avec les pays du Maghreb, particulièrement cruciales pour les pays de l’AES. Acteur historiquement central dans la géopolitique saharo-sahélienne, l’Algérie voit aujourd’hui son rôle profondément remis en question et se trouve dans une situation de crise diplomatique ouverte avec le Mali. Bamako reproche en effet à Alger à la fois d’accueillir sur son sol l’iman salafiste Mahmoud Dicko et d’abriter le chef du GSIM (Groupe pour le Soutien à l’Islam et aux Musulmans) affilié à Al Qaida mais aussi plus fondamentalement de soutenir les groupes politico-militaires autonomistes du Septentrion malien, principalement composés de Touaregs et désormais regroupés dans le cadre du FLA (Front de Libération de l’Azawad). Le Qatar a d’ailleurs entrepris une médiation pour rapprocher les deux pays[33]. Les renvois massifs, brutaux et sans préavis, de migrants venus du Niger abandonné en plein désert à la frontière par l’Algérie ont par ailleurs fortement détérioré les relations avec le Niger[34]. La façon dont l’Algérie a toujours affirmé que la solution à la crise sahélienne était la mise en œuvre de l’Accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger a plus fondamentalement démontré sa grande difficulté à appréhender les dynamiques profondes de la crise multidimensionnelle du Sahel central, particulièrement ses ramifications au Burkina Faso.
Dans ce contexte, le Maroc apparaît comme une alternative de plus en plus séduisante aux yeux des pays sahéliens. C’est ainsi que Rabat est intervenu en médiateur pour permettre la libération des personnels français de la DGSE détenus au Burkina Faso[35]. Mais c’est surtout l’offre marocaine de désenclavement du Sahel dans le cadre de son initiative euro-atlantique[36] qui apparaît particulièrement attractive aux yeux des pays de l’AES : l’accès au littoral étant essentiel pour les trois États sahéliens, qui se sont traditionnellement plutôt tournés vers la Méditerranée ou vers le Golfe de Guinée, le Maroc s’est proposé, en partie en raison du boycott de la CEDEAO, pour leur ouvrir une nouvelle voie d’approvisionnement maritime.
Conclusion
C’est aujourd’hui une profonde reconfiguration des équilibres en son sein-même qui se produit en Afrique sahélienne et de l’Ouest[37]. Elle porte en germe la redéfinition des relations entre les Etats qui se sont employés à construire pendant cinquante ans un espace d’intégration et de sécurité collective commun dans le cadre de la CEDEAO désormais amputée. Les rapprochements croissants qui se dessinent entre d’une part, les trois Etats de l’AES, et d’autre part les deux plus solides démocraties ouest-africaines que sont le Sénégal[38] et le Ghana[39] témoignent du lien de plus en plus ténu entre nature du régime politique et coopération internationale. Par ailleurs, ces évolutions se répercutent également sur les relations avec les autres partenaires internationaux, comme en témoigne non seulement l’annonce par le Niger, le Burkina Faso puis le Mali de leur retrait de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), mais également le vent de souverainisme qui structurent désormais leurs relations avec les plus grandes des puissances étrangères : à cet égard, la renégociation par le Mali des contrats passés avec les compagnies minières canadiennes[40] et australiennes[41] investies depuis des années dans l’exploitation aurifère mais aussi les nouvelles exigences du Niger envers la Chine pour fixer des conditions extrêmement strictes à l’exploitation pétrolière[42] augurent de changements profonds dans le positionnement des Etats africains vis-à-vis des acteurs extérieurs, Occidentaux ou non./.
[1] Il est important de souligner que la dureté de ces sanctions a contrasté avec la relative souplesse des positions adoptées par la CEDEAO au lendemain des coups d’Etat survenus d’abord en Guinée puis au Burkina Faso.
