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Le pacte AUKUS : alignement de la stratégie australienne sur la vision géopolitique américaine

Arnaud Peyronnet, FMES associate member of the Strategic Monitoring Centre for the Mediterranean and the Middle East (OS2MO).

L’annonce (17 septembre 2021) du pacte stratégique AUKUS entre l’Australie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni est l’aboutissement d’un processus de transformation de la vision stratégique australienne qui parie désormais sur le seul alignement sur les Etats-Unis pour endiguer l’activisme militaire de la Chine dans le Pacifique Ouest. Cet alignement va de pair avec l’abandon de toute autonomie en matière d’équipements militaires, Canberra préférant désormais le matériel américain, voire britannique, jugé comme un gage d’interopérabilité pour la protection américaine. Ce pacte permet également au Royaume-Uni de s’implanter de nouveau et durablement dans le Pacifique, conformément à sa stratégie post-Brexit de Global Britain, grâce à la réactivation de liens historiques avec son partenaire du Commonwealth. Il démontre enfin l’alignement britannique sur la stratégie américaine vis-à-vis de la Chine, Londres s’affichant comme le fidèle allié des Etats-Unis. Si cet alignement signifie une large perte d’autonomie stratégique de ces deux pays, il consacre une nouvelle logique de blocs dans le Pacifique Ouest, déjà théorisée par la Great Power Competition. Il fait de l’Australie un supplétif puissant des Etats-Unis dans l’ensemble du sud-est asiatique, ce qui ne peut qu’inquiéter les Etats non-alignés de cette zone (Malaisie et Indonésie) qui deviennent potentiellement, et malgré eux, le théâtre de cette compétition des deux blocs. Cette évolution majeure consacre l’ouest du Pacifique comme nouveau centre de gravité géopolitique des prochaines décennies.

Les Australiens s’alignent totalement sur les Etats-Unis

Le 17 septembre 2021, l’Australie est passée officiellement du rang d’allié à celui de partenaire stratégique des Etats-Unis via la création du pacte AUKUS (Australie, Royaume-Uni, Etats-Unis), fondé sur un programme militaire et technologique de long terme entre les trois pays[1]. Cette annonce, qui rompt de facto le contrat d’équipement de l’Australie en sous-marins de conception française, reste avant tout une initiative géostratégique visant à contrer, dans les prochaines décennies, l’activisme de la Chine dans le Pacifique. Les inquiétudes sécuritaires australiennes vis-à-vis des activités chinoises dans la région s’étaient en effet accrues. Les dénonciations des ingérences chinoises dans la vie politique australienne, l’influence de Pékin dans les universités et les accusations d’espionnage et de cyberattaques chinoises, tout comme la demande australienne d’une enquête internationale sur les origines de la pandémie Covid-19, se faisaient de plus en plus insistantes. Au plan économique, l’équipementier Huawei a été exclu du réseau 5G australien tandis que des accords conclus entre des provinces australiennes et la Chine ont été résiliés sine die par Canberra en raison de menaces contre l’intérêt national[2]. Outre ces tensions économiques, les agissements chinois en mer de Chine méridionale et vis-à-vis de Taïwan ont conduit l’Australie à raidir sa position vis-à-vis de Pékin et à se rapprocher de Taïpei. Cette perspective a été très mal vécue par le pouvoir chinois qui a répondu par média interposé « que si l’Australie participe à une guerre dans le détroit de Taiwan, la Chine devrait alors établir un plan de représailles contre l’Australie »[3].

Or, l’Australie était déjà une alliée proche des États-Unis, avec lesquels elle a co-fondé le Quad (Dialogue de sécurité quadrilatéral) qui rassemble aussi le Japon et l’Inde. Les deux pays sont également liés par l’ANZUS (Australia, New Zealand, United States Security Treaty), signé en 1951 et base du déploiement de soldats australiens en Corée, au Vietnam, en Afghanistan et en Irak, aux côtés des forces américaines. Ce pacte stratégique AUKUS n’est donc pas fondamentalement une nouveauté, même si l’Australie sera désormais plus étroitement intégrée à l’orbite américaine. Toute intervention militaire des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine impliquera probablement les forces australiennes. Si cet alignement est vu à Canberra comme un moyen de dissuader Pékin afin de l’empêcher de déclencher des actes hostiles sur son territoire[4], il constitue une perte de souveraineté importante pour ce pays qui deviendra complètement dépendant des Etats-Unis pour ses équipements militaires et ses décisions stratégiques en zone Indopacifique.

