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- Date de création 27 mars 2018
- Dernière mise à jour 24 octobre 2018
"La Revue stratégique remise au président de la République le 13 octobre 2017 dresse un bilan clinique de l’état du monde et des menaces qui pèsent sur notre pays. Le monde qu’elle dépeint est, selon les mots de M. Arnaud Danjean devant la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, « celui d’un système international durablement instable et incertain ». Incertain d’abord, en raison notamment de l’affaiblissement des garde-fous multilatéraux incarnés par le Conseil de sécurité des Nations unies, dont la légitimité est de plus en plus contestée tant par ses membres permanents – on pensera à la Chine, la Russie comme aux États-Unis – que par les nouvelles puissances émergentes. Instable ensuite, du fait de la simultanéité des crises, de la soudaineté de leur irruption et de la dispersion des menaces. Du terrorisme djihadiste qui se déploie depuis le Levant et le Sahel, et frappe indifféremment de l’Asie au Bataclan, à la résurgence des États puissances, les sources de déséquilibres sont multiples, diffuses et changeantes. La dégradation du contexte international et la remise en cause de l’ordre établi depuis la fin de la Guerre froide s’accompagnent d’un renforcement des stratégies de déni d’accès, maritimes, aériennes, terrestres, numériques et exo-atmosphériques, qui contraignent les capacités d’intervention des habituels garants de la sécurité internationale.
En somme, comme l’indiquait devant la commission le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, lors de son audition du 4 octobre 2017, « les lignes qui, depuis 1989, dessinaient les contours du monde se sont brouillées sous l’effet combiné de trois facteurs principaux » : le retour du recours à la violence comme mode légitimé de régulation des conflits, la persistance de la mise à l’écart d’une large partie du monde de la croissance et de l’amélioration des modes de vie, le durcissement de la menace terroriste djihadiste.
La France se trouve au cœur de ces enjeux. Frappée dans sa chair par la vague d’attentats survenus sur le territoire national depuis 2015, notre pays a été directement attaqué. La proximité historique de la France avec le continent africain nous a conduits à intervenir pour combler les vulnérabilités de la bande sahélo-saharienne, en agissant directement pour lutter contre les groupes terroristes et, plus largement, les groupuscules qui menacent la stabilité des pays de la zone. Membre fondateur et pilier de l’Union européenne, notre pays ne peut détourner le regard face à la déstabilisation du flanc Est de l’Europe marquée, au-delà de l’annexion de la Crimée par la Russie, par la fragilisation des États voisins de l’Europe. Plus globalement, les pressions démographiques et migratoires, les dérèglements climatiques et les risques sanitaires comme les rivalités énergétiques qu’ils font naître constituent autant de lignes de fractures à même de créer de nouvelles tensions ou de les renforcer.
C’est dans ce contexte que la France se doit « de tenir son rang dans un ordre mondial profondément bousculé » selon les mots du président de la République dans son discours d’ouverture de la conférence des ambassadeurs de l’été dernier. La France tient déjà son rang et nul ne remet en cause la pertinence de l’engagement des forces françaises dans ce monde qui se fissure.
Il est néanmoins vrai que les hypothèses sur lesquelles a été bâtie la précédente loi de programmation militaire ont rapidement et durablement été dépassées. Que l’on y pense un instant : depuis la promulgation de la loi de programmation militaire 2014-2019, le 18 décembre 2013, l’opération Serval débutée en janvier 2013 et centrée sur le Mali a mué en opération Barkhane, conduite à l’échelle du Sahel en son entier, tandis que l’opération Sangaris en Centrafrique a été lancée puis clôturée trois ans plus tard et que les forces françaises se sont déployées dans la zone irako-syrienne depuis les Émirats arabes unis, la Jordanie et le groupe aéronaval dans le cadre de l’opération Chammal, déclenchée en septembre 2014. Dans les deux années qui ont suivi la promulgation de la programmation militaire 2014-2019, le Parlement a par trois fois été amené à se prononcer sur la prolongation de l’engagement des troupes en opérations extérieures sur le fondement de l’article 35 de la Constitution.