[2] Niger : l’Union africaine rejette toute intervention militaire et se désolidarise de la Cedeao
[3] Bagayoko Niagalé, « Du panafricanisme à la diplomatie d’aubaine », https://www.lgdj.fr/l-heure-du-sud-9791020923554.html
[4] Voir : histoire_politique
[5] Charte du Liptako-Gourma, Alliance des États du Sahel, 2023, MJP
[6] Alliance de États du Sahel (AES) : Une ambiguïté entre les entités Sahel et Liptako-Gourma – leFaso.net
[7] https://www.aa.com.tr/fr/afrique/le-sort-des-etats-de-lalliance-du-sahel-ne-se-décidera-pas-dans-les-capitales-occidentales-abdoulaye-diop-/3262012
[8] Sahel : Bientôt une force conjointe opérationnelle de l’AES (Chefs d’Etat-Major de l’Alliance) – Agence Nigérienne de Presse ; Force conjointe AES : Un nouveau tournant dans la lutte contre le terrorisme ? – et Niger, Mali et Burkina Faso annoncent la création d’une force armée antidjihadiste
[9] Au Niger, deux rébellions revendiquent des attaques et réclament la libération du président Bazoum
[10] Guinée : Conakry tourne le dos à l’Alliance des États du Sahel
[11] Le Togo n’exclut pas de rejoindre l’Alliance des États du Sahel – Jeune Afrique
[12] Le Togo exprime sa volonté de rejoindre l’Alliance des Etats du Sahel ; Adhésion du Togo à l’Alliance des Etats du Sahel: un pari semé d’embûches
[13] Rupture entre le Tchad et la France : les causes et les conséquences pour les dynamiques de pouvoir dans le Sahel
[14] Sahel : exercice militaire « d’envergure » des armées du Niger, Mali, Burkina Faso, Tchad et du Togo . Voir aussi : Ce que disent les exercices conjoints AES/Togo/Tchad – DW – 27/05/2024 et ActuNiger | Exercice militaire « TARHANAKAL » : à Tillia, l’Armée mène des manœuvres d’envergure avec les forces de l’AES, du Tchad et du Togo – ActuNiger
[15] The Sahel: Mid-year metrics 2024
[16] Un an après sa création, quel bilan pour l’Alliance des Etats du Sahel ? | Crisis Group
[17] Quelles sont les vulnérabilités de la Confédération des États du Sahel (CES) ? – IPSA AFRIQUE
[18] Quelles sont les vulnérabilités de la Confédération des États du Sahel (CES) ? – IPSA AFRIQUE
[19] Les plans sécuritaires de l’AES sont en partie l’héritage de cette initiative qui avait alors avorté. Depuis la réforme de 2017, l’ALG intervient dans les domaines dans lesquels l’AES affirme également vouloir s’investir : 1. Agriculture, ressources animales et halieutiques ; 2. Environnement et résilience climatique ; 3. Hydraulique et énergie ; 4. Infrastructures et télécommunications, 5. Industries et mines, 6. Développement social ; 7. Coopération transfrontalière ; 8. Sécurité.
[20] Il est intéressant de noter que la Secrétaire Exécutive de l’Autorité pour le développement intégré du Liptako Gourma a été régulièrement associé aux travaux de l’AES, notamment dès la première réunion des Ministres de l’AES le 15 février 2024. Comme l’a fait également de manière très pertinente le diplomate François Oubida, il convient aussi de rappeler que la problématique du Liptako Gourma, socle sur lequel l’Alliance a été instituée, a connu trois évolutions significatives dans son histoire :
« – Initialement, elle a été mise en exergue par une mission pluridisciplinaire CEA/PNUD organisée en 1969/1970, qui ayant mesuré l’importance du potentiel en ressources minières, énergétiques, hydrauliques, agropastorales et piscicoles que regorge ladite Région, a recommandé aux trois Etats de se regrouper dans un organisme permanent pour l’exploitation en commun des énormes ressources. Cette recommandation a abouti à la signature à Ouagadougou le 03 décembre 1970, d’un protocole d’accord portant création de l’Autorité de développement Intégré de la Région du Liptako-Gourma (ALG).