Outre l’acquisition polémique de huit sous-marins nucléaires d’attaque auprès de ses alliés du pacte AUKUS[5], l’accord prévoit l’achat de missiles de croisière[6] de type Tomahawk pour ses destroyers de type Hobart, l’acquisition de Joint Air-to-Surface Standoff Missiles (Extended Range), de Long-Range Anti-Ship Missiles (portée de 900 km) pour ses aéronefs de type F-18 et F-35 achetés ou en cours d’achat aux Etats-Unis.

Enfin, AUKUS prévoit la constitution de capacités cyber, de lutte anti sous-marine et d’intelligence artificielle communes, le développement de technologies quantiques et de missiles hypersoniques tout comme la création sur le territoire australien d’une chaîne de production de munitions de précision (projet de plus d’1 milliard de dollars). Fait notable, l’industriel américain Boeing a fait une entorse à son principe du Made in America pour la chaîne de production de son nouveau drone militaire, le Loyal Wingman, qui sera assemblé en Australie, seul client international à ce jour de ce modèle[7]. L’Australie a donc choisi résolument la voie américaine.

Le 18 octobre 2021, cette tendance de fond s’est poursuivie avec l’autorisation américaine de vente d’aéronefs de guerre électronique de type E/A-18 Growler et d’hélicoptères de type MH-60R à l’Australie, ces derniers venant en remplacement des NH-90 précédemment commandés au consortium européen NH Industries. En janvier 2021, le ministère australien de la Défense avait déjà indiqué vouloir se procurer des hélicoptères d’attaque Apache en remplacement des hélicoptères Tigre d’Airbus actuellement en service[8]. La dépendance australienne au matériel américain devient ainsi structurelle.

L’acquisition de tels moyens, adossés à un pacte de sécurité conclu avec une superpuissance mondiale, pourrait propulser l’Australie au rang de puissance géopolitique de 1er rang, véritable pivot de l’Indopacifique. Ce nouveau statut imposera à l’Australie de nouveaux défis et conduira certainement à un interventionnisme accru de sa part sur ses frontières Nord jusqu’en mer de Chine méridionale (voir carte), en appui de la politique américaine d’endiguement de Pékin. L’Australie est en effet idéalement située à la jonction du Pacifique et de l’Océan Indien. Elle constitue une barrière géophysique à l’influence chinoise et un point d’appui essentiel pour les forces américaines dans le Pacifique. Si l’activisme chinois en Asie du Sud-Est est vu depuis longtemps à Canberra comme une menace pouvant déstabiliser les pays riverains de sa frontière Nord (notamment l’Indonésie et les Philippines), il est aussi un moyen d’ancrer les Etats-Unis à la défense de son territoire.

Renforcer les moyens de défense dédiés à la frontière maritime Nord

Ces dernières années, le gouvernement australien avait mis l’accent sur l’acquisition de capacités militaires à longue portée, notamment au travers de la Defence Strategic Update de 2020 qui prévoyait l’achat de missiles, de capacités spatiales et cybernétiques[9]. Les nouveaux moyens prévus par le pacte AUKUS, notamment les sous-marins nucléaires, s’inscrivent dans ce cadre, en transformant à l’horizon 2040 les capacités de la défense australienne en forces expéditionnaires à vocation océanique.

Le continuum indopacifique est particulièrement présent depuis 2013 dans la pensée géostratégique australienne, par crainte de l’expansionnisme militaire chinois le long des routes maritimes aboutissant en Australie. Pour devenir un acteur clé de l’Indopacifique, l’Australie se devait de combler le vide stratégique actuel au nord du pays afin de ne pas le laisser à la Chine. Elle a donc entamé ces dernières années un vaste programme de développement de ses capacités navales afin de devenir un acteur maritime de 1er rang au plan régional. Ce programme d’équipement de 60 milliards d’euros englobe la construction de 12 corvettes (type OPV-80, livrables dès 2022), de 9 frégates multi-missions (livrables à partir de 2029) soutenus par deux pétroliers-ravitailleurs. En attendant, les sous-marins de type Collins et les 8 frégates de type ANZAC seront modernisés et verront leur durée de vie rallongée afin de les faire tenir jusqu’en 2027 voire 2040 pour les sous-marins. L’Australie a développé aussi ses capacités amphibies avec 2 porte-hélicoptères LHD modernes (dotés à terme de F-35B et de V-22 Osprey) et d’un LSD capables de projeter des forces dans le Pacifique et l’Océan Indien, en collaboration avec les unités de Marines américains. L’objectif est de disposer de moyens suffisants permettant d’opérer en milieu archipélagique non permissif. L’Australie va acquérir également six drones de surveillance maritime (de type MQ-4 Triton) en complément des 12 avions de patrouille maritime P-8 déjà commandés à l’industrie aéronautique américaine. La marine australienne dispose déjà de 3 destroyers modernes (type Hobart) dédiés à la lutte anti-aérienne destinés à établir un périmètre de protection A2/AD dans le nord de l’Australie.