À ces interventions sur des théâtres extérieurs s’est ajoutée une présence renforcée sur le territoire national, dans le cadre de l’opération Sentinelle déclenchée le 12 janvier 2015, au lendemain des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, et confortée après ceux du 13 novembre 2015. Dans le même temps, la France a confirmé sa participation aux mesures de réassurance prises dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Le niveau d’engagement inédit et imprévu des forces françaises s’est d’abord traduit par un dépassement des contrats opérationnels. Lors de son audition devant la commission de la Défense, le général Lecointre estimait ainsi« que ce dépassement est de 30 % depuis maintenant une dizaine d’années ». À titre d’exemple, les forces navales restent présentes sur par moins de cinq théâtres quand le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, fondement de la programmation actuelle, n’en avait envisagé qu’« un ou deux ». Concernant l’armée de l’air, près de 35 appareils sont engagés en moyenne, soit 25 % de plus que les prévisions issues du Livre blanc, tandis que le nombre d’heures de vol et de munitions délivrées est bien supérieur aux hypothèses retenues dans la LPM. En 2016, 50 % des rotations des unités de l’armée de terre dans les centres d’entraînement ont quant à elles été annulées du fait du suremploi lié à l’opération Sentinelle. Le dépassement des contrats opérationnels traduit un niveau inédit de nos engagements, qui s’étalent dans le temps et s’opèrent bien simultanément.
En conséquence, l’outil militaire s’est érodé plus fortement qu’il n’avait été envisagé. Cette usure n’est d’ailleurs pas le simple fait de l’intensité de nos interventions ; elle s’explique aussi par la perte de certains paris de la loi de programmation militaire précédente portant sur la prolongation de certains matériels. À ce titre, mentionnons par exemple, pour l’armée de l’air, les avions ravitailleurs et la flotte de transport tactique, pour la marine, la flotte logistique ou, pour l’armée de terre, les blindés médians. Au-delà, les déflations d’effectifs programmées étaient trop ambitieuses et brutales pour ne pas déstabiliser notre modèle d’armée.
Les travaux de la commission de la Défense sous la précédente législature et au cours des premiers mois de la XVe législature ont d’ailleurs mis en lumière certaines de ces fragilités.
En premier lieu, la « manœuvre ressources humaines », dont la loi de programmation militaire pour les années 2014-2019 prévoyait la poursuite, a affaibli les capacités opérationnelles de nos armées. Dès le mois de mai 2015, un rapport d’information de la commission de la Défense consacré à cette question a pointé le caractère trop ambitieux de cette opération, relevant que même la révision des cibles de déflations décidée en cours de programmation était certes « nécessaire mais pas suffisante ». En parallèle, la commission s’est montrée vigilante s’agissant du quotidien du soldat, en suivant de manière constante la mise en œuvre des actions palliatives initiées face au « scandale Louvois », ainsi qu’en étudiant les modalités de prise en charge des blessés et, plus récemment, l’environnement social des militaires afin de penser l’accompagnement social de demain.
En deuxième lieu, la commission s’est attachée à étudier les conséquences du rythme des opérations extérieures sur le maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels. Le rapport d’information présenté en décembre 2015 sur cette question a souligné combien, pour les matériels, les « théâtres d’engagement s’avèrent beaucoup plus “abrasifs” que les théâtres précédents. Ceci tient, d’une part aux conditions climatiques, géographiques, géologiques et opérationnelles extrêmes auxquelles sont soumis les hommes et les matériels (surintensité) et, d’autre part, à l’utilisation des matériels au-delà de leur potentiel « normal », c’est-à-dire dans des conditions opérationnelles similaires à celles constatées en métropole (suractivité). » La décision de porter l’effort sur les opérations extérieures afin de garantir notre capacité d’intervention s’est faite au détriment des forces et des équipements non projetés, qui supportent l’érosion prématurée des matériels et leur immobilisation pour des raisons de maintenance, de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps. Or, la disponibilité des matériels en métropole est la clef de la préparation opérationnelle et de l’entraînement, indispensables pour garantir notre capacité opérationnelle.
