Les attaques suspectes de plusieurs bâtiments marchands à proximité du détroit d’Ormuz, tout comme la saisie d’autres quelques semaines plus tard pendant l’été 2019, ont ravivé les craintes d’une potentielle fermeture par l’État iranien de cette artère stratégique[1]. En effet, et alors que l’Iran fait face à des sanctions économiques renouvelées (notamment pour l’exportation de son pétrole) suite à la profonde crise irano-américaine liée à la sortie des États-Unis du JCPOA, le régime des Mollahs a toujours indiqué qu’il ne permettrait à quiconque d’exporter du pétrole par le détroit d’Ormuz si lui-même ne pouvait pas le faire. Or, avec des forces navales littorales implantées tout au long du détroit d’Ormuz et dans le golfe arabo-persique (Bandar Abbas, Jask, Qeshm et Abu Musa), sans compter une expertise certaine pour les modes opératoires hybrides, l’Iran semble parfaitement positionné pour tenter de fermer ce détroit s’il le souhaite. Impliqué également dans la guerre civile yéménite au travers de son soutien aux rebelles houthis, le régime iranien est aussi présent à proximité du détroit de Bab el-Mandeb, 4ème détroit le plus fréquenté dans le monde[2]. Des attaques commis par les houthis contre des navires de commerce ont déjà eu lieu dans cette zone les années passées et s’inscrivent plus particulièrement dans la lutte d’influence régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Les détroits de la région sont donc une vulnérabilité majeure pour le commerce maritime mondial, toute fermeture d’un ou des deux passages pouvant précipiter l’économie mondiale dans une crise profonde et durable. Or, les méthodes éprouvées des forces navales iraniennes font de celles-ci un adversaire redoutable qui peut effectivement porter atteinte à la liberté de navigation. En outre, les puissances régionales intéressées à empêcher de tels agissements ont révélé leur incapacité à les endiguer, ouvrant alors la voie à de potentiels multiples autres incidents en cas de détérioration plus large de la situation en Iran[3].
Des moyens navals iraniens réduits mais dédiés au déni d’accès
La marine iranienne cherche à maintenir, au prix de grandes difficultés matérielles, ses capacités de haute-mer. Si elle assure depuis 2011 des déploiements anti-piraterie dans la corne de l’Afrique, les annonces régulières de déploiements lointains[4] s’apparentent plus à de la gesticulation déclaratoire qu’à de nouvelles intentions géopolitiques. La marine iranienne dispose de 7 corvettes, de 32 patrouilleurs équipés de missiles anti navires de longue portée et met surtout en ligne 29 sous-marins[5], outil classique d’une stratégie de déni d’accès. Toutefois, seuls 5 sous-marins sont capables de missions hauturières (classe Kilo), quand ceux-ci sont opérationnels… Cette arme reste cependant privilégiée par la marine iranienne comme en témoignent ses investissements dans un nouveau sous-marin côtier (type Fateh), dont le premier a été mis en service en février 2019. La flotte de surface est par contre dans un état plus précaire. L’Iran a ainsi perdu en janvier 2018 l’un de ses 2 plus grands bâtiments (le Damavand) lors d’une collision en mer Caspienne, cet incident illustrant l’état de délabrement de la flotte hauturière de l’Iran[6]. Les constructions navales iraniennes sont également marquées par d’importants défauts et des manques de moyens criants, essentiellement en raison des sanctions internationales et des faibles prix du pétrole. Le manque de capacités de défense antiaérienne limite enfin considérablement le pouvoir de nuisance de cette flotte iranienne qui pourrait être ainsi rapidement détruite en cas de déclenchement des hostilités, sauf si elle est maintenue sous couverture de la défense aérienne côtière, la limitant alors uniquement à un rôle littoral. Cette marine se déploie donc peu en dehors de ses approches (golfe d’Oman essentiellement) et effectue des exercices annuels (type Velayat), généralement consacrés à la seule protection navale du territoire national. La marine iranienne pourrait toutefois être soutenue dans ses actions par des frappes de missiles balistiques de précision (type Fateh-110 ou Khalij Fars), capables théoriquement de cibler des grosses unités occidentales naviguant en mer d’Oman, toujours dans une stratégie classique de déni d’accès. Malgré tout, isolée et manquant de moyens, la marine iranienne cherche à consolider son rôle régional et cherche pour se faire à se rapprocher de la Russie. Elle envisagerait ainsi, à terme, la conduite d’exercices bilatéraux réguliers avec la marine russe.