Pour améliorer sa défense avancée, l’Australie s’est jointe aux États-Unis pour développer la base de Lombrum en Papouasie Nouvelle-Guinée avec son port en eaux profondes (île de Manus). Depuis 2017, une force navale australienne se déploie annuellement en Asie (missions Pacific Endeavour) afin de se familiariser avec l’environnement régional. Les bases de l’armée de l’air australienne sont également modernisées afin d’accueillir tant les futurs F-35 australiens que les aéronefs américains. Les Etats-Unis déploient de leur côté des troupes du corps des Marines au nord de l’Australie (Darwin) depuis 2011, les accords bilatéraux prévoyant un maximum de 2500 soldats américains dans ce secteur en cas de besoin.

Retour du Royaume-Uni dans le Pacifique

En se joignant à l’alliance stratégique AUKUS, le Royaume-Uni se renforce de façon conséquente dans le Pacifique, en complément de son implantation militaire déjà existante dans le sultanat de Bruneï[10]. L’adjonction du Royaume-Uni au pacte AUKUS consacre en effet la stratégie de Global Britain voulu par Boris Johnson depuis la sortie du royaume de l’Union Européenne, revitalisant la relation spéciale de Londres avec Washington.

Les liens britanniques avec l’Australie, fondés avant tout sur le Commonwealth et ce malgré des liens parfois distendus avec la monarchie anglaise, avaient déjà été dynamisés ces dernières années avec la vente à Canberra de 9 frégates de type 31. L’annonce d’une livraison de 8 sous-marins nucléaires à l’Australie par le pacte AUKUS pourrait prolonger cette dynamique puisqu’au moment même de cette annonce le Royaume-Uni venait de confier à son industrie nationale (BAE Systems) les études pour son futur programme de sous-marin nucléaire d’attaque[11]. Il est donc possible que le Royaume-Uni ait l’intention d’associer l’Australie au développement de ses sous-marins, s’assurant de sérieuses économies d’échelle (comme pour les frégates de type 31) de manière à garantir la survie de ce programme[12]. Londres disposerait alors à terme d’un point d’appui de 1er ordre dans l’île-continent pour rayonner dans le Pacifique, chose qui lui manquait depuis la perte de Hong-Kong.

Cette bascule de l’intérêt du Royaume-Uni pour le Pacifique s’est illustrée par la décision de Londres de baser de façon permanente une unité des Royal Marines (Littoral Response Group) et deux patrouilleurs hauturiers dans la région (juillet 2021)[13], alors même que le groupe aéronaval Queen Elizabeth venait tout juste d’y être déployé. Dès 2018, l’ancien ministre de la Défense Gavin Williamson avait annoncé que le Royaume-Uni se devait d’établir des relations plus étroites avec l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, Bruneï et le Japon[14].  La marine britannique conduit depuis l’été 2018 des patrouilles de type FONOPS[15] en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan[16], tandis qu’une de ses frégates a participé en 2019 au contrôle de l’embargo des Nations-Unies vis à vis de la Corée du Nord. De fait, la marine britannique maintient depuis l’été 2018 une quasi permanence d’unités navales en Asie.

Ce regain d’intérêt du Royaume-Uni pour le Pacifique est bien sûr à lire sous l’aune du concept de Great Power Competition entre les Etats-Unis et la Chine. En s’alignant sur les préoccupations stratégiques américaines, Londres essaye de redevenir le meilleur allié des Etats-Unis et se félicite de la revitalisation de la relation spéciale qu’elle pense avoir avec Washington. La remontée en puissance de la composante aéronavale britannique y contribue certes largement, les porte-avions britanniques devant embarquer régulièrement des appareils américains F-35B[17]. Les amiraux britanniques ont même indiqué que les porte-avions britanniques seront à terme interchangeables avec les porte-avions américains, présentant ainsi une volonté d’interopérabilité totale.