En troisième lieu, la commission s’est aussi penchée sur l’autonomie de notre base industrielle et technologique de défense (BITD), en étudiant par exemple l’état de la filière munitions. Dans leur rapport remis en décembre 2015, les rapporteurs ont montré combien « l’approvisionnement en munitions reposait ainsi sur un fragile équilibre entre les besoins estimés des armées pour répondre à différents niveaux d’engagement, les capacités industrielles et les ressources financières ». Au terme de leurs travaux, ils avaient pointé quelques segments nécessitant la plus grande vigilance.
En quatrième lieu, enfin, la commission a étudié la cohérence de notre dispositif militaire, en s’intéressant notamment à l’évolution du dispositif français en Afrique. À ce sujet, le rapport d’information présenté à la commission en juillet 2014 avait montré les limites des capacités d’interventions des forces françaises dans les crises africaines. Alors que la commission avait alerté quant aux risques de perdre l’avantage acquis en 2013 grâce à l’opération Serval, force est de constater que la situation politique actuelle au Mali n’est pas des plus rassurantes.
Certes, l’actualisation de la loi de programmation militaire par la loi du 28 juillet 2015 a permis de corriger certaines des erreurs d’appréciation, et surtout de tirer les conséquences des bouleversements du contexte sécuritaire survenus entre-temps. Indirectement, elle a en partie confirmé les constats des parlementaires. Ainsi, elle a permis de rehausser de 3,8 milliards d’euros les ressources mobilisées en direction de la défense sur la période 2015-2019 par rapport à la trajectoire initiale. La mise sur pied de l’opération Sentinelle, l’atténuation des déflations d’effectifs, l’accroissement financier en faveur de la régénération des matériels et l’accélération de certains programmes jugés critiques, notamment en matière de projection tactique, ont ainsi été permises. De plus, bien que n’ayant pas donné lieu à une traduction programmatique, le conseil de défense du 6 avril 2016 a confirmé ces nouvelles orientations, en entérinant les décisions du président de la République, M. François Hollande, prises au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 : arrêt des déflations de personnels ; mobilisation de 3 000 postes au profit de la chaîne opérationnelle, du renseignement et de la cyberdéfense ; effort en faveur du fonctionnement et des infrastructures nécessaires à l’accompagnement de ces mesures relatives aux effectifs ; effort financier sur le plan capacitaire, avec une priorité donnée aux munitions, à la mobilité des unités déployées sur le territoire national ainsi qu’à la protection des emprises de la défense ; amélioration de la condition du personnel.
Il était néanmoins indispensable de consentir un effort plus soutenu. Dès son accession à la présidence de la République, M. Emmanuel Macron a confirmé son souhait de voir l’effort de la Nation en faveur de la Défense porté à 2 % du produit intérieur brut.
Conformément aux recommandations de la Revue stratégique et à la volonté du président de la République, le projet de loi de programmation militaire poursuit donc deux objectifs principaux. D’abord, réparer, car le temps de la reconstruction de nos armées est venu. Ensuite, préparer l’avenir de nos forces, en déployant une « Ambition 2030 » et en adaptant les contrats opérationnels à la hauteur de celle-ci. Pour ce faire, le projet de loi de programmation militaire est organisé autour de quatre axes prioritaires : les conditions de vie des militaires et d’exercice du métier ainsi que les effectifs ; la modernisation des capacités opérationnelles ; la garantie de notre autonomie stratégique et le renforcement des actions de coopération ; le soutien à l’innovation.
L’effort budgétaire de la Nation en matière de défense est inédit, et rompt avec des années de « bricolage » et de renoncements dans l’espoir de percevoir les « dividendes de la paix ». En 2025, la France consacrera bien 2 % de son produit intérieur brut à la Défense. Cela représente 198 milliards d’euros d’investissement pour la période 2019-2023, soit une hausse du budget annuel de 1,7 milliard d’euros par an jusqu’en 2022, avant un bond à trois milliards d’euros par an à compter de 2023.
