Décrypter pour comprendre

Petro Porochenko revisite « Pierre et le loup »

En faisant croire à l’assassinat du journaliste russe Arkadi Babtchenko, les services de sécurité ukrainiens (Служба безпеки України – SBU) ont ouvert une boîte de Pandore en donnant du corps aux multiples thèses conspirationnistes circulant sur internet. Cet évènement souligne l’extrême tension qui existe entre Kiev et Moscou, qui peut faire craindre un embrasement de l’est de l’Ukraine.

Une opération destinée à leurrer les commanditaires

Selon un communiqué publié le 30 mai 2018, le SBU aurait par cette mise en scène déjoué une tentative d’assassinat organisée par les services secrets russes. La réaction rapide des autorités moscovites, qui ont dès l’annonce de la mort du journaliste ouvert une enquête pour le « meurtre d’un citoyen russe », serait la preuve de leur implication dans cette opération destinée à « éliminer les opposants russes vivant en Ukraine et ailleurs en Europe, en premier lieu les activistes et les journalistes qui critiquent publiquement le gouvernement russe ».

Le ministère des affaires étrangères russe a effectivement communiqué très rapidement après l’annonce de la mort d’Arkadi Babtchenko, rappelant à l’occasion le nom des journalistes russes ou ukrainiens disparus, tués ou assassinés en Ukraine dans les quatre dernières années (Anatoly Klyan, Anton Voloshin, Igor Kornelyuk, Andrey Stenin, Oles Buzina, Pavel Sheremet…). Dès l’annonce de la « résurrection » du journaliste, les autorités russes ont dénoncé une « provocation » destinée à alimenter « l’hystérie » antirusse. Interrogé, le porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères n’a pas souhaité commenter « cette affaire dont nous ne connaissons pas les détails ».

La situation en Ukraine

Alors que « l’assassinat » d’Arkadi Babtchenko venait d’être annoncé[1], le Conseil de sécurité des Nations unies a tenu le 29 mai 2018 une réunion publique sur la situation en Ukraine. A cette occasion, s’exprimant au nom de la France et de l’Allemagne, François Delattre a déclaré que, loin d’un « conflit gelé », l’est de l’Ukraine était le théâtre d’affrontements quotidiens, ce que confirment les rapports réguliers du Haut-commissariat aux droits de l’homme. Dans une déclaration destinée aux « deux parties », le représentant permanent de la France a regretté l’absence d’avancée des mesures politiques et économiques que Kiev doit prendre en faveur de la tenue d’élections locales dans les régions de Donetsk et de Louhansk ou pour le paiement des retraites des ressortissants ukrainiens vivant dans les zones contrôlées par les séparatistes. À l’exception de l’échange de prisonniers pendant la période de Noël, les efforts déployés pour faire avancer les pourparlers ont connu peu de succès.

Fort d’un soutien inconditionnel de la nouvelle administration américaine, illustrée par la fourniture de missiles anti-char Javelin, Petro Porochenko tient en effet un discours belliciste, dénonçant la « politique interventionniste russe », passant rapidement sur les origines du conflit. L’annexion de la Crimée par la Russie avait été en effet suivie d’importantes manifestations contre le nouveau pouvoir dans les régions russophones de l’Est du pays (en 2010, le Donbass avait voté à 90 % pour le président Ianoukovytch), les milliers de manifestants prenant possession de dépôts d’armes et de bâtiments administratifs et policiers. Le 11 mai 2014, les « Républiques » de Donetsk et Louhansk proclamaient leur indépendance à l’issue de référendums non reconnus, y compris par la Russie. Kiev annonçait alors le lancement d’une « opération antiterroriste » (ATO) qui s’est intensifiée après l’élection de Petro Porochenko le 25 mai 2014. L’offensive menée par Kiev avait contraint la Russie à apporter son soutien militaire aux séparatistes. Alors que la loi sur la « réintégration du Donbass » votée en début d’année 2018 qualifie désormais d’occupation russe le conflit armé dans le Donbass, l’opération « anti-terroriste » depuis 2014 a donné la place depuis le 1er mai 2018 à une opération placée sous l’autorité des forces armées et destinée à « répondre à l’agression russe » et à « libérer les territoires occupés ».