– En raison de son importance stratégique pour ses Etats membres et de ses acquis, les Chefs d’Etat de l’ALG ont décidé lors d’un sommet extraordinaire tenu à Niamey le 24 novembre 2011, de sa transformation en un espace économique intégré couvrant l’ensemble des territoires des trois (3) Etats membres, soit une superficie de 2 781 200 km².Cette mutation s’est matérialisée par l’adoption d’un Traité révisé qui est entré en vigueur le 12 février 2018 et la modification du nom de la structure, appelée désormais ‘’Autorité de Développement Intégré des États du Liptako Gourma’’, quand bien-même le sigle ALG a été conservé.
– Depuis 2012 la situation sécuritaire dans les pays de l’ALG s’est progressivement dégradée au fil des années au point d’être considérée désormais comme l’épicentre de la crise sécuritaire dans le Sahel. Par voie de conséquence, la Conférence des Chefs d’Etat réunie en Session Extraordinaire le 24 janvier 2017 à Niamey a décidé d’inscrire désormais les actions de l’ALG dans le continuum ‘’Sécurité et Développement’’ ». Voir Alliance de États du Sahel (AES) : Une ambiguïté entre les entités Sahel et Liptako-Gourma – leFaso.net
[21] Rupture entre l’AES et la Cedeao : un départ en forme de faux-semblant
[22] Declaration du collège des chefs d’Etat de la Confédération des etats du sahel(AES) sur la libre Circulation, le droit de residence et d’etablissement des Ressortissants de la cedeao dans l’espace de la Confederation des Etats du sahel, 14 décembre 2024.
[23] la Mauritanie est ainsi membre de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal et du Comité inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel. Elle a par ailleurs signé des accords bilatéraux avec plusieurs pays membres, dont le Sénégal, la Côte d’Ivoire et la Guinée.En 2017, la Mauritanie a amorcé un retour vers la CEDEAO par la signature d’un accord d’association[23].Cet accord prévoit la libre circulation des marchandises entre la Mauritanie et les15 autres pays de la Communauté. Mais il ne prévoit pas la libre circulation des personnes. L’accord d’association, ratifié par le Parlement mauritanien en 2018. Pour son application effective, il doit être ratifié par les Parlements des 15 pays membres de la CEDEAO (voir Communiqué final-Accord d’Association entre la CEDEAO et la République Islamique de Mauritanie | Economic Community of West African States (ECOWAS)).
[24] africansecuritynetwork.org/HSGO/afrique_ouest.html : afrique_ouest :
[25] https://www.aa.com.tr/fr/afrique/le-sort-des-etats-de-lalliance-du-sahel-ne-se-décidera-pas-dans-les-capitales-occidentales-abdoulaye-diop-/3262012
[26] Africa Intelligence.
[27] L’aide militaire allemande a pris fin parce que l’Allemagne n’a pas obtenu les garanties qu’elle souhaitait.
[28] The evolution of Italian presence in Africa:towards an innovative policy approach? – Fondation Méditerranéenne d’Études Stratégiques
[29] Le Niger défie l’Europe sur la question migratoire
[30] Burkina Faso, Mali, Niger accuse Ukraine of supporting terrorism in Sahel
[31] L’uranium du Niger au cœur de négociations clandestines avec l’Iran
[32] Pourquoi le chinois CNPC lève le pied au Niger – Jeune Afrique
[33] Le Qatar, médiateur dans la résolution de la crise diplomatique entre l’Algérie et le Mali
[34] Nombre inégalé de migrants expulsés par l’Algérie vers le Niger en 2024, selon une ONG
[35] Burkina Faso : comment Mohammed VI a œuvré pour libérer les quatre agents de la DGSE arrêtés en décembre 2023 – l’Opinion
[36] L’Initiative royale pour l’Atlantique : une voie d’émancipation pour l’Alliance des États du Sahel ?
[38] Mali/Sénégal : Les paramètres du rapprochement militaire entre Dakar et Bamako
[39] Le Ghana nomme un envoyé spécial pour renforcer ses liens avec l’Alliance des États du Sahel
[40] Saisie de tonnes d’or au Mali : Pourquoi le pays s’en prend-il à une société minière canadienne ? – BBC News Afrique
[41] Mali : trois cadres d’une compagnie aurifère australienne arrêtés à Bamako
[42] Le Niger expulse trois dirigeants chinois de sociétés pétrolières