De manière plus précise, 6 000 postes seront ouverts d’ici 2025, dont la moitié entre 2019 et 2023, afin de compenser certains effets des déflations passées et de surtout répondre aux nouveaux besoins. De plus, près de 400 millions d’euros seront investis chaque année pour les « petits » équipements qui font parfois cruellement défaut sur le terrain et dont l’absence affecte le moral de nos soldats. Enfin, dans la foulée de l’annonce du plan Familles, 530 millions d’euros seront consacrés au financement de l’amélioration des conditions de vie des militaires et de leurs familles. S’agissant des moyens, 112,5 milliards d’euros seront consacrés d’ici 2023 à des programmes d’équipements, dont plus du tiers seront conduits dans le cadre de partenariats européens. Enfin, pour préparer le renouveau des forces armées au-delà de 2030, les crédits consacrés aux études amont et à l’innovation seront fortement accrus.
L’examen du projet de loi de programmation militaire constitue, à intervalles réguliers, un moment fort de la vie de la Nation. Ce texte fixe les grandes orientations stratégiques de la France à court, moyen et long terme, et décline les grands programmes, en matière d’effectifs comme d’équipements, qui seront conduits au cours des prochaines années afin d’assurer la permanence de notre autonomie stratégique, notre indépendance et de garantir la capacité à protéger la France et les Français. Au-delà de ces grandes trajectoires définies pour l’essentiel par le rapport annexé, le projet de loi comprend une série de mesures touchant au statut des personnels, adaptant notre droit à des enjeux sans cesse mouvants comme le renseignement ou la cyberdéfense, ou modernisant les dispositions relatives au monde combattant.
Pour préparer ces débats, la commission de la Défense a conduit de très nombreuses auditions dont les comptes rendus sont tous accessibles sur le site internet de l’Assemblée nationale et dans le second tome du présent rapport. Au total, la commission a conduit en trois semaines 26 auditions ayant permis d’entendre les autorités politiques, les chefs d’état-major, les responsables des services du ministère des Armées et des représentants des personnels, ainsi que des acteurs industriels. Le rapporteur tient particulièrement à saluer la disponibilité de Mme Florence Parly, ministre des Armées, qui a ouvert et clos ce cycle intense. De son côté, il a également mené de très nombreux entretiens permettant d’approfondir certains points évoqués en commission. Par ailleurs, la commission a pu s’appuyer sur les conclusions d’une mission d’information portant sur l’exécution de la précédente loi de programmation militaire, confiée à MM. François André et Joaquim Pueyo, ainsi que sur les travaux des rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2018. Ces travaux de contrôle et d’évaluation étaient indispensables pour permettre au Parlement d’aborder sereinement et de manière éclairée l’examen de ce projet de loi.
La programmation militaire proposée pour 2019-2025 et l’Ambition opérationnelle pour 2030 sont à la hauteur des enjeux. La France continuera de disposer d’un modèle d’armée complet, cohérent et équilibré, à même de protéger sa population, de défendre ses intérêts et d’assumer ses responsabilités internationales. Elle met l’accent sur la réparation du présent et la construction de l’avenir, via la modernisation des moyens à disposition de nos forces. De plus, elle appelle au renforcement de la coopération européenne en vue de l’affermissement d’une certaine idée de l’Europe de la Défense.
Surtout, la programmation militaire proposée est construite « à hauteur d’homme ». En cela, elle traduit le souci constant de placer les femmes et les hommes de nos armées au cœur des priorités, eux dont « l’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême ». Depuis le 1er janvier 2013, 37 militaires français ont ainsi perdu la vie en opérations extérieures. Aujourd’hui, le lien entre la Nation et son armée s’est retissé, et alors que l’opération Sentinelle a rendu plus visibles les militaires sur le territoire national, les Français sont attachés aux moyens alloués à leurs armées. Comment imaginer en effet que l’ombre des attentats qui ont frappé notre pays ne plane pas sur l’Hémicycle lorsque, dans quelques jours, nous aurons à nous prononcer sur ce projet de loi ? Pour la première fois depuis longtemps, le débat sur la programmation militaire dépasse donc le cercle des spécialistes, et c’est sous le regard vigilant de l’ensemble du pays que les parlementaires sont appelés à débattre et à se prononcer. Il est de notre responsabilité d’être à la hauteur de leurs attentes et, avant tout, d’être aussi dignes que le sont nos soldats qui chaque jour sont prêts à mourir pour défendre la patrie.