Des méthodes asymétriques éprouvées dans les détroits…
Composante navale des Gardiens de la Révolution, l’IRGCN est quant à elle plus spécifiquement chargée de la lutte asymétrique dans le golfe arabo-persique et, en temps de crise, du verrouillage potentiel du détroit d’Ormuz. Elle dispose dans ce cadre de multiples embarcations de faible tonnage suréquipées en missiles anti navires. Ces unités sont d’ailleurs généralement utilisées en « essaims » pour harceler et saturer les forces adverses, notamment dans les eaux resserrées des détroits[7]. Les modes d’action asymétriques préservant la discrétion et l’ambiguïté quant à une implication iranienne sont également favorisés. Ainsi, au printemps 2019 et au plus fort de tensions irano-américaines liées à la question nucléaire, 4 navires civils ont subi des actions de sabotage au mouillage de Fujeirah (Emirats Arabes Unis) tandis que 2 autres ont été endommagés par des mines-ventouses au large du sultanat d’Oman. Si l’implication de l’Iran n’a pas été clairement établie, le mode d’action reste par contre typique des procédés asymétriques iraniens. Durant l’été 2019, l’Iran a également arraisonné plusieurs navires de commerce, dont un britannique (sous un prétexte de lutte contre le trafic de pétrole), ouvrant la voie à une crise navale « hybride » mêlant considérations juridiques, commerciales et militaires….et rendant donc toute réponse forcément plus complexe. L’Iran brouillerait également ponctuellement les signaux GPS dans le golfe arabo-persique (via des systèmes installés sur l’ile d’Abu Mussa) et perturberait les communications radio, le tout afin de semer une certaine confusion dans le trafic marchand. Enfin, comme autre pan de cette crise navale « hybride », l’IRGCN envisagerait à terme de faire payer une « taxe » spéciale aux navires transitant dans le golfe arabo-persique afin que ceux-ci puissent y circuler librement et sans interférence iranienne….
Une base de projection indirecte au Yémen
Le détroit de Bab-el mandeb est également une région d’attention particulière pour les forces navales iraniennes. Cette zone est en effet une route logistique importante pour le transport d’armes et de matériels vers ses alliés tant au Yémen qu’à Gaza, en Syrie ou au Liban. Des chargements d’armes iraniennes à destination des houthis ont ainsi été interceptés à plusieurs reprises en mer d’Arabie, le Yémen étant pour l’Iran une excellente plate-forme de lancement « indirect » de missiles balistiques ou de drones armés sur l’Arabie Saoudite. Cette zone est d’ailleurs un excellent « terrain d’exercice » pour tester, via son proxy local, les modes opératoires asymétriques développés par la composante navale des Gardiens de la Révolution. L’Iran a ainsi procuré des « vedettes suicides » aux rebelles yéménites houthis qui les ont utilisées pour mener des attaques contre des bâtiments ou des ports saoudiens. En effet, les rebelles houthis continuent régulièrement de cibler (missiles balistiques, drones et vedettes suicides opérés à distance) les infrastructures pétrolières saoudiennes de la région de Jizan. Les navires saoudiens ont fait l’objet d’attaques dans le nord du détroit de Bab el Mandeb (au moins une dizaine de navires, dont 4 militaires depuis début 2017) via des tirs de missiles anti navires côtiers ou l’utilisation de « vedettes suicides ». Les houthis auraient également dispersé des mines le long des côtes occidentales du Yémen (Mokha, alHudeydah) afin de compliquer les opérations de la coalition arabe mais également de faire peser une menace tangible sur le trafic commercial. D’ailleurs, cette stratégie asymétrique de ciblage des pétroliers saoudiens dans le détroit de Bab al Mandeb a produit des effets lors de l’été 2018, la compagnie saoudiennes Aramco ayant annoncé à cette époque suspendre, pour une durée certes limitée, son trafic pétrolier à travers le détroit.