Logique de bloc et incertitudes au sein de l’ASEAN

Avec le pacte AUKUS, le Président Biden a souhaité solidifier les alliances américaines dans la zone Asie-Pacifique afin de contrer l’expansionnisme naval chinois. Cet objectif intervient peu de temps après que des études aient montré que la marine chinoise était sur le point de dépasser quantitativement la marine américaine, ce qui a été vécu comme un séisme par les stratèges américains. AUKUS consacre ainsi une logique de blocs dans un contexte de nouvelle guerre froide entre les deux superpuissances mondiales, illustrée par la livraison inédite de bâtiments à propulsion nucléaire à un Etat tiers. AUKUS devient ainsi le centre de gravité géopolitique de la dissuasion militaire régionale vis-à-vis de Pékin. Canberra pourrait être un allié de choix de Washington sur le flanc Sud d’une opération américaine consistant à défendre voire reprendre Taïwan. Taïpei s’est d’ailleurs félicité de ce pacte à un moment où les tensions avec la Chine connaissaient une nouvelle acuité[18].

Le porte-parole de la diplomatie chinoise a quant à lui dénoncé un achat « extrêmement irresponsable » qui intensifie «la course aux armements » et sape « gravement la paix et la stabilité régionales »[19]. Le quotidien chinois Global Times amentionné les risques de course à l’armement dans le Pacifique, tout en précisant que « les soldats australiens seraient les premiers à être tués » en cas de contre-attaque chinoise[20]. Mais le théâtre d’un potentiel affrontement militaire reste l’arc archipélagique de l’Asie du Sud et notamment la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines.

La Malaisie a exprimé ses inquiétudes après l’annonce de ce nouveau pacte, disant redouter une course à l’armement dans la région dans laquelle le pays ne voulait pas être entraîné[21]. L’Indonésie s’est déclarée profondément « préoccupée par la poursuite de la course aux armements et la projection de puissance dans la région » ainsi que par le climat de tensions persistantes[22]. L’accord déplait tout autant à la Nouvelle-Zélande qui rejette depuis 1985 toute utilisation de combustible nucléaire, déclarant que les futurs sous-marins de son voisin australien ne seraient pas les bienvenus. Seules les Philippines se sont félicitées de ce pacte qui permettra, selon son ministre des Affaires étrangères[23], d’équilibrer le rapport de forces en mer de Chine méridionale grâce aux nouvelles capacités de projection australiennes qui pourront intervenir rapidement en attendant l’arrivée de renforts américains.

La plupart des pays de l’ASEAN, qui chérissent leur centralité et leur non alignement, sont ainsi mal à l’aise vis-à-vis de ce nouveau pacte anglo-saxon. Outre le fait d’avoir à choisir un camp dans cette logique de blocs et d’être potentiellement l’épicentre d’un conflit entre grandes puissances[24], ces pays se retrouvent technologiquement déclassés. De fait, la Corée du Sud, qui développe un sous-marin lanceur de missiles de croisière, pourrait, elle aussi, être tentée par une propulsion nucléaire[25] fournie par l’allié américain, à l’instar de Canberra. La Chine pourrait être tentée de disséminer cette technologie à ses alliés tout en augmentant drastiquement le nombre de ses propres sous-marins nucléaires d’attaque dans la région. La possibilité de voir l’océan Pacifique et l’océan Indien sillonnés par des sous-marins nucléaires de différentes puissances devient désormais bien réelle.

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Le pacte AUKUS représente donc une véritable rupture géopolitique qui fait rentrer l’Ouest du Pacifique dans une logique d’affrontements de blocs qui n’avait plus été observée depuis la chute de l’Union Soviétique. L’alignement sur la politique américaine fait de l’Australie un Etat pivot de l’Indopacifique, à même d’assurer, via ses futures nouvelles capacités de projection, la sécurisation du trafic maritime civil et militaire tout en demeurant une base arrière majeure de l’effort américain vis-à-vis de la Chine.

Le pacte AUKUS : alignement de la stratégie australienne sur la vision géopolitique américaine    

Arnaud Peyronnet

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