Sur le plan intérieur, les groupes paramilitaires d’extrême-droite, qui constituaient le fer de lance de l’ATO, sont régulièrement pointés du doigt par Moscou pour leurs actions contre les intérêts russes. Leurs agissements impunis contre les minorités ont également conduit le Bureau du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme à appeler les autorités ukrainiennes à « agir de toute urgence pour protéger les groupes minoritaires » et « à accorder plus d’attention aux agissements des groupes d’extrême droite dans le pays qui, dans certains cas, ont même revendiqué les attaques et les actes d’intimidation ».

La Crimée

La place de la Crimée était un sujet de tensions entre l’Ukraine avec la Russie bien avant la crise de 2014, la flotte russe en mer Noire stationnant dans le port de Sébastopol, stratégique pour la Russie. La Crimée, russe depuis 1783, après la conquête du khanat de Crimée par Catherine II, avait été rattachée à l’Ukraine en 1954 sur décision de Nikita Khrouchtchev mais dans un ensemble soviétique. Déjà, lors de la dislocation de l’URSS, face à la résurgence déjà perceptible du mouvement ultranationaliste en Ukraine, la République autonome de Crimée instaurée en 1921 fut rétablie le 12 février 1991, à la suite d’un référendum. Le 17 mars 1995, dans le but d’une reprise en main, Kiev eut recours à l’intervention d’unités spéciales ukrainiennes.

En février 2014, invoquant des menaces sur les populations russophones de Crimée et la remise en cause de la loi votée en juillet 2010 conférant des facilités particulières à l’utilisation de la langue russe en Ukraine, la Russie a mené, grâce à l’infiltration de forces spéciales, une opération militaire de grande ampleur, lui permettant, de s’emparer en trois semaines de ce territoire, sans effusion de sang et d’une manière parfaitement maîtrisée : prise de contrôle, le 27 février 2014, du gouvernement et du parlement de Simféropol, organisation, le 16 mars, d’un référendum à l’issue duquel la Crimée déclare son indépendance et réclame son rattachement à la Russie, signature, le 18 mars, du traité rattachant la Crimée et la ville de Sébastopol à la Fédération de Russie.

Le 14 mars 2018, à l’occasion du quatrième anniversaire de ce référendum, et alors que Vladimir Poutine tenait une réunion publique à Sébastopol, le Department of States a publié un violent réquisitoire contre la Russie, soulignant le coût humain payé par la population de Crimée. Deux jours plus tard, au nom de, Federica Mogherini déclarait que l’Union européenne ne reconnaissait pas « l’annexion illégale de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol par la Fédération de Russie » et continuait à condamner « cette violation du droit international ». Pourtant, il est inconcevable que la Russie revienne sur cette annexion.

Proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations

Coïncidence des calendriers, les parlementaires françaises débattent d’une proposition de loi déposée par le groupe « La République en Marche et apparentés » relative à la lutte contre les fausses informations. Certes, cette proposition de loi se limite aux campagnes massives de diffusion de fausses informations destinées à modifier le cours normal du processus électoral et cible les hébergeurs, plateformes et fournisseurs d’accès à internet. Elle répond aux vœux à la presse du Président de la République, qui avait dénoncé le 3 janvier 2018 « l’irruption dans le champ médiatique des […] fake news […] et des médias qui les propagent ».

L’avis fait au nom de la commission des lois illustre ce constat par de nombreux exemples de diffusion massive de fausses informations véhiculées par des textes, photos ou vidéos truquées, lors de la dernière campagne présidentielle comme à l’occasion de l’élection présidentielle américaine de 2016 et des référendums au Royaume-Uni ou en Catalogne. Lors des auditions, la ministre de la culture, rappelant que les fausses informations n’ont pas attendues le XXIème pour être utilisées comme outil de propagande, a souligné leur viralité nouvelle, résultat de la révolution numérique, multipliant les sources d’information et accélérant la diffusion de cette information mensongère.

Petro Porochenko pourra méditer ces propos de Françoise Nyssen : « les fausses informations sont un poison lent pour nos démocraties, parce qu’elles alimentent une crise de confiance des citoyens envers leurs institutions démocratiques, les journalistes, les médias, les pouvoirs publics et les élus. Il est de plus en plus difficile de démêler le vrai du faux, ce qui fait que nos concitoyens finissent par ne plus savoir qui croire. Une information fausse finit toujours par être démentie. Mais entre-temps, le mal est fait : le doute s’est installé ».

VA(2S) Alain Christienne, directeur du centre méditerranéen des études stratégiques

[1] Le ministre des affaires étrangères ukrainien, invité à la réunion, y a indiqué que ce meurtre concordait avec « les assassinats politiques perpétrés par la Russie ».

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