Un jeu irano-émirien déséquilibré dans les détroits
Pour protéger leurs voies maritimes et assurer un certain leadership régional dans le cadre de la coalition arabe, les EAU ont développé ces dernières années des implantations militaires avancées autour du détroit de Bab al Mandeb. Ils ont ainsi construit une base sur l’île de Périm (Mayyun), en plein milieu du détroit, qui comprend une piste d’aviation et quelques infrastructures portuaires légères permettant de soutenir au plus près les opérations émiriennes au Yémen. Les EAU disposent également d’une base aérienne et navale à Assab, en Erythrée, et pourraient en construire une autre à Berbera (Somaliland). Enfin, des pourparlers ont eu lieu en 2017 avec le gouvernement yéménite en exil pour la location pour 99 ans de l’île de Socotra. Des moyens militaires émiriens légers auraient également été déployés sur cette île. Cette présence émirienne permet de surveiller l’influence locale de l’Iran mais est aussi devenue un « outil de négociation » dans les relations officieuses des deux pays. Un certain « équilibre stratégique » serait recherché par les EAU qui ne veulent pas laisser l’Iran être le seul acteur influent des détroits. Toutefois, les pertes subies au Yémen, les incertitudes quant aux objectifs à long terme de la coalition arabe et les tensions du printemps 2019 dans le détroit d’Ormuz ont initié un retrait progressif des EAU des opérations au Yémen[8], sans remettre en cause toutefois pour l’instant son réseau d’infrastructures militaires autour du détroit de Bab el-mandeb. Dans tous les cas, les EAU maintiennent un certain dialogue avec l’Iran pour trouver des solutions de « désescalade » dans le détroit d’Ormuz (non condamnation de l’Iran lors des actions de sabotage et de minage de navires marchands, réunion entre les garde-côtes des deux pays).
Le retour des initiatives de « sécurité maritime » pour faire face aux inquiétudes…
L’activisme iranien et les incidents recensés au printemps 2019 contre le trafic commercial dans le détroit d’Ormuz ont évidemment accru le niveau d’inquiétudes de la communauté internationale. Ils ont ravivé le besoin de « sécurisation » du trafic marchand, à l’instar des années 1987/1988 lors de la guerre Iran/Irak. De fait, la marine américaine a annoncé en juin le lancement de l’opération Sentinel visant à mettre en place un système d’escortes et de surveillance des navires de commerce dans le golfe arabo-persique. Cette opération s’est doublée d’un mécanisme international de sécurité maritime (International Maritime Security Construct ou IMSC), sous leadership américain, ouvert à d’autres Etats si ceux-ci veulent s’y joindre, dans le cadre d’une coalition maritime ad hoc (Bahreïn, la Corée du Sud, l’Australie et le Royaume-Uni se sont déclarés intéressés). L’arraisonnement d’un navire britannique par l’Iran lors de l’été 2019 (en rétorsion de l’arraisonnement d’un pétrolier iranien à Gibraltar) a d’ailleurs conduit rapidement la marine britannique à déclencher une mission navale de protection de son trafic maritime commercial (opération Kipion), intégrée à la « coalition maritime » voulue dans cette zone par les Etats-Unis.
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Les capacités navales iraniennes étant limitées, la fermeture militaire d’un ou des deux détroits ne durerait probablement que quelques jours à quelques semaines, tout en signifiant certainement la destruction à terme des capacités navales de ce pays. L’utilisation par l’Iran de l’arme navale devrait donc probablement rester « hybride », afin d’éviter une responsabilité directe, et utilisée comme une « diversion » par rapport à d’autres théâtres d’opérations plus prioritaires (Syrie, Irak). Les possibilités de perturbations du trafic commercial dans les détroits, causés indirectement par les agissements iraniens, vont donc rester pérennes et osciller en fonction du tempo de la crise américanoiranienne. Les réponses potentielles à y apporter restent dans tous les cas limitées, les escortes de convois immobilisant déjà des moyens conséquents et étant en soi une reconnaissance implicite des capacités de nuisance iraniennes.
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[1] Le détroit d’Ormuz voit transiter environ 2400 pétroliers par année, soit environ 17 millions de barils de pétrole par jour, 75 % de celui-ci allant en Asie.
[2] 40 % du trafic maritime mondial dont 6,2 millions de barils de pétrole brut par jour en 2018.
[3] La menace de fermeture du détroit d’Ormuz est classiquement brandie par le régime iranien, notamment quand celui-ci est soumis à une forte pression extérieure.
[4] Notamment en Atlantique en 2019 avec une escale annoncée au Venezuela.
[5] Notamment des sous-marins de poche dotés de capacités de mouillage de mines.
[6] Il ne reste plus qu’un bâtiment de type Jamaran sur les 2 construits et ce alors que 7 étaient initialement prévus (la construction de quatre autres étant à l’arrêt).
[7] La vitesse, la mobilité, la surprise et les eaux resserrées sont favorisées par les unités de l’IRGCN pour mener leurs opérations. Le mouillage de mines est également un mode d’action favorisé. Le harcèlement des unités occidentales franchissant le détroit d’Ormuz par des vedettes rapides ou des drones est d’ailleurs récurrent et illustre toute l’attention que l’Iran porte en outre à ce détroit.
[8] Les incidents du détroit d’Ormuz, artère vitale pour l’économie des EAU, auraient eu raison de son implication au Yémen, signant peut-être la fin de la coalition arabe, ce qui était potentiellement l’état final recherché par l’Iran dans le détroit d’Ormuz…